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Wahhabite connection : comment l’Arabie saoudite a déstabilisé le monde en exportant son islam radical depuis 40 ans (1/2)

Wahhabite connection : comment l’Arabie saoudite a déstabilisé le monde en exportant son islam radical depuis 40 ans (1/2)

par | 14 novembre 2014 | Géopolitique

Wahhabite connection : comment l’Arabie saoudite a déstabilisé le monde en exportant son islam radical depuis 40 ans (1/2)

Propos de David Rigoulet-Roze, enseignant et chercheur, consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient (*), recueillis par Atlantico. Cette étude, en deux parties, nous a été communiquée par un contributeur régulier et fidèle lecteur que nous remercions.

Rôle de l’Arabie Saoudite dans la diffusion de l’islamisme salafiste et évolution de sa relation avec les États-Unis.

L’Arabie saoudite a beau être l’allié traditionnel des puissances occidentales au Moyen-Orient, et notamment dans la lutte actuelle contre l’État islamique, le royaume est le principal soutien des mouvements fondamentalistes qui s’étendent dans le monde entier.

Atlantico : L’Arabie saoudite est un allié de longue date des puissances occidentales, et joue en principe un rôle de « pivot » au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Pourtant, le pays est aussi le berceau du wahhabisme, l’islam influençant la plupart des mouvements djihadistes. Quelle est la nature du lien que le Royaume des Saoud entretient avec ces différents mouvements ?

David Rigoulet-Roze : L’Arabie saoudite apparaît en effet comme un allié de longue date des Occidentaux en général et des États-Unis en particulier. L’expression de cette alliance tient d’ailleurs dans ce qui est passé à la postérité comme le de « Pacte du Quincy »[1].

Le deal sous-tendant cette alliance pouvait se résumer de la manière suivante : le monopole américain sur le pétrole saoudien en contrepartie de la sécurité militaire assurée par les États-Unis. Il faut comprendre que se profile alors la Guerre froide et qu’il n’est pas question de permettre à l’Union soviétique de prendre pied dans la région qui contient les plus grandes réserves pétrolières avérées de la planète. A cet égard, les déclarations des responsables américains sont instructives dans la constante qu’elles révèlent par-delà les Administrations américaines. Comme le déclara en juin 1948, le secrétaire américain à la Défense de l’époque, John Forrestall : « L’Arabie doit désormais être considérée comme incluse dans la zone de défense de l’hémisphère occidental ». Avec le début de la Guerre froide, le nouveau président démocrate Harry Truman (1945-1952) se voulut plus explicite encore dans une lettre adressée à Ibn Saoud en date du 31 octobre 1950 : « Aucune menace contre votre royaume ne pourra survenir sans constituer un sujet de préoccupation immédiate pour les États-Unis ». Le changement d’Administration américaine avec le président républicain Dwight David Eishenhower (1952-1961) ne fit que confirmer ce grand deal. La « doctrine Ike » reposait plus que jamais sur l’idée cardinale selon laquelle on ne met pas en difficulté les alliés pétroliers du « Monde libre », ce qui revenait à leur assurer une sorte de garantie d’immunité, sinon d’impunité. C’est selon. Ces assurances américaines seront par la suite renouvelées par le président démocrate John Fitzgerald Kennedy (1961-1963) dans une lettre adressée à son successeur le roi Faysal, en date du 25 octobre 1963 : « Les États-Unis apportent leur soutien inconditionnel au maintien de l’intégrité territoriale de l’Arabie saoudite ». La base de cette alliance stratégique était encore résumée en ces termes à la fin des années 70 par Marshall Wylie, un diplomate américain : « Nous avons besoin de leur pétrole et eux de notre protection ». Cette alliance stratégique fut formalisée en ces termes par le président démocrate Jimmy Carter (1977-1981) dans son discours sur l’État de l’Union du 23 janvier 1980 : «Toute tentative, de la part de n’importe quelle puissance étrangère, de prendre le contrôle de la région du golfe Persique sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux des États-Unis d’Amérique. Et cette attaque sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire ». On ne pouvait être plus clair. Le fait est qu’à l’époque, les Américains ne se préoccupaient pas véritablement du fait que le royaume saoudien n’était pas précisément un modèle de régime démocratique. Et ce, d’autant moins que les États-Unis allaient largement utiliser à leur profit les deux qualités essentielles faisant de ce royaume un partenaire stratégique indispensable, deux qualités qui se combinaient alors opportunément : la première résidait dans le fait que ce régime ultra-conservateur sur le plan politique et religieux était apparu en mesure de faire obstacle à la vague montante, dans les années 50-60, du « nationalisme arabe » à caractère républicain. Lequel s’exprima sous une forme résolument anti-colonialiste d’abord – notamment avec le panarabisme « socialisant » de Gamal Abdel Nasser en Egypte -, puis anti-impérialiste ensuite, ce qui ouvrait une « fenêtre d’opportunité » inespérée au développement de l’influence soviétique dans la région[2] ; la seconde résidait dans le fait que le royaume d’Arabie saoudite – ce « royaume des sables » transformé par les grâces de la géologie en caricature de « Pays de l’Or noir », faisant de lui la « banque du pétrole », puisqu’il était, et est toujours quoiqu’on en dise parfois, doté des plus grandes « réserves prouvées » aisément accessibles de la planète[3] ce qui lui confère le statu de swing-producer (« producteur-pivot ») de l’OPEP -, disposait des moyens financiers idoines pour ce faire, les fameux « pétro-dollars ». Ces derniers allaient lui permettre de financer sa politique « réactionnaire » au premier sens du terme, en favorisant hors du royaume – lequel se trouve être historiquement le « berceau » du wahhabisme[4] – le développement d’une idéologie islamiste rétrograde dont le salafisme[5] constitue en quelque sorte le produit d’exportation.

