Par Johan Hardoy ♦ Le grand public ne se fait généralement qu’une vague idée du fonctionnement des services de police. Les citadins aperçoivent bien, ça et là, quelques véhicules sérigraphiés dans les rues, des fourgons de CRS les jours de manifestations, ou encore, à Paris, les très controversés motards de la BRAV-M, mais ce qui se passe en interne leur demeure souvent énigmatique. En 2021, le journaliste Mikael Corre s’est immergé durant une année en tant qu’observateur au sein du commissariat de Roubaix. Il en a tiré un livre passionnant, Le Central (Bayard Éditions, 190 pages, 18 euros), qui s’appuie sur un article précédemment paru dans La Croix L’Hebdo.
Bienvenue chez les ch’tis
Débarquant de Paris et venant pour la première fois à Roubaix, l’auteur découvre le commissariat central, « un grand bloc en U fait de béton et de briques rouges, d’où l’on peut facilement rejoindre les artères qui strient la ville d’est en ouest et du nord au sud ».
Le commissaire adjoint lui présente la circonscription, qui comprend un sixième de la population du département du Nord. Des quartiers délabrés voisinent à quelques kilomètres de résidences ultrasécurisées. À Roubaix, un foyer sur deux vit avec moins de 1 050 euros par mois. « À la tombée de la nuit, les rues ressemblent parfois à un roman de Dickens », songe l’auteur.
La ville compte environ 75 points de deal. L’héroïne et la cocaïne arrivent des Pays-Bas. En 2019, la police a saisi 8 000 plants de cannabis (chaque pied peut rapporter 1 000 euros par an), soit le record national, mais comme le dit un magistrat du parquet de Lille : « Ces saisies, c’est le signe que les quantités en circulation augmentent, pas tellement que la lutte est plus efficace ». Les guetteurs, souvent mineurs, gagnent entre 50 et 70 euros par jour, tandis que la gestion d’un point de vente peut en rapporter quotidiennement plusieurs milliers.
L’islam radical – un sujet majeur à Roubaix – relève surtout de la compétence des services spécialisés, mais il est arrivé qu’une « possible radicalisation » ait été signalée parmi les fonctionnaires du service…
Des tâches multiples
Le commissariat central, qui compte 438 fonctionnaires (600 il y a vingt ans), est en charge de la sécurité publique, c’est-à-dire de la petite et moyenne délinquance (en cas de crime, il reste le premier intervenant avant la saisine d’un service spécialisé par le parquet) et de la police administrative (qui regroupe des activités très diverses allant du contrôle des débits de boissons à la sécurisation des lieux après un accident, par exemple).
Chaque matin, le commissaire divisionnaire, le « patron », dirige une réunion de coordination. Diverses opérations sollicitées par les autorités préfectorales (dont certaines qualifiées de « darmaninesques » par des policiers) ou judiciaires s’ajoutent régulièrement aux nombreuses missions quotidiennes.
Au sein du service, chacun ignore souvent ce qui se passe dans le bureau d’à côté. Le travail est extrêmement divisé : police secours, groupe de sécurité de proximité, brigade pédestre, brigade anticriminalité (BAC), quart de permanence dirigé par des officiers de police judiciaire (OPJ), unités d’investigation, personnels affectés à l’accueil, au standard téléphonique, à la réception des plaintes, à la surveillance des geôles, etc.
En outre, de nombreux transferts de détenus à l’hôpital, au palais de justice ou en maison d’arrêt occupent les équipages de police au détriment de leur présence sur la voie publique.
La lutte contre les violences conjugales parmi les priorités
Une unité spécialisée est dédiée à la lutte contre les violences conjugales, l’une des priorités du commissariat. Douze enquêteurs la composent, en majorité des femmes, qui gèrent plus d’une centaine de dossiers chacun. Entre le 1er janvier et le 15 octobre 2021, ils cumulent déjà 2 100 heures supplémentaires. « Le policier a toujours le sentiment de vider la mer avec une petite cuillère », dit-on dans la « maison ».
Mikael Corre assiste à l’« audition de chique » d’un gardé à vue mis en cause pour cette infraction. À ce stade, celui-ci clame son innocence sans être contredit. Ce matin, « Saïd » (le prénom a été changé) était caché sous un lit quand il a été interpellé à son domicile par le RAID. Dès l’audition suivante, le ton change quand la policière lui pose des questions plus précises. Deux fonctionnaires masculins sont présents pour éviter tout incident, d’autant que l’intéressé est également recherché suite à une condamnation à trois ans de prison pour des violences en réunion. Dans la nuit, il tente de s’évader après un transfert à l’hôpital puis parvient à saisir l’arme d’un policier dans son étui, sans conséquence grave heureusement.
Le « patron » déplore que cette unité souffre d’un déficit d’OPJ. Ces derniers, qui ne sont pas nécessairement des officiers de police, détiennent des prérogatives particulières comme le droit de notifier les gardes à vue, par exemple.
Mikael Corre déduit de ses observations « que la police n’est pas là pour faire baisser la délinquance mais pour la contenir. En la sélectionnant d’abord, puis en traitant ensuite ce qu’il est possible de traiter ».
Face à la mort
L’incident survenu avec l’arme du policier amène ses collègues à se souvenir que certains d’entre eux ont failli perdre la vie récemment. Une dalle de béton de 25 kg, jetée du toit d’un immeuble, a traversé le pare-brise d’un véhicule de police. Une autre fois, un « spécialiste des arts martiaux » a cherché à étrangler un brigadier.
