L'illusion des fusions dans le secteur public

jeudi 5 avril 2012

Depuis cinq ans la réforme de l’Etat a été conduite autour de la Révision générale des politiques publiques (RGPP). L’idée maitresse en est simple : transposer au secteur public les méthodes de management technocratiques des grands oligopoles privés et multiplier les réformes et les fusions de structure. Cette transposition se fait au fantastique bénéfice des grands cabinets internationaux qui ont bénéficié de marchés publics à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros et pour le plus grand trouble des administrations prises dans un tourbillon brownien de changement de structures contribuant à leur faire perdre le sens de leur mission. Bon connaisseur de la chose publique, Roland Hureaux fait le point.

Polémia.

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Une désorganisation coûteuse

Rien n’illustre mieux les impasses de la réforme de l’Etat telle qu’elle est conduite en France depuis une quinzaine d’années (disons depuis le rapport Picq) que les mésaventures du Pôle emploi, issu de la fusion de l’ANPE et des ASSEDIC. Additionnés, ces deux services comprenaient 39 000 emplois ; fusionnés dans le Pôle emploi, ils en comptent 10 000 de plus. Le personnel bénéficie à la fois de la stabilité de celui de l’ANPE et des meilleures rémunérations de celui des ASSEDIC qui avait un statut privé. Pour une efficacité accrue ? Que non. La plus grande confusion y règne.

La fusion de directions ou d’organismes aux missions apparemment voisines (mais en réalité très différentes) est une des lignes directrices majeures de la réforme de l’Etat. Sans le dire, elle s’inspire du secteur privé : on fait des « fusions-acquisitions » avec l’arrière-pensée qu’on fera des économies d’échelle.

En économie publique, la dimension n’entraîne pas la productivité

Or il est une grande loi, trop souvent méconnue, de l’économie publique : la dimension n’y entraîne pas des gains de productivité, au contraire.

Augmentation du coût global, désordre et souvent démotivation des agents : tel est, la plupart du temps, le résultat de la politique de fusion.

Ainsi la fusion des services des impôts et ceux du trésor : déjà très favorisés par rapport aux autres fonctionnaires, leurs agents le seront encore davantage. La vérité est que, ne voulant pas se déjuger face aux résistances, l’Etat a « acheté » le consentement des services en les arrosant de primes. La Cour des comptes a relevé que ces augmentations dépassaient les économies escomptées de l’opération.

Police et gendarmerie, si elles n’ont pas encore fusionné, ont été rapprochées. Il faut s’attendre à ce que leurs avantages, qui sont différents d’un corps à l’autre, soient alignés sur le « mieux-disant ». C’est déjà commencé avec la multiplication des emplois supérieurs dans la police en tenue et la réduction des horaires dans la gendarmerie.

A plus petite échelle, au 1er janvier 2010, la Cité des Sciences et le Palais de la découverte, qui ont des missions analogues, ont fusionné. Les avantages du personnel de la Cité étant sensiblement supérieurs à celui du Palais, le statut du personnel du second a été aligné sur celui de la première : le coût de cet alignement dépasse très largement celui des deux ou trois emplois de direction qu’on aura ainsi économisés.

Des fusions qui coûtent cher et démobilisent le personnel

Non seulement ces fusions coûtent cher mais elles démobilisent les personnels. Voyant leur spécificité et leur culture propre déniées, ils perdent en motivation, d’autant que, la logique de l’opération conduit à substituer à la fierté de corps, jugée à tort archaïque, selon la méthode anglo-saxonne, l’attrait de la prime, à partir de résultats chiffrés aussi manipulables que fallacieux.

Dans certains cas on ajoute un échelon fédératif coûteux aux administrations existantes : ainsi les agences régionales de santé.

Et ne parlons pas de la volonté sournoise de fusionner nos 36 671 communes qui anime la plupart des lois votées depuis vingt ans et qui est supposée, dans son principe, faire des économies : elle a abouti, tout au contraire, au recrutement de plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires supplémentaires !

Il se peut que les dégâts les plus importants aient été commis dans les préfectures et autres services locaux de l’Etat. Au nom de l’idée fausse qu’un préfet devait, comme un chef d’entreprise, se reposer sur une équipe de 5 ou 6 grands directeurs (au lieu de la vingtaine existant jusque-là), les services les plus hétérogènes ont été amalgamés pour le meilleur et la plupart du temps pour le pire : ainsi un inspecteur de la jeunesse et des sports se trouve sous les ordres d’un directeur des affaires sanitaires et sociales (pôle social), un inspecteur du travail sous ceux d’un conseiller du commerce extérieur (pole économie) etc. Le découragement devant ces réformes, généralement confiées à de jeunes consultants sans expérience, est profond.

Chacun de ces services a une réglementation très spécifique à appliquer et il n’a pas à recevoir des ordres du préfet tous les matins pour le faire. Le rôle du préfet n’a rien à voir avec celui d’un chef d’entreprise.

Un meccano administratif improductif

Réglementation : voilà le maître mot. Une réforme intelligente ne saurait être que patiente et analytique. Ce jeu sur les organigrammes est superficiel et presque toujours contre-productif. Regarder une à une les réglementations et les procédures que les fonctionnaires appliquent pour savoir qui fait quoi et essayer de les simplifier pour permettre ultérieurement une réduction des effectifs : voilà ce qu’il fallait faire. Si, au terme de cet examen, un service se trouve vidé de contenu : c’est alors qu’on le supprime, pas avant.

Singer les méthodes du privé

En singeant les méthodes du secteur privé, la réforme de l’Etat a abouti presque toujours à l’effet inverse de celui qui était recherché. Non point des économies mais des coûts supplémentaires. Il se peut qu’elle ait été, paradoxalement, un des principaux facteurs de l’augmentation des charges publiques au cours des dernières années.

Roland Hureaux
Essayiste
Magistro
31.03/2012 http://www.magistro.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=1282&Itemid=81

Voir aussi :

Dette française : l'incompétence des dirigeants politiques sur la sellette
Les impasses de la « modernisation » : l'Etat n'est pas une entreprise !
La modernisation de l'Etat : rupture ou illusion financière ? (« La Polémia » du 29/09/2009)
« Modernisation » de l'Etat : rupture ou révolution culturelle à la chinoise ?

Correspondance Polémia – 5/04/2012

Image : CIO-online : Piloter efficacement la transformation

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