De fait, il s’agit pour Riyad d’étendre l’influence saoudienne au-delà même du monde arabe selon le principe du daawa wal irchad (« prosélytisme et propagation de la foi », d’obédience exclusivement wahhabite, cela va sans dire). Cette forme d’islamo-salafisme peut prendre une expression particulièrement virulente lorsque les circonstances historico-politique lui offrent l’opportunité de se projeter à l’extérieur du Dar al islam (« Monde de l’islam ») dans le Dar al Harb (« Monde de la guerre ») à travers une logique spécifiquement djihadiste. A cet égard, le djihad anti-soviétique en Afghanistan au début des années 80 est emblématique d’une dynamique qui, en pleine Guerre froide, converge alors avec les intérêts américains. Le président américain Ronald Reagan qualifiera d’ailleurs les moudjahidines (« combattants de la foi ») de « combattants de la liberté » ceux qui allaient mener le djihad en Afghanistan largement financé par les « pétro-dollars » saoudiens. Au début des années 80, les recettes saoudiennes passèrent de quelque 65 milliards de dollars à près de 135 milliards en 1981[6]. Riyad offrait quasi-gratuitement des billets d’avion à ceux qui – comme un certain Oussama Ben Laden – manifestaient la velléité d’aller combattre l’Armée rouge en Afghanistan, cette dernière s’épuisant durant près d’une décennie avant d’entamer un piteux retrait en 1988. On retrouve encore l’Arabie saoudite lorsqu’elle convient avec les États-Unis de faire délibérément plonger, en août 1986, les cours du brut en ouvrant les vannes pour affaiblir l’Union soviétique, certes gros producteur d’hydrocarbures, mais simultanément gros consommateur, ce qui signifie que ses ressources étaient fortement dépendantes de ses ventes de produits énergétiques. Or, en l’espace de six mois, le prix du brut passa de 28 dollars le baril à seulement 9 dollars pour stagner ensuite autour de 15 dollars[7]. Les prix de vente baissant brutalement, Moscou avait comme alternative soit de diminuer les achats effectués à l’étranger (notamment en termes d’équipement industriel) afin de rétablir une balance fortement déficitaire, soit de prélever sur la consommation interne de pétrole pour accroître les ventes en volume afin de préserver ses parts de marché. Dans les deux cas, l’économie soviétique ne pouvait être que pénalisée. Ce qu’elle fut effectivement. Cela contribua largement à accélérer l’effondrement du système soviétique en tant que tel, tout simplement parce que Moscou n’avait plus les moyens de ses ambitions[8]. Ce contexte géopolitique favorable permettait dans le même temps à l’Arabie saoudite de poursuivre la diffusion d’une forme de sunnisme radical – l’islamo-salafisme – au niveau de la Oummah (« Communauté musulmane ») au sein de laquelle il constituait plutôt l’exception que la règle. Le problème posé par les attendus spécifiques de la politique saoudienne n’apparaîtra que par la suite, en différé si l’on peut dire. C’est ce que les Anglo-saxons appellent le blowback (« effet retour »). D’une certaine manière, le solde d’une certaine « naïveté », sinon d’une certaine « indulgence » américaine interviendra avec les attentats du 11 septembre 2001, perpétrés par l’organisation d’Al-Qaïda fondée par Oussama Ben Laden : cette organisation islamo-terroriste apparaît en quelque sorte comme le sous-produit « monstrueux » de cette forme de sunnisme extrémiste promu par l’Arabie saoudite dès la fondation du royaume en 1932 grâce à la corne d’abondance des « pétro-dollars ».

