Cette longue analyse a pour auteur Alexis Troude, chargé de cours de géographie à l’Université de Saint-Quentin-Versailles et directeur du Département d’études balkaniques à l’Académie internationale de géopolitique. Ses thèmes de recherche sont la géostratégie, les frontières, l’identité et les régions, leur géoéconomie, l’histoire des Balkans, et plus généralement tout ce qui touche les territoires européens.
Première partie : Le radicalisme islamiste européen est né en Bosnie
L’islamisme radical revient en force dans tous les Balkans occidentaux. Après des coups de fusils sur un commissariat au Monténégro et l’attaque par un commando d’anciens djihadistes des guerres bosniaques dans la partie serbe de la Bosnie-Herzégovine en avril, c’est un véritable acte de guerre qui s’est déroulé le 9 mai dernier en Macédoine. Dans la ville de Kumanovo, pendant plus de vingt heures, une trentaine de terroristes se sont acharnés sur un commissariat, mais aussi contre un quartier en tirant au mortier, faisant plus de vingt morts.
Cela intervient au moment où la population est secouée par des revendications sociales, mais aussi où les albanophones, touchés par la crise économique et se plaignant du manque de représentativité, en veulent au gouvernement central. C’est dans ce vide politique que les djihadistes se sont engouffrés ; or plus de la moitié d’entre eux sont des Albanais venus des pays frontaliers de la Macédoine et trois s’étaient déjà fait connaître au début des années 2000 dans un mouvement terroriste, l’ANA, se battant pour la Grande Albanie.
Pour saisir les enjeux profonds de ce soudain regain de violence, il nous faut tracer les lignes de perspective de l’islamisme radical dans les Balkans. Pour ce faire, nous allons plonger dans les ressorts de l’instrumentalisation des mouvements djihadistes par certaines puissances dans cette région depuis plus de vingt ans.
Aux origines du fondamentalisme islamiste européen
Pour saisir la problématique de l’islamisation progressive de la Bosnie-Herzégovine, nous devons remonter à l’époque de la Yougoslavie communiste, où, à l’instar de Staline en URSS, le dirigeant Tito accorde un statut particulier à la religion musulmane. Dès les années 1960, les partisans d’une nationalisation de la religion musulmane sont soutenus par le régime communiste. Tito crée en 1968 une nation « musulmane » en Bosnie-Herzégovine, cas unique en Europe d’une nation basée sur une confession religieuse. Très vite, des intellectuels musulmans de Bosnie imposent le concept de peuple bochniaque, qui regrouperait les musulmans de Bosnie, de Serbie et du Monténégro. En 1976, le dirigeant slovène Stane Dolanc estimait que le mouvement pour une conscience nationale des musulmans de Bosnie était bien avancé et que la Ligue des Communistes avait désormais le devoir « d’aider objectivement ce processus de différenciation » car « l’Église (musulmane) a, elle aussi, la perspective d’en tirer un avantage » (1). Adil Zulfikarpašić défendait l’identité « bochniaque », sorte de creuset des Musulmans de Bosnie-Herzégovine : cette terminologie sera reprise à partir des années 1990 et désigne aujourd’hui les musulmans de Bosnie-Herzégovine.
Les plus grandes personnalités politiques bochniaques actuelles avaient il y trente ans des idées très arrêtées sur le rôle exclusiviste de l’Islam en Bosnie-Herzégovine. Mustafa Cerić, actuel « Reis-el-Ulema » – Commandeur des croyants – de Bosnie-Herzégovine et principal dignitaire musulman des Balkans occidentaux, pointait dès les années 1980 dans le bulletin de « l’Association Islamique de Yougoslavie » le danger que représentent la modernité et l’universalisme, donc la différence de cultures, pour l’Islam conçu comme un système de valeurs homogène. Haris Silajdžić, président de la présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine de 2006 à 2010, défendait l’argument suivant dans les années 1980 : les musulmans de Yougoslavie auraient perdu les valeurs culturelles et religieuses qui fondaient leur identité pendant le communisme, ce qui aurait créé un vide spirituel.
Durant la période titiste, le bulletin officiel de l’Association Islamique de Yougoslavie recensait chaque mois les mosquées, madrasas et autres institutions construites sur le sol yougoslave. L’effort consenti par l’Association Islamique avec le concours de l’État fédéral, pour accroître les biens matériels musulmans, a été considérable de 1968 à 1991. De 1945 à 1974, près de 500 nouvelles mosquées ont été construites en Yougoslavie, soit davantage que sous l’Empire ottoman ! On comptait, pour la seule Bosnie-Herzégovine, 1 036 mosquées en 1974 et en considérant uniquement le premier trimestre 1968, 18 mosquées et 4 madrasas furent ouvertes. La progression foudroyante de la construction d’institutions islamiques, dans le domaine éducatif comme dans celui de l’information, apparaît aussi importante que celle des mosquées. En 1968, « l’Association Islamique » avait imprimé 60.000 exemplaires du Coran en serbo-croate et 20.000 dictionnaires arabe/serbo-croate.
Autre facteur important d’islamisation, les dignitaires religieux de l’Association Islamique menaient dans les années 1970 une véritable diplomatie religieuse avec le monde musulman. Le Reis-el-Ulema de Yougoslavie a ainsi eu l’honneur d’être visité en 1973 par le colonel Kaddafi, accompagné des ambassadeurs de Turquie, Iran, Pakistan, Libye, Koweït et Jordanie. Des délégations conduites par le Reis-el-Ulema ont pu se rendre la même année en Libye et au Koweit. En 1974, la « Ligue islamique mondiale », représentée par le Roi d’Arabie Saoudite accompagné de docteurs de la foi marocains, envoyait une délégation en Bosnie-Herzégovine. La somme de 250.000$ était allouée à la construction de la Faculté islamique de Sarajevo et la Ligue islamique mondiale adressait « ses remerciements au Maréchal Tito pour les droits et libertés donnés aux musulmans en Yougoslavie ». Les délégations étrangères visitant la Yougoslavie étaient en général frappées par la situation satisfaisante, parfois privilégiée, des musulmans yougoslaves. Une délégation du Koweït parlait ainsi de la Yougoslavie comme d’ « une forteresse de l’Islam en Europe ».
