Arnaud Imatz nous livre une étude historique, politique et philosophique de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
« Les droits de l’homme sont un concept selon lequel tout être humain possède des droits universels et inaliénables, quelles que soient sa nationalité, son ethnie ou sa religion. »
Cette puissante contribution, fortement documentée, se présente en deux parties. Voici la seconde partie. On trouvera en fin d’article le lien pour accéder à la première.
Polémia
Réactions des intellectuels
On ignore souvent qu’un bon nombre d’intellectuels, en particulier français, tels Emmanuel Mounier, Jacques Maritain, Pierre Teilhard de Chardin ou Georges Gurvitch, ont, en leur temps, critiqué sévèrement l’excès d’individualisme et de rationalisme des droits de l’homme, leur absence de référence aux devoirs et aux obligations, leur ignorance des droits des communautés naturelles nées en dehors de l’État (la famille, la nation, les communautés économiques et les communautés de travail, la communauté internationale), enfin, leur silence sur les droits sociaux et économiques.
Au cours de l’année 1947, l’Unesco procéda à une enquête sur « les problèmes théoriques que posait la rédaction d’une Déclaration internationale des droits de l’homme ». Un questionnaire fut adressé à diverses personnalités des nations membres de l’organisation et un document fut publié le 15 juin 1948 sous le titre : Problèmes et aspects des droits de l’homme, précédé d’une préface de Jacques Maritain. Ce « manuscrit » contient les réponses de Gandhi, de Harold Laski, de Teilhard de Chardin, de Benedetto Croce, d’Aldous Huxley, de Salvador de Madariaga, d’Emmanuel Mounier, de R.P. McKeon, de E.H. Carr, de Luc Somerhausen, et de bien d’autres… (6) Parmi les réponses publiées, beaucoup vaudraient aujourd’hui à leurs auteurs les foudres des censeurs de la bien-pensance. Qu’on en juge :
- Le Mahatma Gandhi objecte narquoisement : « J’ai appris de ma mère, illettrée mais fort sage, que tous les droits dignes d’être mérités et conservés sont ceux que donne le devoir accompli […] On pourrait montrer que tout autre droit est seulement une usurpation pour laquelle il ne vaut pas la peine de lutter.»
- L’historien anglais des relations internationales Edward Hallett Carr affirme pour sa part qu’ : « aucune déclaration des droits qui ne comporte pas également une déclaration des obligations correspondantes ne peut avoir de réelle signification ».
- Le théoricien socialiste Harold Joseph Laski, ancien président du Parti travailliste britannique (1945-1946), met en garde : « Toute tentative des Nations unies pour élaborer une Déclaration des droits de l’homme fondée sur des conceptions individualistes serait inévitablement vouée à l’échec […] En fait, si une déclaration de ce genre ne tient pas compte des importantes différences idéologiques qui existent entre les sociétés politiques et de leurs effets sur le comportement individuel et collectif, il n’y aura rien à gagner et beaucoup à perdre en la formulant […] Nous n’avons pas le droit d’éveiller l’espoir de l’humanité si nous ne sommes pas en mesure de créer les conditions sans lesquelles cet espoir ne peut se réaliser.»
- Le philosophe antifasciste Benedetto Croce, fondateur du Parti libéral italien, est encore plus sévère : « Je ne vois même pas comment il pourrait être possible de formuler une déclaration qui constitue un compromis et ne serait pas vide de sens ou arbitraire. Il se peut que vous et vos collègues, quand vous vous mettrez au travail, découvriez la futilité et l’impossibilité de ce travail, et même, si vous me permettez de le dire, le danger de faire sourire les lecteurs de la naïveté des hommes qui ont conçu et formulé une telle déclaration. »
- Le juriste belge J. Hasaert enfonce le clou : « Les juristes savent bien que les lois sont impuissantes sans les mœurs […] En bref, l’essentiel n’est pas la loi, mais la conduite commune dont elle n’est que l’adminicule […] C’est se préparer de nouvelles déceptions que de chercher des formules au lieu d’éduquer les gens : l’esprit de bon voisinage remplacerait avec avantage les plus éloquentes déclarations du monde, et le propager est affaire plus de l’éducateur que de l’homme de loi.»
- Prudent, Pierre Teilhard de Chardin déclare que : « Les races humaines ne sont pas égales mais différentes et complémentaires comme les enfants d’une même famille.»
- Le politologue Quincy Wright, de religion unitarienne, professeur à l’Université de Chicago, constate que la nature humaine est le produit d’une culture particulière. En conséquence, « les droits de l’homme doivent être énoncés en tenant compte de leur relativité».
- Censeur du rationalisme et de l’individualisme, Emanuel Mounier propose un « Projet rectifié de déclaration des droits de l’homme et des collectivités » établi à partir d’une enquête de la revue Esprit publiée dès le mois de mai 1945 (7).
- Le philosophe Filmer Stuart C. Northrop, professeur à l’Université de Yale, avertit : « Une déclaration des droits pour tous les pays ne peut être uniquement basée sur les valeurs et les affirmations idéologiques traditionnelles de l’un ou de l’autre d’entre eux.»