Atlantico : À quelle hauteur l’Arabie saoudite a-t-elle contribué à financer le développement du wahhabisme ? Quels moyens ont été employés et quel était alors le but recherché ? Sa créature lui a-t-elle échappé ou faut-il y voir une certaine forme de duplicité ?

David Rigoulet-Roze : La promotion de l’obédience wahhabite par le régime saoudien est consubstantielle à l’identité du royaume. L’Arabie saoudite a, de fait, toujours préféré plutôt mettre l’accent sur l’unité de la Oummah musulmane subsumée par al-Hakamiyya, une « souveraineté » fondée directement par le Coran, et promouvoir une forme inédite de « panislamisme » induite par la garde saoudienne des « lieux saints » que sont La Mecque (Makkah Al-Mukkaramah, littéralement la « ville sainte » en arabe), et Médine (Al-Madinah Al-Munawarah, littéralement en arabe la « ville illuminée »), également connue sous l’appellation de Al-Madinah al-Nabi (« la ville du Prophète »), même si ce monopole n’est pas toujours du goût de tous les croyants qu’ils soient sunnites ou chiites d’ailleurs. Dès 1956, le prince et futur roi Fayçal déclarait que « l’islam [dans sa variable wahhabite exclusive évidemment, NDA] devait être au centre de la politique étrangère du royaume ». Cette stratégie recoupait également des intérêts plus triviaux. N’entendant pas vraiment partager avec les autres pays arabes le pactole pétrolier fourni par les plus grands gisements du Moyen-Orient, la dynastie saoudienne a ainsi récusé l’idéologie de l’unité arabe défendue par Gamal Abdel Nasser, et proclamé en revanche de manière ostensible le projet islamique d’unité de tous les musulmans, une entreprise démesurée qui, comme le souligne Yves Lacoste, a l’avantage procrastinant de ne pouvoir se réaliser dans l’immédiat. Le fait est qu’à l’origine, c’est bien directement pour contrer les tendances vues de Riyad comme dangereusement « révolutionnaires » de la Ligue Arabe pétrie de cet « arabisme unitaire » qui effrayait tant les Saoudiens, que le prince Fayçal avait organisé, en mai 1962, un « sommet islamique » à La Mecque. Lequel se présentait comme une réponse au « nationalisme arabe » et, pour ce faire, cherchait à étendre l’influence saoudienne au-delà précisément du « monde arabe », selon le principe susmentionné du daawa wal irchad (« prosélytisme et propagation de la foi »).