Ce soutien des grandes puissances musulmanes aux Bochniaques s’accroît dans les années 1990. L’Iran soutient financièrement le régime d’Izetbegović et envoie des Gardes de la Révolution pour entraîner, lors du conflit bosniaque, la 7ème Brigade musulmane intégrée à l’armée de Bosnie-Herzégovine. L’Arabie Saoudite, outre une aide militaire conséquente (35 millions $ d’armes entre 1992 et 1994), s’est engagée le plus en faveur des Bochniaques. Les interventions répétées au sein de l’ « Organisation de la conférence islamique » pour lever l’embargo sur les armes à destination des Bochniaques ont fini par être entendues au parlement américain, et « l’Association islamique mondiale de secours », que l’Arabie finançait, a réalisé un travail missionnaire d’envergure (envoi de prédicateurs, formation d’imams, cours d’arabe) (2)
Moudjahiddines et djihadistes en Bosnie-Herzégovine
Des unités de combattants islamistes arrivent en Bosnie aussitôt après l’entrée des moujahiddines – Combattants de la foi – à Kaboul en avril 1992 ; ils viennent principalement d’Afghanistan et d’Arabie (3).
Des ONG islamistes coordonnent l’entraînement et la logistique pour le transport de ces unités en Bosnie centrale, près de Zenica et Travnik, où l’unité El Mudjahid naquit en 1992. Au début de la guerre, les mercenaires étrangers combattaient au sein de la 7ème Brigade musulmane de l’armée de Bosnie. Suite à des désaccords avec certains officiers de l’armée bosniaque, ils se sont séparés et ont formé l’unité Zubeir sous le commandement de Sadr al Sudeiri, originaire d’Arabie Saoudite. Le mois d’août 1993 a été la période décisive pour l’organisation des moujahiddines en Bosnie, lorsque le général d’armée bosniaque Rasim Delić ordonna l’intégration des combattants des pays islamiques au sein du 3ème corps d’armée, dans l’unité 56/89 nommée El Mudjahid. Cette unité d’environ 300 combattants a été élargie pendant la guerre avec des moujahiddines locaux. Plusieurs de ses membres seront également utilisés comme instructeurs dans l’armée régulière (4).
L’unité s’est rendue « célèbre » par la cruauté des massacres perpétrés dans les villages serbes en Bosnie centrale, et par les décapitations de soldats serbes et croates, filmées et utilisées comme matériel de propagande dans la mouvance islamiste (5). Les cassettes vidéo des massacres enregistrées par les membres d’El-Mudjahid entre 1992 et 1995 ont circulé ouvertement en Bosnie-Herzégovine jusqu’en 2001 : elles contiennent des scènes de torture de prisonniers serbes, soldats comme civils, et des visites des camps par l’armée de Bosnie.
Durant la phase finale de la guerre, en septembre 1995, l’unité « El Mudjahid » participa à l’attaque de Vozuca, plus connue sous le nom d’Opération Ouragan. Deux ans plus tard, en novembre 1997, près de cette ville étaient trouvés des corps mutilés des prisonniers de l’armée serbo-bosniaque. Pour n’avoir pas empêché le massacre de 60 soldats et civils serbes à Vozuca, le TPIY a condamné le commandant en chef de l’armée bosno-musulmane Rasim Delić à trois ans de prison en septembre 1998. Bernard-Henry Lévy, qui a soutenu dans ses écrits et par un engagement sur le terrain, l’armée bosniaque aux ordres d’Alija Izetbegović, connaissait-il les agissements de ces unités paramilitaires?
Des émirats islamiques en Bosnie
Après la guerre en Bosnie-Herzégovine, un important nombre de moudjahiddines ayant participé au conflit rejoignirent des réseaux prêts à les orienter vers d’autres djihad (6). Ceux qui avaient des contacts avec des ONG islamiques parvinrent à trouver une petite fonction dans ces organisations, notamment dans leurs bureaux de Zenica ou de Travnik ; d’autres ont constitué des « microsociétés islamiques » et basculé dans la criminalité. Certains des combattants étrangers furent relogés par le gouvernement dans des anciens villages serbes de Bosnie centrale, notamment à Guča Gora, près de Travnik et à Bočinja Donja, près de Maglaj. Les plus radicaux tentèrent d’y créer d’éphémères « Émirats islamiques » en Bosnie.
Mais le plus étonnant est la couverture donnée à ces anciens djihadistes par les autorités de Bosnie-Herzégovine grâce à la livraison de passeports bosniaques. Munir Alibabić, directeur jusqu’en 2002 de la « Direction fédérale du renseignement et de sécurité de B.-H. » (FOSS) affirmait dans une interview donnée en 2004 au correspondant à Paris de l’Agence de presse yougoslave que, « sur 741 cas de moudjahiddines présents en Bosnie-Herzégovine, 90 ont obtenu la nationalité bosniaque de façon illégale, et plusieurs centaines se sont vu offrir un nouveau passeport avec de fausses adresses ». Sur la totalité des personnes dont la citoyenneté a été contrôlée, plus de 500 étaient inscrites dans les registres d’état-civil du canton de Sarajevo, sur la base de faux titres de séjour ; les autres ont reçu par la suite la citoyenneté bosniaque à Zenica, Tuzla, Doboj, Tesanj et Travnik.
Sous pression américaine, le gouvernement bosniaque a entamé des poursuites après 2002, mais il restait encore en 2009, selon l’OTAN, près de 600 anciens moudjahiddines en activité dans les réseaux dormants. Selon un fonctionnaire d’État américain, « plusieurs centaines » d’extrémistes islamistes rentrent et sortent chaque année encore de Bosnie-Herzégovine, et ce territoire continue d’être « une destination de repos » pour les membres d’Al Qaïda. La situation est tellement préoccupante que l’OTAN a demandé dernièrement à la police de Republika Srpska de lui prêter main forte dans sa traque des terroristes. Encore en 2005, sur 1052 nouveaux citoyens de Bosnie-Herzégovine originaires d’Afrique et d’Asie, moins de 20 % disposaient d’une adresse permanente (7).