Par ailleurs, les policiers sont confrontés à la mort quand ils interviennent pour une « découverte de cadavre ». Ceux qui sont coutumiers du fait sont surnommés « chats noirs » par leurs collègues.
En cas de crime ou de mort suspecte, un OPJ se déplace sur les lieux pour mener les investigations nécessaires, ce qui amène souvent les effectifs intervenants à rester un long moment en compagnie du cadavre en attendant le médecin. En cas d’« obstacle médico-légal » à la délivrance du certificat de décès, le corps est transporté à l’institut médico-légal en vue d’une autopsie à laquelle un OPJ assistera.
Remarques policières en sus
Quelques professionnels nous ont fait part de leurs remarques après la lecture du livre :
1/ De nombreux policiers considèrent que les peines répressives prévues par le code pénal sont rarement appliquées avec sévérité à l’encontre de délinquants multirécidivistes qu’ils sont amenés à retrouver régulièrement. Comme l’on sait, les magistrats sont de leur côté confrontés au problème de la surpopulation carcérale (preuve qu’un travail est fait en amont !). Ce problème de société, qui dépasse l’institution policière, intéresse tous les citoyens.
2/ Les OPJ se plaignent de longue date de devoir consacrer la majeure partie de leur temps au formalisme juridique et administratif plutôt qu’au fond des affaires, ce qui se révèle particulièrement problématique quand ils doivent traiter de front et en urgence, seuls ou en binôme, plusieurs procédures de flagrant délit.
3/ La police souffre d’une dégradation de son image qui ne date pas d’hier mais qui s’est amplifiée depuis la répression du mouvement des Gilets jaunes, après un pic de sympathie, désormais retombé au plus bas, survenu après les attentats islamistes de 2015.
De fait, le choix de l’exécutif de briser par la force les attroupements ou les manifestations de « Gaulois réfractaires », en la justifiant par les agissements spectaculaires de black blocs et de casseurs au sein des cortèges, tout en mobilisant des unités de police normalement dévolues à d’autres fonctions et peu ou pas formées aux mouvements de foule, n’a pas arrangé la réputation de l’institution.
Les gendarmes mobiles – qui sont des militaires et, de même que les CRS, des spécialistes du maintien de l’ordre – démontrent pourtant qu’une autre stratégie de gestion des manifestations demeure possible. Comme le dit un gradé de la gendarmerie dans le livre : « C’est pas du ball-trap, c’est un truc de pros. On apprend à tenir à distance, à avoir un usage proportionné et gradué de la force. (…) Alors pourquoi déployer des mecs pas formés sur les Gilets jaunes ? »
Mikael Corre cite également le chef d’une BAC au sujet du lanceur de balle de défense, une arme défensive dite « sublétale » normalement soumise à un cadre d’emploi très strict : « C’est vrai qu’au début des Gilets jaunes, ça a pas mal tiré. »
En 2018 et 2019, plus d’une trentaine de Gilets jaunes, qui attendent toujours qu’on leur rende justice, ont ainsi été éborgnés. Aucun d’entre eux n’a été mis en cause pour une quelconque infraction mais tous se trouvaient simplement « au mauvais endroit, au mauvais moment » (lire à ce sujet l’émouvant témoignage de la jeune Fiorina Lignier dans son livre « Tir à vue » aux Éditions Via Romana).
4/ Ces dernières semaines, des OPJ ont placé en garde à vue des personnes interpellées dans le cadre des mouvements sociaux pour des motifs souvent très discutables. Selon BFMTV, le 15 mars 2023, 97 % de ces procédures ont été classées sans suite, notamment en raison de l’« absence d’infraction » ou d’une « infraction insuffisamment caractérisée » ; le 13 avril, encore 68 %, et le 1er mai, 44 % ! Il incombe normalement à l’OPJ d’évaluer la situation juridique des individus qui lui sont présentés par les agents de police judiciaire. Les taux précités posent donc question quant au niveau de qualification de ceux qui sont censés être des « directeurs d’enquête »…
Certains syndicats de police, manifestement peu férus de droit pénal, ont cautionné ces décisions. Ainsi, selon le secrétaire général Unité SGP Police-FO : « Typiquement, vous arrivez, on vous dit vous vous rendez à tel endroit pour des abribus qui sont en train de se faire péter. Quand vous arrivez, vous avez dix personnes devant des abribus, ben c’est vrai que vous ne faites pas le tri. Ensuite, c’est la justice qui décidera de la suite ».
Il vaut mieux ne pas être dans les parages à ce moment-là, voilà tout, alors que le ou les auteurs des dégradations ont toutes les chances d’être déjà loin au moment de l’arrivée de la police !
5/ La police devrait être considérée par la population comme un service public de qualité, chargé de la protection des citoyens (des « gardiens de la paix », en somme !), à l’instar des sapeurs-pompiers par exemple. Mikael Corre a pu observer à Roubaix que le défaut de reconnaissance d’une part importante du public est parfois d’autant plus injuste que certains policiers témoignent d’un engagement professionnel qui confine au sacerdoce.
6/ Il n’est donc pas étonnant de voir de nombreux policiers chercher à quitter les commissariats en étant mutés vers les services spécialisés, souvent moins exposés aux dangers imprévus et plus éloignés des réalités sordides.
Une petite minorité pourra même choisir la voie du syndicalisme policier, une activité notoirement liée à l’appartenance aux loges maçonniques qui leur permettra, à condition de ne pas trop déplaire à la hiérarchie policière, d’accéder à une certaine notabilité, loin du travail de Pénélope attribué à leurs collègues de terrain…
Johan Hardoy
08/05/2023
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