Dans le prolongement direct de cette conférence, Fayçal allait patronner fin 1962 – soit au plus fort de la rivalité qui l’opposait alors au « nationaliste » égyptien, le président Gamal Badel Nasser (1956-1970), lequel appelait ouvertement au renversement de la monarchie saoudienne en déclarant que « Les Arabes devraient commencer par libérer Riyad avant de libérer Jérusalem » – la fondation d’une « Ligue du monde islamique » ou « Ligue islamique mondiale » (Al Rabita al-Islamiya al-‘Alamiya). Elle est plus connue aujourd’hui sous l’acronyme LIM, dont la Charte se trouva adoptée le 15 décembre 1962 et le siège établi à La Mecque. Sur fond de danger « nassériste », considéré dans sa double modalité socialiste et laïque, la LIM avait vocation à lutter contre toute forme de velléité à caractère « révolutionnaire ». Elle trouva son complément dans l’« Organisation de la Conférence islamique », instance politique composée des chefs d’États et de leurs représentants, créée à Rabat en septembre 1969 et dont le siège se trouve également à Djeddah, en Arabie Saoudite. Par-delà les apparences, la plus importante des deux n’est pas forcément celle que l’on croit. La LIM a statut d’ONG, mais elle est bien plus que cela. Financée dès l’origine par l’ARAMCO (Arabian-American Oil Company) – la compagnie pétrolière initialement américano-saoudienne – ou des institutions financières islamiques comme la Faysal Finances ou la banque al-Baraka[9], elle s’est d’emblée officiellement voulue une organisation religieuse chargée de propager le message de l’islam via une assistance matérielle et culturelle aux autres pays musulmans. Mais, en raison de la très forte implication saoudienne, l’islam qu’elle promeut est naturellement un islam très largement d’obédience wahhabite, ce qui en a fait un instrument discret mais très efficace, sinon redoutable, de la diplomatie « religieuse » saoudienne. Tout en apportant une aide matérielle importante – grâce à la manne des « pétro-dollars »[10] – la LIM affiche sa vocation, sinon son ambition, « spirituelle » face aux minorités musulmanes établies hors du monde islamique, laquelle se traduit notamment par la formation des imams, le financement des mosquées, ou l’édition de milliers d’exemplaires du Coran. Mais l’activité de la LIM a également une dimension plus spécifiquement « théologico-politique », voire « politique » tout court : ainsi de la demande faite dans les années 70 à la France d’accorder l’indépendance à Djibouti, indépendance devenue effective en 1977 ; ou de la dénonciation virulente de l’invasion soviétique en Afghanistan suivi de l’appui circonstancié aux moudjahidines afghans ; ou encore du soutien aux Musulmans bosniaques contre les Serbes et les Croates en ex-Yougloslavie entre 1993 et 1995 ; voire du soutien à la résistance des moudjahidines tchétchènes stigmatisés par Moscou comme « wahhabites » – est-ce un hasard – depuis le lancement en 1994 de la première guerre de Tchétchénie par le pouvoir russe post-soviétique jusqu’à ses prolongements caucasiens actuels. Cet activisme prosélyte a, depuis longtemps, fait l’objet d’accusations récurrentes, de la part de nombreux pays, de soutien financier à des groupes islamistes liés à des organisations terroristes[11]. La LIM s’en est évidemment toujours vigoureusement défendu allant jusqu’à condamner catégoriquement le terrorisme en juin 1993, mais sans véritablement convaincre[12]. En effet, l’argument traditionnel des Saoudiens, consistant à expliquer qu’ils n’ont aucun contrôle sur les « financements privés » des fidèles, apparaît difficilement recevable du fait de la symbiose existante entre le pouvoir saoudien et les instances de la Ligue dont tous les principaux dirigeants sont saoudiens. Les statuts de la LIM stipulent d’ailleurs que son secrétaire général doit être de « nationalité saoudienne ».