Dans la région de Zenica, en Bosnie septentrionale, un « Emirat islamique » a existé dans un village montagnard habité à 90 % par les Serbes avant-guerre. Après le conflit bosniaque, quelque 150 ex-combattants d’El Mudjahid dont environ 60 Arabes s’étaient installés dans les maisons abandonnées par les Serbes. Ils imposèrent des coutumes wahhabites et la charia à tous les habitants. Mais en 1999 et 2000, les moudjahiddines provoquèrent des incidents avec les forces de l’OTAN. En réaction, la SFOR expulsait 131 familles fin août 2000. En août 2001, la SFOR estimait que « les moudjahiddines possèdent encore sept maisons dans Bočinja. Mais davantage de familles sont restées » (8).
Seize années après la fin de la guerre, la situation reste tendue. Adnan Buturović, journaliste de l’hebdomadaire Slobodna Bosna, et l’un des meilleurs spécialistes des réseaux internationaux islamistes en Bosnie, confiait en avril 2004 au correspondant de l’agence Tanjug : « Il y a deux explications : soit ils (les moudjahiddines) sont devenus des « cellules dormantes », soit leur rôle a été de former la génération suivante de moudjahiddines déjà nés (en Bosnie-Herzégovine), et qui sont Bochniaques. Je pense, malheureusement, qu’ils ont déjà établi leur objectif ».
Notes et références de la première partie
(1) Stane Dolanc, « Autogestion et non-alignement », Revue de politique internationale n°618, Belgrade 1976, p. 5.
(2) Tashit Mitri, « La Bosnie-Herzégovine et la solidarité du monde arabe », Monde arabe n°139, mars 1993, pp. 125-126.
(3) Gilles Kepel, Jihad, Gallimard, Paris, 2000 et 2003 (2e édition), pp. 370-375.
(4) Journal de la SFOR, n° 119, 08/08/2001.
(5) « El Khatami je tjerao zarobljene fratre da ljube otkinutu glavu » (« El Khatami a forcé les frères emprisonnés à embrasser les têtes coupées »), Slobodna Bosna, Sarajevo, 06/03/2003, p. 7.
(6) Gilles Kepel note que plus de 300 d’entre eux quittèrent Sarajevo pour Istanbul en 1996, où 100 auraient été dirigés par les services spéciaux turcs (MIT) vers un camp d’entraînement de Chypre du Nord. Deux cents seraient retournés à Jalalabad (Pakistan) ; d’autres seraient partis pour l’Albanie. Cf. Gilles Kepel, op. cit., p. 652 (note 37).
(7) Mehmet Begovic, “Les étrangers en Bosnie-Herzégovine”, Dani, Sarajevo, 5 août 2005.
(8) Jean-Philippe Lavigne, « Retour à Bocinja Donja », Journal de la SFOR, 8 août 2001.
Deuxième partie : Al Qaïda tisse ses mailles au cœur de l’Europe du sud-est
L’islamisme radical revient en force dans tous les Balkans occidentaux. Après des coups de fusils sur un commissariat au Monténégro et l’attaque par un commando d’anciens djihadistes des guerres bosniaques dans la partie serbe de la Bosnie-Herzégovine en avril, c’est un véritable acte de guerre qui s’est déroulé le 9 mai dernier en Macédoine. Dans la ville de Kumanovo, pendant plus de vingt heures, une trentaine de terroristes se sont acharnés sur un commissariat, mais aussi contre un quartier en tirant au mortier, faisant plus de vingt morts.
Les filières d’Al Qaïda dans les Balkans suite au 11 septembre
Après les attentats du 11 septembre 2001, les services occidentaux se sont rendus compte que plusieurs centaines d’islamistes radicaux étrangers vivaient tranquillement comme citoyens bosniaques – l’État de Bosnie-Herzégovine leur avait donné un passeport. Leur recherche par la police de la KFOR commença car ils représentaient un danger pour leur possible lien avec Al Qaïda. On apprenait ainsi qu’un Algérien de nationalité bosniaque avait tenté en 1998 d’acheminer des explosifs pour un groupe terroriste en Allemagne. Un des principaux lieutenants de Ben Laden, le Palestinien Abu Zubeida, disposait en 2000 d’un réseau d’agents en Bosnie. Ahmed Ressam et Karim Atmani, qui furent combattants djihadistes en Bosnie au début des années 1990, organisèrent ensuite la cellule de Montréal avec pour objectif de poser une bombe aux États-Unis. Atmani, faisant partie du « groupe de Roubaix », a été ensuite condamné à cinq ans de prison en France. Oussama Ben Laden lui-même possédait un passeport bosniaque régulier, qui lui a permis de séjourner à plusieurs reprises en Bosnie-Herzégovine dans les années 1990. La journaliste allemande Renate Flotau, de l’hebdomadaire Der Spiegel, affirme avoir vu à plusieurs reprises Oussama Ben Laden dans l’antichambre du bureau du président bosniaque, Alija Izetbegović.
Dans un entretien pour l’agence de presse yougoslave « Tanjug », le journaliste français Christian Chesnot, ancien otage en Irak, expliquait en 2004 que son ravisseur avait été formé pendant la guerre en Bosnie. Ce chef du groupe dénommé l’ Armée islamique en Irak, lié à Al Qaïda, était « un type plutôt jeune, une petite trentaine d’années (…). Il passait son temps à écouter des chants islamiques sur la Bosnie et à parler des opérations menées par des moujahiddines pendant la guerre de 1992-1995, à laquelle il a participé avant de se lancer dans d’autres pays de djihad ». Selon Chesnot, ce groupe terroriste développe un « agenda irakien » mais aussi un « agenda international et djihadiste » (1).
Ces derniers temps, plusieurs faits divers ont démontré l’implication des « salafistes (2) » durant la guerre de 1992-1995 et après. La survivance d’« Émirats islamiques » en Bosnie-Herzégovine, bien qu’éphémères à chaque fois, a aussi frappé l’opinion. En août 2005, l’opinion bosniaque apprenait avec stupeur que cinq Pakistanais du groupe Hezb-il-Islami, allié à Al Qaïda en Afghanistan, s’étaient installés dans la mosquée de Dobrinja : ils ne demandaient pas moins que la création d’un Émirat islamique dans ce quartier de la banlieue de Sarajevo, d’où les Serbes avaient été chassés en 1995. Cela amena le journaliste bochniaque Esad Ečimović à parler de « menace du radicalisme islamique en Bosnie ». Au mois de décembre 2008, les Américains libéraient de Guantanamo trois djihadistes algériens qui avaient combattu en Bosnie puis ensuite obtenu la nationalité bosniaque. Boudella al Hajj, Mustafa Ait Idr et Mohammed Nechle avaient immigré en Bosnie. Ils avaient été arrêtés en 2001, sur des soupçons de préparation d’un attentat contre l’ambassade américaine à Sarajevo. Depuis janvier 2002, ils étaient détenus à Guantanamo.