- Le philosophe chinois Chung-Shu Lo développe la conception confucéenne des droits de l’homme : « L’homme doit s’acquitter de ses devoirs envers les autres plutôt que de revendiquer des droits, tel est le fondement moral des relations sociales et politiques en Chine. La notion d’obligations mutuelles constitue l’enseignement essentiel du confucianisme. »
- Le journaliste et romancier anglais Aldous Huxley insiste, lui, sur l’importance des droits économiques des plus déshérités.
- Le poète, philosophe et homme politique musulman bengalais Humayun Kabir souligne que « la conception occidentale des droits de l’homme comporte un vice fondamental. Quels que soient ces droits, en théorie, ils ne sont bien souvent reconnus, en pratique, qu’aux seuls Européens, et parfois même à certains Européens seulement.»
- Le penseur indien S. V. Puntambekar, professeur à l’Université de Nagpur, prévient : « Ne songer qu’aux libertés, en négligeant les vertus qui en sont les corollaires, conduirait à un déséquilibre de la vie et à une stagnation ou même à une dégradation de la personnalité ainsi qu’au chaos et aux conflits sociaux. »
- Le neurophysiologiste Ralph W. Gerard, président de l’American Physiological Society, donne le point de vue du biologiste : « Les droits et les devoirs de l’homme ne peuvent être absolus, mais sont toujours relatifs au milieu.» Ils sont « fonction de la culture ». « Toute doctrine qui ne voit dans l’homme que l’individu ou l’unité au sein du groupe est nécessairement fausse. La dualité de l’homme à la fois individu et élément de la société est inéluctable. » La vie évolue, et, en conséquence « Toute déclaration des droits deviendra imparfaite à un moment donné et ne pourra que perdre de sa valeur ».
- L’anthropologue australien Adolphus Peter Elkin, professeur à l’Université de Sydney, assure : « Hors de la société, l’individu n’aurait pas de droits.» D’autre part, « tous les droits de l’homme sont également relatifs, car ils ont pour origine et pour condition les nécessités de la vie en commun qui modèle et alimente la vie personnelle ».
- Dans sa préface à cette enquête, Jacques Maritain justifie la croyance en les droits de l’homme, mais seulement en tant qu’ « idéologie commune limitée à l’ordre pratique». Il souligne : « Pour que les peuples s’entendent sur la manière de faire respecter effectivement les droits de l’homme, il faudrait qu’ils aient en commun… au moins une conception pratique de l’homme et de la vie, une même philosophy of life » (8). Le philosophe se voit contraint de développer une théorie absurde selon laquelle en matière de droits humains l’action précède la pensée. Au lieu de chercher à justifier et à définir les droits de l’homme il faut, dit-il, « les mettre en pratique et les protéger ». Dès 1942, Maritain avait publié à New York une critique acerbe de l’individualisme des droits de l’homme : « On a abouti, affirmait-il alors, à traiter l’individu comme un dieu et à faire de tous les droits qu’on lui reconnaissait les droits absolus et illimités d’un dieu » (9).
En 1952, l’Unesco éditera la fameuse brochure de Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, que ce dernier complétera, près de vingt ans plus tard, par sa conférence Race et culture (1971), prononcée au siège de la même organisation. À cette double occasion, le célèbre anthropologue manifestera lui aussi une attitude singulièrement critique à l’égard de la conception occidentale de la nature humaine, « universaliste et ethnocentrique», qui est au cœur de la Déclaration des droits de l’homme.
Autant de textes, de commentaires, de réflexions et d’arguments, aujourd’hui « politiquement incorrects », que les médias dominants ont mis durablement, ou provisoirement (?), sous le boisseau.
Arnaud Imatz
27/09/2014
Les intertitres sont de la rédaction.
Notes
(6) Voir « Problèmes et aspects des droits de l’homme », PHS/3, UNESCO, Paris, 15 juin 1948. (« A Collective Approach to the Problems of Human Rights »). Voir également : Autour de la nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme. Textes réunis par l’UNESCO, Editions du Sagittaire, Paris 1949.
(7) Sur ce point, le théoricien du personnalisme chrétien demeure constant, malgré toute l’évolution idéologique qui le mène de la Troisième Voie (au-delà du fascisme, du communisme, du libéralisme, de la social-démocratie et de la démocratie chrétienne), au début des années 1930, à des positions philo-communistes, dans l’immédiat après-guerre, en passant par la défense des orientations de la Révolution nationale au début du régime de Vichy et au soutien du mouvement de Résistance de tendance gaulliste « Combat ».
(8) Voir : unesdoc.unesco.org et Jacques Maritain, Introduction à Autour de la nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme, Textes réunis par l’UNESCO, Editions du Sagittaire, Paris 1949.
(9) Jacques Maritain, Les droits de l’homme et la loi naturelle, La Maison Française, New York 1942 et « Sur la philosophie des droits de l’homme », in Autour de la nouvelle Déclaration … », cf. supra, p. 30.