Longtemps, les dirigeants saoudiens ont fait la sourde oreille aux requêtes émanant des pays occidentaux mais également arabes de cesser de financer nombre de mouvements islamistes bénéficiant de la manne de la LIM. Après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, mais peut-être surtout après la vague d’attentats terroristes qui ont touché le royaume saoudien dans les années 2003-2004, Riyad a un temps adopté une attitude moins complaisante, à défaut d’accepter de revoir totalement sa « politique islamique » qu’elle estime être consubstantielle de son identité étatique. Et c’est probablement là une grande partie du problème. On en prend la mesure avec l’activisme de l’« Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane » également connue sous l’acronyme WAMY (World Assembly of Muslim Youth), créée à Djeddah en 1972 avec l’objectif explicite d’éduquer la jeunesse selon les préceptes de l’« islam authentique », c’est-à-dire du rigorisme wahhabite, cela va sans dire pour le régime saoudien. Outre le fait qu’elle doit être objectivement considérée comme un organe de propagande wahhabite, la WAMY est soupçonnée, tout comme d’autres ONG saoudiennes dépendant de l’association des organisations caritatives musulmanes, de favoriser le transit de fonds destinés à la lutte armée ou au terrorisme sous couvert d’aide humanitaire. Sa littérature prosélyte a été accusée de comprendre des documents incitant à l’impérialisme islamique, à la haine au voire au djihad armé[13].

Atlantico : Quels mouvements ont pu se développer dans ce sillage ? L’Arabie saoudite n’est-elle finalement pas la principale coupable, ou du moins la principale complice, du terrorisme islamique ?

David Rigoulet-Roze : Il y a une sorte de schizophrénie de la part de l’Arabie saoudite quant à la question de l’islamisme radical, qui tient pour partie au dualisme intrinsèque du salafisme qu’il promeut idéologiquement, comme a pu le souligner Gilles Kepel[14]. Il existe en effet une forme de « salafisme cheikhiste » et une forme de « salafisme djihadiste » qui constituent en quelque sorte les deux faces d’un même janus salafiste. Le « salafisme cheikhiste » impliquant le respect de l’autorité traditionnelle du cheikh ne pose a priori pas de problème en interne. Le fait est que les salafistes qui sont par principe « légitimistes » sur le plan politique, ont toujours manifesté la plus grande réticence à développer un « parler politique », quand ils ne sont pas résolument opposés à s’inscrire dans une logique « électorale » en ce qu’elle est susceptible de favoriser la fitna (« division », « conflit », « sédition »), une caractéristique qui les distingue précisément de l’islamisme plus spécifiquement politique de la confrérie des Frères musulmans (Jamiat al-Ikhwan al-muslimin, littéralement Association des Frères musulmans). Les salafistes sont néanmoins volontiers disposés à s’engager pour mener le djihad dans le Dar el Harb (« Monde la guerre »), en contrepoint de leur refus « légitimiste » de contester les pouvoirs en place au sein du Dar el islam (« Monde de l’islam »), ce qui ne peut que convenir à des régimes ultra-conservateurs comme les pétro-monarchies du CCG en général, et l’Arabie saoudite en particulier. Le problème pour ces régimes surgit lorsque ce « salafisme djihadiste » d’exportation mute sous la forme interne d’un djihado-terrorisme, comme ce fut le cas avec le retour des « Arabes afghans » dans leur pays d’origine, dont un certain Oussama Ben Laden. Après le retrait de l’Armée rouge en 1989, Oussama Ben Laden était rentré en Arabie saoudite où il avait vécu en direct le traumatisme de l’arrivée des troupes américaines sur le horm[15] et avait commencé à critiquer sévèrement la « maison royale » qu’il accusa ouvertement de « décadence occidentale », du fait de son alliance taghout (« impie ») avec les États-Unis. A l’occasion d’un long entretien accordé en 2001 au grand reporter Robert Fisk, Oussama Ben Laden s’était fait plus précis encore à propos de la dynastie Al Saoud : « Le régime a démarré sous la bannière de l’application de la charia [la loi islamique], et, sous cette bannière, tout le peuple d’Arabie saoudite est venu aider la famille saoudienne à prendre le pouvoir. Mais Abdelaziz [Ibn Saoud] n’a pas appliqué la charia ; le pays a été créé pour sa famille. Puis, après la découverte du pétrole, le régime saoudien a trouvé un nouvel appui – l’argent – pour enrichir le peuple, lui offrir les services et la vie qu’il voulait et le contenter ».