En 2009, une affaire politico-judiciaire défrayait la chronique à Belgrade : Ali Hamad, ancien officier d’Al Qaïda qui a travaillé pour l’armée bosno-musulmane, a voulu témoigner sur des exactions faites contre des civils serbes dans le conflit de 1992-95. Ce djihadiste international demanda à être protégé par la Serbie, car il a eu à subir déjà trois tentatives d’assassinat en prison. Selon Ali Hamad, ces tentatives seraient commanditées par des dirigeants bochniaques gênés par un procès qui pourrait apporter la preuve du soutien d’Al Qaïda aux autorités de Sarajevo.
En janvier 2009, on découvrait qu’un des membres du Hamas palestinien, Abou al Mari, mort récemment à Gaza dans le conflit avec l’armée israélienne, était l’un des nombreux terroristes internationaux qui avaient fait la guerre du côté des forces armées bosno-musulmanes en 1992-1995. Al Mari, comme un grand nombre de moudjahiddines, ne s’est pas seulement battu en Bosnie, mais aussi en Afghanistan, en Tchétchénie et dans d’autres pays où les islamistes ont mené « la guerre sainte ». Selon Ivica Milivončić, auteur du livre Al Qaïda s’est forgé en Bosnie-Herzégovine, « Le Hamas est l’une des 33 organisations terroristes dont les membres se sont battus en Bosnie-Herzégovine. À cause du conflit permanent avec Israël, le Hamas n’avait pas pu envoyer beaucoup de combattants en Bosnie entre 1992 et 1995. Après la fin de la guerre, la majorité d’entre eux est retournée en Palestine. Mais une partie est restée en Bosnie-Herzégovine et un petit groupe du Hamas s’est infiltré dans l’ancienne Agence pour la Recherche et la Documentation, c’est à dire les services de renseignements bosniaques ». La majorité des membres du Hamas qui dans la Fédération croato-musulmane ont obtenu la nationalité bosniaque a, selon lui, changé de nom et de prénom. Au lieu de noms arabes, ils ont pris des noms bochniaques et c’est la raison pour laquelle ils sont difficiles à retrouver.
Sandjak : nouvelle terre de djihad dans les années 2000
Au Sandjak, couloir stratégique de 8873 km2 reliant le Kosovo à la Bosnie, le terrorisme islamiste a fait son apparition en 2007. Après la guerre de Bosnie (1992-1995), certains groupes de moudjahiddines afghans et arabes avaient trouvé refuge au Sandjak. Après plusieurs années d’attente, ces groupes wahhabites sont passés à l’action et la police serbe a démantelé au printemps 2007 un camp d’entraînement à Novi Pazar, arrêtant 5 Jordaniens. La police serbe mit alors à découvert un arsenal important d’armes, non seulement aux alentours du camp wahhabite, mais aussi dans une localité proche : fusils automatiques, sept kilogrammes d’explosifs et une dizaine d’obusiers. Le ministre de l’Intérieur de Serbie affirmait à cette occasion qu’il soupçonnait l’existence d’autres camps de ce type dans la région. Selon les services de renseignement serbes, des terroristes venus d’Irak et d’Afghanistan circulaient facilement entre Novi Pazar, Sjenica et Tutin ; les habitants de ces localités avaient depuis un certain moment signalé à la police des mouvements d’étrangers portant des signes distinctifs islamistes. Selon Suad Bulić, commissaire à Novi Pazar, « ce groupe est connu depuis longtemps : ils ont organisé des bagarres et tiré des coups de fusil dans certaines mosquées ».
Cela démontre un processus de radicalisation d’un islamisme importé (wahhabisme d’Arabie saoudite), éloigné des préoccupations des citoyens bochniaques du Sandjak. La nouveauté du cas du Sandjak est la tentative d’introduction d’une lutte entre confréries musulmanes au cœur même des lieux de culte. Ce dernier point explique la forte réaction du mufti Muhamer Zukorlić à ces événements : « Les wahhabites, après avoir voulu nous diviser en imposant leurs conceptions de la prière, veulent déstabiliser maintenant toute la région ». Or c’est dans cette perspective qu’il faut considérer cette nouvelle menace au Sandjak. Selon Radenko Joković, criminologue à Novi Pazar, les armes utilisées par les Jordaniens arrêtés viennent du Kosovo voisin, ce qui tendrait à prouver qu’ils travaillent avec les extrémistes albanais dans le même but : internationaliser la question du Sandjak. Située au sud de la Serbie à l’intersection des corridors VIII et X, une guérilla albanaise maintient la pression contre la police serbe. On assiste donc à la menace de création d’un Grand Kosovo autour du nouvel État indépendant (3).
En outre les cinq Jordaniens ne seraient, selon les services de la KFOR, qu’un petit noyau d’un réseau lié à Al Qaïda. Le même rapport des services de renseignements de la KFOR indiquait en mars 2007 que « les groupes terroristes du Kosovo ont commencé un transfert intensif d’armes du Kosovo vers le Sandjak ». Début 2007 s’est aussi installé au Sandjak le Front Islamique du Salut , dirigé par un Turc et deux Bochniaques. Ce groupe est formé d’une vingtaine de moudjahiddines turcs, mais aussi de Soudanais, d’Algériens, d’Egyptiens et de Palestiniens. Le Sandjak est ainsi devenu une base de repli pour les djihadistes venus du Kosovo. Les montagnes entre Kosovo et Sandjak sont devenues le lieu d’action du groupe djihadiste « Bajgora Storm », avec pour commandant l’ex-terroriste de l’UCK Ram Rama, reconverti dans le djihadisme au Sandjak. Des armes lourdes convoyées par huit camions en février 2007 auraient été réceptionnées par une cellule d’Al Qaïda qui les a ensuite distribuées à des wahhabites sur le territoire du Sandjak. Selon les rapporteurs de la KFOR, la cellule d’Al Qaïda prévoyait ensuite d’amener dans le sens inverse des armes chimiques destinées à l’attaque de la base américaine de Bondsteel. Les moudjahiddines disposeraient sur le sol du Sandjak de camps d’entraînement temporaires et très mobiles ; ils peuvent aussi mobiliser plusieurs centaines de fidèles « prêts à soutenir la lutte des musulmans dans les Balkans (4)». Le lien entre UCK et djihad est donc une fois de plus établi et les wahhabites considèrent le Sandjak comme un lieu de projection du djihad dans toute la région.
2015 : la guerre du salafisme contre les chrétiens est déclarée
La conséquence directe et terrible de cet activisme salafiste très dynamique en Bosnie depuis plus de vingt ans est l’apparition d’affidés de l’islamisme radical moyen-oriental. Ainsi à Gornja Maoča, petite enclave salafiste au nord-est de la Bosnie-Herzégovine (partie musulmane), plusieurs habitants ont hissé le drapeau noir de l’État Islamique en début d’année. Cela a tout de suite entraîné une action de police de la sûreté de l’État bosniaque (SIPA) en février 2015, mais cela est peine perdue car le mal est déjà enraciné ; déjà à deux reprises en 2010 la police lourdement armée avait arrêté des djihadistes. En effet, Gornja Maoča, un village proche de Srebrenik, dans le nord du pays, est connue pour être une enclave du mouvement salafiste en Bosnie-Herzégovine. On estime à plusieurs dizaines les combattants qui s’entraînent dans ce camp implanté pat l’État islamique dans ces montagnes de Bosnie ; toutes les femmes portent la burqua et les programmes scolaires suivent celui de la Jordanie. Entre 200 et 300 citoyens bosniens combattraient dans les rangs des djihadistes déjà en Syrie, sous le commandement de Nusret Imamović, le chef de la communauté wahhabite de Gornja Maoča, qui figure depuis le 24 septembre sur la liste des 10 terroristes islamistes les plus recherchés par le département d’État américain. La menace d’actions en Europe à partir de ce type de camps est très probable ; mais cela veut déjà dire que l’idéologie de l’État Islamique se propage sur le sol européen et a un ancrage territorial dans les Balkans (5).
Or fin avril 2015 dans la ville de Zvornik, un jeune djihadiste a attaqué violement une poste de police, faisant un mort et deux blessés parmi les policiers serbes. Il n’est pas anodin de voir que Zvornik, placé côté République Serbe, en face de la fédération croato-musulmane, est située dans la même région que Gornja Maoča; à la confluence de Bosnie, Serbie et Croatie. Le but de l’État Islamqieu en Bosnie nord- orientale n’est pas seulement de réactiver les anciens réseaux djihadistes d’Al Quaîda jamais définitivement éteints ici depuis les guerres de 1992-1995, d’envoyer des soldats aguerris sur le terrain syrien mais aussi d’ enraciner durablement en Europe un foyer islamiste dur, formé de combattants qui ont parfois plus de vingt ans de habitudes djihadistes derrière eux. Cela s’est passé aussi dans un contexte de radicalisation, -attaques terroristes sur la gendarmerie de Novi Grad en Republika Srpska, drapeaux de l’Arabie Saoudite accrochés de façon ostentatoire sur les feux de croisement à Gradiška. Milorad Dodik, Président de la République Serbe de Bosnie, ne s’y est pas trompé et il dénonce devant ce regain de violences les atermoiements des forces de l’ordre des autorités centrales (Sarajevo). La question sous-jacente est de savoir comment peuvent se multiplier ces actes terroristes en présence de plus de mille soldats de la mission EUFOR-Althéa ? (6)
Soutenue financièrement par l’Iran, l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis, l’Organisation de la Jeunesse Islamique Active (AIO), a été fondée en 1995 par Nedim Haradžić, officier du groupe de djihadistes El Moudjahid , qui fournira des éléments aguerris à l’AIO. Son programme est on ne peut plus clair: « Notre but est la formation d’un État islamique en Bosnie-Herzégovine, basé exclusivement sur la charia, et dont le modèle est l’Arabie saoudite. Pour atteindre ce but, il faut changer le système scolaire en Bosnie ».
L’AIO est clairement néo-fondamentaliste, défendant une interprétation littérale des textes de la charia et l’intolérance envers les autres communautés religieuses, y compris les musulmans qui ne suivent pas les préceptes de leur mouvement, considérés comme des takfir (non croyants). Ils appellent à retourner aux pratiques originelles de l’Islam : habillement spécifique, prières quotidiennes, port du hidjab pour les femmes. On les rencontre dans des madrasas (écoles corniques) bosniaques, où ils recrutent des nouveaux fidèles.
Or l’AIO possède plusieurs camps d’entraînement en Bosnie, où des anciens du conflit bosniaque entraînent au terrorisme. Le plus connu d’entre eux est Vehabija, groupe d’ultra-radicaux comptant jusqu’à 300 membres en 2003. Or il est intéressant de voir qu’après être passés par la République turque de Chypre-nord, ils sont ensuite envoyés au Sandjak et dans la vallée de Preševo, en Serbie du sud. Le groupe paramilitaire des Cygnes noirs , qui avait perpétré des opérations de nettoyage contre les Serbes derrière les lignes ennemies en 1991-1995, est issu de la division Handjar. Izetbegovic lui-même ne cachait pas qu’elle était l’héritière de la tristement célèbre division pro-nazie «Waffen SS Handjar » (1941-45). Or 600 combattants y sont toujours actifs, ayant été recyclés comme gardes du corps du SDA (7).
Les services secrets bosniaques ont été étroitement liés à ces opérations. C’est ainsi que le Service musulman de renseignement (MOS) coordonnait dans les années 2000 les actions des 200 à 300 moudjahiddines restés en Bosnie et l’AIO lui sert ainsi d’exécuteur des basses œuvres. Le plus inquiétant est qu’ Haris Silajdzic, le Président du collège présidentiel de Bosnie entre 2006 et 2010, était considéré par les services occidentaux en 2003 comme « le principal coordonnateur de tous les services secrets arabes qui travaillent en Bosnie ». Le journaliste allemand Jürgen Elsässer considère comme étonnant, dans ce contexte, que l’action de la SFOR se soit concentrée depuis quinze ans sur la traque de criminels de guerre serbes alors que les camps d’entraînement de l’AIO restent intouchés .