Pour Ben Laden, l’année 1990 fut, sans mauvais jeu de mots, à marquer d’une « pierre noire » : « Quand les troupes américaines ont pénétré dans le pays des deux lieux saints, les Oulémas [« docteurs de la foi » musulmane] et les étudiants de la charia ont protesté vigoureusement dans tout le pays contre l’intervention des soldats américains. Le régime saoudien, en commettant la grave erreur d’inviter les troupes américaines, a révélé sa duperie. Il a apporté son soutien à des nations qui combattent les musulmans. Ils [les Saoudiens] ont aidé les communistes yéménites contre les Yéménites musulmans du sud – la famille Bin Laden est originaire du Yémen – et ils aident le régime d’Arafat à combattre le Hamas. Après avoir insulté et emprisonné les Oulémas, le régime saoudien a perdu sa légitimité ». Ben Laden estimait qu’une grande trahison s’était produite : « Le peuple saoudien se souvient maintenant de ce que lui ont dit les Oulémas, et il s’aperçoit que l’Amérique est la principale cause de ses problèmes. L’homme de la rue sait que son pays est le plus gros producteur de pétrole au monde, et pourtant il subit des impôts et ne bénéficie que de mauvais services. Le peuple comprend maintenant les discours des Oulémas dans les mosquées – selon lesquels notre pays est devenu une colonie américaine. Il agit avec détermination pour chasser les Américains d’Arabie saoudite […] Les Saoudiens savent maintenant que leur véritable ennemi est l’Amérique »[16]. Le vers était dans le fruit.

David Rigoulet-Roze
Propos recueillis par Atlantico
04/11/2014

Propos de David Rigoulet-Roze, enseignant et chercheur, consultant en relations internationales, spécialisé sur la région du Moyen-Orient, recueillis par Atlantico. (*)

Note de la rédaction

(*) Voir : Les clés du Moyen Orient

Lire la suite en deuxième partie : Wahhabite connection : comment l’Arabie saoudite a déstabilisé le monde en exportant son islam radical depuis 40 ans. (2/2)

Notes de l’auteur (de 1 à 16)

[1] L’alliance fut solennellement scellée lors de la fameuse rencontre effectuée, le 14 février 1945, sur le lac Amer entre Port-Saïd et l’embouchure du canal de Suez, au large de Djeddah, à bord du croiseur USS Quincy, entre le président Roosevelt et le roi Abdulaziz Ibn Saoud, plus connu sous le nom d’Ibn Saoud. Toujours est-il que cette alliance – stratégique s’il en est – a peu ou prou perduré jusqu’à aujourd’hui en dépit de sa mise à mal du fait des attentats du 11 septembre 2001, dont quinze des dix-neuf pirates de l’air kamikazes étaient de nationalité saoudienne. Elle est néanmoins moins étroite aujourd’hui malgré sa reconduction supposée en avril 2005, et ce d’autant moins que le développement des hydrocarbures non-conventionnels (pétrole et gaz de schiste) sont en passe d’assurer l’indépendance énergétique des États-Unis à l’horizon 2020, voire avant, ce qui dévalue stratégiquement l’alliance avec l’Arabie saoudite. C’est une marge de liberté inédite, sur le plan stratégique, dont les Américains pourront alors bénéficier.

[2] Moscou allait d’ailleurs nouer des liens avec nombre de pays arabes engagés dans ce processus : avec l’Egypte nassérienne (en 1964), avec les deux puissances « baathistes » que sont la Syrie (en 1966) et l’Irak (en 1972) ainsi qu’avec la République démocratique populaire du Yémen du Sud (en 1970).