Notes et références de la deuxième partie
(1) Par djihadistes on désignera ici les partisans étrangers du djihad ; au cours des années 1990, les militants radicaux issus de celui–ci devaient se nommer eux-mêmes « salafistes djihadistes ». Cf. Gilles Kepel, op. cit., p. 619 (note 11). djihad : effort personnel intérieur accompli sur le chemin de Dieu (grand djihad), guerre sainte contre les infidèles (petit djihad ). Gilles Kepel note que la jurisprudence islamique distingue le djihad défensif et le djihad offensif. Le premier est proclamé lorsque le territoire de l’Oumma est attaqué par les Infidèles et que la continuité même de l’existence de l’Islam est menacée. Dès qu’une fatwa ou avis juridique référé aux Textes sacrés est émis en ce sens, tous les musulmans doivent s’engager dans le djihad, que ce soit en portant les armes ou en contribuant à la cause de toute autre manière appropriée, par le don financier, la charité, ou la prière. Cf. Gilles Kepel, op. cit., p. 583.
(2) Salafisme/salafistes: le réformisme salafiste est un courant de pensée apparu à la fin du XIXème siècle et représenté par des penseurs tels que l’Iranien Djamamuddin al Afghani ou l’Egyptien Mohammed Abduh. Il peut favoriser la “modernisation de l’Islam”. Toutefois, depuis les années 1970, le terme “salafiste” désigne avant tout les mouvements islamistes tels que les Frères musulmans ou la Jama’at-i Islami.
(3) Le 24 février 2003, à 10 km de Bujanovac, le policier Milan Vujović était tué en patrouille sur une mine ;fin octobre 2005, une explosion éclatait dans le centre de Preevo, revendiquée par un groupe armé albanais. En cas de heurts entre les deux forces militaires, les liens avec la Macédoine et la Grèce seraient coupés pour la Serbie, à l’endroit où le corridor européen X est vital pour la survie de l’économie serbe. Voir Alexis Troude, « Serbie, l’adieu au Kosovo ? », Politique internationale n°116, été 2007, pp 223-248.
(4)Aleksandar Popovic, « Al Qaïda menace le Kosovo », Novosti, Belgrade, 27 mars 2007.
(5) Drago Hedl, « Reportage dans le fief des Wahhabites », Jutarnji List, (Zagreb )10 octobre 2014, publié in Courrier International du 14 octobre 2014.
(6) Mladen Kremenovic, « L’attaque à Zvornik marque-t-elle l’essor de l’islamisme radical en Bosnie ? », Novosti, Banja Luka, 10 mai 2015.
(7) Jürgen Elsasser, « Comment le Djihad est arrivé en Europe », Xenia 2006, pp. 190-192.
Troisième partie : L’expansionnisme albanais, stratégie de la tension dans tous les Balkans occidentaux
L’islamisme radical revient en force dans tous les Balkans occidentaux. Après des coups de fusils sur un commissariat au Monténégro et l’attaque par un commando d’anciens djihadistes des guerres bosniaques dans la partie serbe de la Bosnie-Herzégovine en avril, c’est un véritable acte de guerre qui s’est déroulé le 9 mai dernier en Macédoine. Dans la ville de Kumanovo, pendant plus de vingt heures, une trentaine de terroristes se sont acharnés sur un commissariat, mais aussi contre un quartier en tirant au mortier, faisant plus de 20 morts.
Kosovo-Métochie : une purification ethnique au cœur de l’Europe
Le Kosovo et la Serbie méridionale, en plus de la Macédoine du nord, sont des régions où l’expansionnisme extrémiste albanais se développe depuis la fin des années 1990. Or ce processus se développe non seulement au détriment des populations serbes obligées de fuir, mais également des minorités roms, turques et bochniaques également prises au piège et vivant dans un état de peur permanente.
Les extrémistes albanais ont procédé depuis 1999 à un grignotage systématique du territoire. Les trois grandes villes du Kosovo ont été épurées de leur population serbe : Pristina est aujourd’hui vidée des 40 000 Serbes que comptaient la ville en 1999, tout comme le sont Pec et Prizren. Les Serbes sont petit à petit repoussés au nord de l’Ibar selon une logique implacable. Après les grands centres du sud (Prizren) et de l’est (vallée de la Drenica) dans les années 2000-2002, il a été procédé à partir de 2003 à l’épuration des Serbes du cœur de la plaine du Kosovo, au carrefour des grands axes de communication. Un premier déferlement de violence a eu lieu les premiers mois du rétablissement d’une autorité albanaise au Kosovo, avec des assassinats de paysans et plusieurs villages serbes attaqués de nuit par les extrémistes albanais. Le 15 août 2003, à Goraždevac, une fusillade sur un groupe d’enfants serbes qui se baignaient dans la rivière aboutit à l’assassinat des jeunes Ivan Jovanović et Pantela Djakić. Les Roms ont aussi beaucoup pâti de l’extrémisme albanais. Plusieurs dizaines de milliers ont dû fuir après 1999, souvent à l’étranger. Les Roms restés au Kosovo s’entassent souvent dans des camps de réfugiés au nord de l’Ibar.
Cela a débouché sur les émeutes raciales des 17 et 18 mars 2004, pendant lesquelles un déferlement de violence inouï de la part cette fois d’une partie de la population albanaise a abouti à un bilan dramatique : 19 morts, 900 blessés, 700 maisons et trente églises détruites, 4000 personnes chassées de chez elles. Là encore, les attaques albanaises étaient ciblées, car elles visaient des villages serbes autour de Priština et le dernier réduit méridional dans des monastères autour de Prizren.