[3] Elles sont estimées à quelque 270 milliards de barils, soit près d’un cinquième du total des réserves mondiales. Ces réserves étaient « officiellement » les plus importantes dans le monde jusqu’à ce que le Venezuela ait annoncé en janvier 2011 qu’il « réajustait » le niveau de ses réserves prouvées à 300 milliards de barils en intégrant les sables bitumeux. Mais il convient d’être prudent en la matière.

[4] L’histoire de l’Arabie saoudite est avant tout celle d’une alliance théologico-politique conclue au XVIIIème siècle entre deux familles, celle des Al-Saoud et celle du grand « réformateur » puritain Muhammad Ibn ‘Abd al-Wahhab (1703-1792), originaire de l’Arabie centrale et dont les descendants sont connus aujourd’hui comme Al Ach Shaykh, que l’on pourrait traduire par « Les descendants du Maître ». Le marché initial était clair et reste valable jusqu’à aujourd’hui : les Al Sa’ûd s’engageaient à éradiquer toute forme de pensée autre que le Wahhabisme qui prône une version « littéraliste » de l’islam sunnite sur leurs territoires, en échange de quoi le clergé wahhabite garantissait l’obéissance des fidèles au pouvoir saoudien. Les wahhabites refusent le plus souvent de se désigner comme tels. Ils affectionnent les termes de al-muwahhidûn (« Les Unitaristes » ou encore « Ceux qui croient en l’unicité de Dieu »), ahl al-Tawhîd (« Les gens de l’unicité divine »), ou as-salafiyûn (« Les Salafis »), en référence à ceux qui sont passés à la postérité comme les Salaf as-salih c’est-à-dire les « Prédécesseurs » ou « Ancêtres » que furent les « compagnons du Prophète » et des deux générations qui leur ont succédé, et dont les Salafistes actuels constitueraient l’ultime avatar. Ils se présentent parfois également sous l’appellation de ahl al-Sunna (« Le peuple de la Sunna »), respectueux des faits et paroles du Prophète consignés dans les recueils des hadiths du Prophète (littéralement « Parole véridique rapportant un événement ou décrivant une situation ») qui accompagnent l’existence des croyants en les invitant à suivre son exemple. Aussi se considèrent-ils plus simplement comme les seuls « véritables » musulmans, ce qui ne peut pas manquer de poser problème concernant les autres musulmans ne relevant pas de cette obédience singulière.

[5] Le « salafisme », idéologiquement parlant, est à la base une mouvance particulière de l’islamisme qui procède stricto sensu d’une régression en ce qu’il prône un retour au premiers Temps de l’islam, supposé non corrompu par la bida (l’« Innovation », substrat de la « Modernité » conspuée). Il prend appui sur la plus rigoriste des quatre écoles juridiques musulmanes, celle de l’école juridique hanbalite de l’imam Bagdadi Ahmad ibn Hanbal (780-855) : L’obédience « Hanbalite » développée d’abord à Bagdad où ce dernier a vu le jour, a d’emblée suscité la controverse au sein du Califat abbasside. Le hanbalisme (hanâbila), opposé à toute « innovation juridique » (bid’a), n’admet comme « sources » du « droit » (fiqh) que le Coran et la Sunna. L’école hanbalite constitue la plus dogmatique et de la plus puriste des madhhabs de l’islam sunnite. C’est sur une interprétation très littérale et très rigide des textes sacrés que le Hanbalisme fonde sa jurisprudence (taqlîd). L’imam ibn Hanbal, dénonce les notions de « raisonnement analogique » (qiyâs) et logiquement d’« opinion personnelle », mais aussi de « consensus », voire d’ « intérêt public ». Pire encore, il conspue toute lecture « critique » du Coran, une démarche que le Calife abbasside al-Ma’mûm (814-833) encourageait pourtant ouvertement. Cette outrecuidance lui valut le fouet en place public et une peine d’emprisonnement, mais dans le même temps une certaine admiration, sinon une admiration certaine, d’une grande partie de la Oummah. Populaire en Irak et en Syrie jusqu’au XIVème siècle, la doctrine hanbalite se diffusa ensuite dans la Oummah par le biais d’un certain Ibn Taymiyya (1263-1328) qui en fit une arme de combat contre l’ « hérésie », la « corruption » supposée des Ulémas, les « ennemis » de l’Islam en général. Il fut le premier théologien musulman à frapper d’« apostasie » (takfîr) les conquérants mongols, ce qui le conduisit à se retrouver emprisonné pour trouble à l’ordre public. Ultérieurement, l’Empire ottoman, multinational et englobant de nombreux Juifs et Chrétiens, fit tout son possible pour marginaliser ce courant jugé déjà à l’époque extrémiste. Mais l’approche juridique hanbalite devait reprendre une vigueur nouvelle et insoupçonnée, au XVIIIème siècle, avec la montée en puissance du Wahhâbisme d’Arabie centrale. De fait, le mâdhhâb hanbalite est encore la doctrine juridique officielle de l’Arabie Saoudite actuelle.