Les liens entre Al-Qaïda et l’UCK au Kosovo
Plusieurs sources sérieuses ont démontré que la guérilla de l’UCK a été soutenue dès 1998 par des moudjahiddines liés à Al Qaïda. Le Washington Times, s’appuyant sur un rapport des services américains, révélait le 4 mai 1999 – c’est-à-dire pendant les bombardements de l’OTAN – que certains combattants de l’UCK luttant contre l’armée yougoslave ont été « formés dans des camps terroristes en Afghanistan et en Bosnie-Herzégovine » et « financés par Oussama Ben Laden ». Durant le conflit du Kosovo au printemps 1999, des vétérans du Djihad islamique venant de Bosnie et de Tchétchénie ont « passé la frontière de l’Albanie voisine par groupes de cinquante hommes ou plus ». Selon le gouvernement serbe, l’unité Abou Bekir Sidik opérait dès le mois de mai 1998 dans la vallée de la Drenica. Composée de 210 combattants « internationaux » (Bochniaques, Saoudiens, Yéménites, Irlandais), cette unité était commandée par Ekrem Avdi, ex-djihadiste en Bosnie et proche des Frères musulmans. Lors des émeutes anti-serbes des 17 et 18 mars 2004, Ekrem Avdi était présent auprès d’autres membres présumés d’Al Qaïda , comme Samedin Xhezairi (1). Le journaliste d’investigation Jürgen Elsässer a prouvé que plusieurs leaders d’Al Qaïda ont joué la courroie de transmission avec les chefs de l’UCK. Abou Hamza aurait ainsi créé et dirigé un camp d’entaînement d’Al Qaïda près de Prizren. Mohammed Al Zawahiri, chef du « Djihad islamique » égyptien et frère du bras droit de Ben Laden, aurait également dirigé une unité d’élite de l’UCK. Enfin Ridvan Neziri, ancien d’Afghanistan, faisait office pendant la guerre du Kosovo de représentant d’Al Qaïda auprès de l’État-major de l’UCK (2).
Fréquemment, des fuites des services de renseignement de la KFOR nous indiquent la gravité de la menace terroriste islamiste au Kosovo et ses alentours. Dans un communiqué du 8 mars 2007, il est annoncé que des djihadistes se prépareraient à commettre des attentats au nord de l’Ibar au Kosovo et au Sandjak, dans le but d’élargir leur contrôle territorial aux zones de peuplement serbe. Le quartier général de l’unité de moudjahiddines albanais Abou Bekir Sidik, commandée par Ekrem Avdija, se trouverait à Mitrovica – sud et déploierait ses activités en Métochie (Drenica) et au Monténégro oriental (Mokra Gora).
Or ce constat arrive au moment où l’activisme de groupes islamistes radicaux s’accélère. Ainsi dans le village de Rezale (Drenica), la mosquée entièrement financée par l’Arabie Saoudite et respectant scrupuleusement la charia, est dirigée par un imam cousin du n°2 d’Al Qaïda. Dans les villages alentour, l’appel au djihad est fréquemment prononcé. Ces islamistes radicaux sont soutenus par des groupes extrémistes venus du Sandjak et même d’Albanie. Un des camps d’entraînement terroriste de la Drenica, tenu par le membre des services de contre-espionnage du gouvernement provisoire de Pristina, Ilijaz Prokchi, servirait, selon les services de l’OTAN, au maniement des armes chimiques. Le plus inquiétant est que ces extrémistes « locaux » sont de plus en plus soutenus de l’extérieur. Ainsi en décembre 2006 seraient arrivés au Kosovo, par l’entremise d’organisations caritatives islamistes, une trentaine de moudjahiddines égyptiens venus de France. Ils ont été accueillis par le groupe Abou Bekir Sidik à Srbica, qui pourrait disposer d’un armement important car leur mosquée d’attache se situe à côté de l’ancienne usine d’armements « Ilijaz Kodra ». Leur but serait d’engager la lutte armée contre la KFOR et la MINUK afin d’ouvrir un corridor islamiste joignant l’Albanie au nord du Kosovo (3).
Or l’instrumentalisation de ces divers groupes islamistes est le fait ici du pouvoir albanais du Kosovo. Le frère du premier ministre, Gani Thaçi, déjà connu pour le racket des stations d’essence kosovares, serait ainsi chargé du transport et de l’implantation de ces djihadistes internationaux sur le territoire du Kosovo. Les moudjahiddines sont en effet nécessaires à la famille Thaçi comme fer de lance d’une attaque sur le nord du Kosovo. Le terrorisme islamiste est ici clairement utilisé dans des buts territoriaux par Pristina : évincer définitivement les Serbes du Kosovo et étendre leur contrôle sur le Sandjak et la Serbie méridionale.
Tensions albanaises en Serbie du sud
À l’hiver 2000, l’UCK a accouché de deux mouvements terroristes opérant depuis le Kosovo en Serbie du sud et en Macédoine. Pour la guérilla albanaise, le but affiché est de détacher trois communes du sud de la Serbie pour les englober au Kosovo : Bujanovac peuplée de 61% d’Albanais, Presevo de 93 % et Medvedja de 39%. Le 4 février 2000, l’UCPMB ( Armée de libération des villes de Presevo, Medvedja et Bujanovac ) attaquait cette vallée du sud-est de la Serbie et à Dobrasin, une fusillade entre la guérilla albanaise et la police serbe faisait fuir 175 Albanais. Le 20 janvier 2000 l’UCKM ( Armée de libération nationale des Albanais de Macédoine ) posait sa première bombe en Macédoine ; elle passera à l’offensive armée un an plus tard.
Lors de la « révolution démocratique » à Belgrade (octobre 2000), les Albanais du triangle Presvo-Medvedja-Bujanovac réclamaient une meilleure représentation dans les institutions publiques et dénonçaient les brimades policières serbes. Mais très vite – en novembre 2000 – l’UCPMB va contrôler la route menant au Kosovo et réaliser des attentats fréquents contre la police. Le 28 janvier 2001, trois policiers serbes sont tués par des mines antichars placées par les Albanais de l’UCPMB : à ce moment, la guérilla albanaise contrôle quelques 200 km2 de cette région située en bordure du Kosovo. Début février 2001, une attaque contre un autobus transportant des Serbes fait 10 morts au Kosovo. Devant cette escalade des deux côtés de la frontière impulsée par les guérillas albanaises, Belgrade demande à l’OTAN d’assurer la sécurité ; en même temps elle impose une « redéfinition » de la zone de sécurité à la frontière entre le Kosovo et la Serbie méridionale. Le 8 juillet 2009, une attaque à la grenade se passait contre une gendarmerie à Lučane près de Bujanovac, faisant deux blessés. Cette attaque terroriste était qualifiée par Ivica Dačić, Ministre de l’Intérieur, comme « une attaque contre l’intégrité territoriale de la Serbie ». On voit donc se développer même aux confins méridionaux de la Serbie une volonté irrédentiste albanophone qui, outre la volonté d’élargir par la force les frontières du Kosovo, vise à créer un abcès de fixation sur un passage important, le corridor énergétique et de communication Belgrade-Salonique.
La Macédoine touchée par l’irrédentisme albanais depuis 2001
L’UCK a également combattu en Macédoine en 2001. Wolf Oschlies, conseiller du gouvernement allemand, pense que quelque 150 moudjahiddines, proches de Ben Laden, auraient participé à la formation de l’Armée Nationale Albanaise (ANA) sur les décombres de l’UCK dissoute. Ils ont été entraînés en Bosnie dans les camps de l’armée bochniaque. L’un d’entre eux, un certain Fatih Hassanein, a fait plusieurs allers-retours entre Macédoine et Kosovo en 2001. Or ce Soudanais avait auparavant dirigé l’ONG caritative islamiste TWRA, active en Bosnie et au Kosovo : il aurait été le relais entre Ben Laden et les autorités de Sarajevo durant le conflit bosniaque.
Cet État fragile ne peut non plus lutter contre la mafia albanaise. Ainsi, le 12 octobre 2005, un citoyen turc, Erdogan T., était arrêté dans sa jeep immatriculée en Albanie alors qu’il essayait d’entrer en Macédoine par le passage de Kafasan sur le lac d’Ohrid. Il transportait un kilo de cocaïne, plus quatre kilos d’héroïne et un demi-kilo de haschich, le tout emballé dans 19 paquets. En janvier 2006, trois islamistes français d’origine marocaine étaient appréhendés au cours d’une opération de police menée à Priština, au Kosovo. Ils avaient fui la police française à la suite des émeutes de l’automne 2005, et se trouvaient sous la protection d’une « maison wahhabite de sécurité » au cœur même de Priština.
Mais surtout, le non règlement de la question albanaise en Macédoine a fini par exploser à la figure des décideurs internationaux. C’est ainsi que les 10 et 11 mai 2015 de véritables scènes de guerre se déroulèrent pendant plus de vingt heures entre l’armée macédonienne et un groupe de guérilleros de l’ancienne UCK. Le bilan est très lourd : 19 morts et un quartier entier détruit aux maisons éventrées. Or, dans les jours suivants, on apprenait que parmi les terroristes assaillants se trouvaient pas moins de trois commandants qui avaient combattu dans les rangs de l’UCK durant la guerre du Kosovo en 1999. Déjà le 20 avril 2015, un groupe de 40 membres de l’UCKM (section macédonienne de l’UCK) masqués et armés avaient purement et simplement attaqué un poste de police dans le village de Gošince et après avoir brutalisé et ligoté les quatre policiers macédoniens de faction, filmé à la mode lancée par Al Qaïda leurs revendications on ne peut plus claire : former la Grande Albanie. On voit donc que se dessiner par des actions ponctuelles et marquant le territoire autour du Kosovo une volonté d’imposer, par la terreur, le programme jusqu’au boutiste de la grande Albanie. Les efforts entrepris par la communauté internationale depuis les accords d’Ohrid ayant mis fin à six mois de violences inter-ethniques ne sont pas récompensés par la paix (4).
Une stratégie de la terreur semble s’imposer en Macédoine aussi, pour l’UCK payante car les territoires albanophones du nord et de l’est du pays vont petit à petit vers une séparation de fait du centre, formant au mieux à l’avenir une confédération à la bosniaque.
Notes et références de la troisième partie
(1) Ministère de la Défense de Serbie-Monténégro, « Rapport sur les événements du Kosovo les 17 et 18 mars 2004 », Revue Vojska, Belgrade, 25 mars 2004.
(2) Jürgen Elsasser, Comment le Djihad est arrivé en Europe, Xenia 2006, pp 164-165.
(3) Andrija Mikic “Le Djihad menace le Kosovo”, Novosti, Belgrade, 8 mars 2007.
(4) Les accords d’Ohrid du 13 août 2001 avaient imposé au gouvernement central le principe de la clé nationale au Parlement (quota de 20 députés albanophones) et au gouvernement (5 ministres et un vice-président albanophone), mais aussi l’égalité linguistique (à côté de la langue officielle macédonienne existait une langue nationale albanaise) et des droits culturels (université albanophone de Tetovo). Christophe Chiclet, « L’ambiguïté des accords d’Ohrid », Confluences Méditerranée 3/2007 (N°62), p. 101-108.
Conclusion
Nous assistons à l’émergence d’une véritable transversale verte du terrorisme sur une ligne suivant les territoires suivants : Bosnie-Sandjak-Kosovo-Macédoine. Le but des terroristes islamistes est clair : créer un foyer de tension durable en Europe du sud-est.
Dans un scénario à l’algérienne, le but des différents mouvements appuyant le projet de « Grande Albanie » est de creuser un fossé entre les Albanais et toutes les autres communautés (Serbes, Macédoniens, Roms, Turcs) à l’échelle de tous les Balkans occidentaux. L’objectif est également d’internationaliser la question, en développant la stratégie de la terreur afin de pousser les puissances occidentales à intervenir.
Dans un avenir très proche, la question est donc bien de savoir si, devant la recrudescence rapide des violences islamistes dans les Balkans, nous n’allons pas vers un nouveau conflit d’ampleur impliquant les forces occidentales. L’autre question brûlante est, devant l’atermoiement des Occidentaux face à ces phénomènes de guérilla urbaine, de savoir si cela ne sert pas les intérêts des États-Unis. Alors que l’on est prompt à intervenir sur les zones du Sahel ou du Moyen Orient, pourquoi rien n’est fait pour contrer cette nouvelle guerre qui s’annonce préjudiciable à l’Europe toute entière ?
Alexis Troude
Source : Realpolitik TV
04/06/2015