[6] Cf. Antoine Basbous, L’Arabie saoudite en question : du wahhabisme à Ben Laden, Paris, Perrin, 2002

[7] Cf. Irène Commeau-Rufin, « L’énergie en URSS », in Politique étrangère, Vol.51, n°3, 1986, pp. 727-735.

[8] Lorsque le prix du baril baissait de 1 dollar, la perte nette pour Moscou s’élevait à quelque 500 millions de dollars par an. Entre novembre 1985 et mars 1986, les recettes d’exportation de l’Union soviétique avaient ainsi diminué de 5 milliards de dollars.

[9] Elle est aujourd’hui principalement abondée par La Faysal Islamic Bank, créée en 1977. Elle est elle-même une filiale de la DMI (Dar Al Maal Al Islami, c’est-à-dire la « maison de l’argent islamique »), créée le 29 juillet 1981 et basée à Cointrin en Suisse. Cette dernière fut longtemps considérée comme la structure centrale du financement par les Saoudiens de l’islamisme international. En 1982, une autre structure fut créée, la Dallah Al Baraka, avec les mêmes desseins.

[10] D’après diverses études, dont celles émanant du Département du Trésor américain, entre 1975 et 2002, l’Arabie saoudite aurait dépensé, dans le monde, au moins 70 milliards de dollars en aides diverses (et probablement plus si l’on tient compte des donations privées). Il est impossible de déterminer avec exactitude quelle part de cette manne a été divertie vers le financement de la mouvance du Djihad.

[11] Cf. Antoine Sfeir, Dictionnaire mondial de l’islamisme, Paris, Plon, 2002.

[12] Cf. Chjristopher M. Blanchard ; Alfred B Prados, Saudi Arabia : Terrorist Financing Issues, CRS Report for Congress, 14 septembre 2007 (http://fas.org/sgp/crs/terror/RL32499.pdf).

[13] Cf. à titre d’exemple : « Enseigne à nos enfants à aimer prendre leur revanche sur les Juifs et les oppresseurs, et enseigne-leur que nos jeunes libèreront la Palestine et al-Qods [« Jérusalem », NDA] quand ils reviendront à l’Islam et feront le djihad au nom d’Allah ». Un autre document contient le passage « …d’armer la jeunesse musulmane d’une pleine confiance dans la suprématie du système islamique sur tous les autres systèmes ». Cf. Tawijhat Islamiya (Vues islamiques), 1991.

[14] Cf. Gilles Kepel, Fitna : guerre au cœur de l’islam, Paris, Gallimard, 2004.

[15] Les deux villes saintes de La Mecque et de Médine qui constituent aujourd’hui en Arabie saoudite deux « gouvernorats religieux » constituent une sorte de dyade religieuse indissociable sur le plan spirituel et en font un espace à part dans le Royaume saoudien même si, du fait de leur seule présence, c’est le Royaume tout entier qui est considéré comme « sacré » (le horm), y compris des régions tardivement rattachées à l’ensemble politique saoudien contemporain, au plus grand bénéfice politique du régime saoudien.

[16] Cf. « Oussama Ben Laden par Robert Fisk », in Le Monde, 19 septembre 2001, p. 13.

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