La guerre civile en Syrie est extrêmement complexe, en raison de sa nature, avec des parties opposées pas toujours identifiables, des pays alliés ou carrément ennemis des unes et des autres et ceux qui jouent, de l’extérieur, de leur influence tantôt auprès des unes, tantôt auprès des autres.
Polémia a reçu d’un lecteur un article, dont il est l’auteur, qui peut servir d’éclairage aux non-initiés des conflits moyen-orientaux. Pour une meilleure compréhension de ce conflit, il nous paraît utile de le reprendre du site Le Nœud Gordien. Il s’agit d’une part de la traduction en français d’un résumé très éclairant de la guerre civile syrienne par l’essayiste américano-libanais Nassem Taleb, d’autre part de notes et de commentaires sur l’invitation assez extraordinaire d’un représentant djihadiste au Conseil européen, à la demande de la France.
Polémia.
La guerre civile en Syrie, à la fois très violente et très complexe, peut apparaître impossible à bien résumer. C’est pourtant ce que réussit le tableau synthétique de Nassim Taleb, confirmé par les évaluations officielles de la Défense française. On constate que le soutien aux rebelles d’Alep, ayant passé depuis longtemps les bornes de la décence, dépasse maintenant celles de la folie, pendant que le silence officiel est de règle sur le crime de masse commis par l’Arabie saoudite contre la population du Yémen
L’écrivain Nassim Nicholas Taleb, penseur rigoureux et original, analyste des probabilités et de la gestion des risques est à l’origine notamment du concept de « cygne noir » depuis largement popularisé pour désigner les événements dont la probabilité avait été si totalement négligée que leur possibilité même n’avait pas été aperçue.
Américain d’origine libanaise orthodoxe, c’est aussi quelqu’un qui connaît très bien le Proche-Orient. Le résumé qu’il propose du conflit syrien pourra certes surprendre, il est d’autant plus crédible que Taleb n’a vraiment aucune raison de porter le régime syrien dans son cœur, étant donné que sa famille a eu à en souffrir au moment de la guerre civile libanaise.
La guerre syrienne résumée, ou comment regarder le conflit de manière plus rigoureuse
Nassim Nicholas Taleb, 15 décembre 2016.
Traduction en français et notes – Alexis Toulet pour le Noeud Gordien, 16 décembre 2016
Pour analyser la situation en Syrie, ce sont les différentes factions qu’il faut comparer. Ne comparez pas le régime d’Assad aux gouvernements du Danemark ou de Norvège, mais à l’alternative. La question devient alors : y-a-t-il quoi que ce soit dans la colonne de gauche qui soit pire que celle de droite ?
Note 1. Les sbires du père d’Assad ont fait sauter ma maison à Amioun quand mon grand-père, alors député, vota pour Bachir (1) Dans « Intérêt en Jeu » je décris mon comportement comme «agir contre son propre intérêt» (le contraire d’un conflit d’intérêt). En tant que scientifique et qu’humaniste j’ai donc mis ma rancune de côté, en prenant en considération le cancer beaucoup, beaucoup plus grave du Salafisme c’est-à-dire de l’Islamofascisme.
Note 2. Je rappelle que je suis statisticien. Quand je regarde les statistiques du conflit, la plupart ressemblent à des inventions gonflées par des réservoirs à pensées (think tanks) fondés par le Qatar et leurs idiots utiles – par un mécanisme que les Indiens appellent «Salma l’a dit à Sabrina»(2). Par exemple, nous savons que les morts de Hama (3) n’étaient pas 30 à 40 000 comme cela a été rapporté et qu’en se limitant à ce qui est prouvé le total est plus proche de 2 000.
Note 3. On peut demander : est-ce que tous les «rebelles» sont des salafistes théocrates ? Non, mais les groupes le sont progressivement devenus par la règle de la minorité : mettez un seul salafiste dans un groupe de cinq, et tous les cinq se comporteront comme des salafistes. Ceci sans parler du financement par les wahhabites. (4)
Note 4. Les contre-insurrections – une armée contre des insurgés / des terroristes etc. – provoquent un taux bien plus élevé de victimes civiles, que l’armée soit celle d’une démocratie libérale ou d’une autocratie. (5)
Note 5. On peut demander : est-ce que tous les gens qui pleurent la défaite des rebelles à Alep si stupides, si crédules face aux sbires des réservoirs à pensées ? Ma réponse est oui, hélas. Et il faut une certaine indépendance à la fois financière et intellectuelle pour analyser les choses en dehors du récit principal, parce que les gens des réservoirs à pensées vous sautent dessus comme des mouches. (6)
En fin de compte, je n’avais jamais imaginé voir la « gauche » se mettre du côté de l’Al Qaeda des attentats du 11 septembre 2001, pleurer les combattants d’Alep, et à l’exception de journalistes indépendants comme Robert Fisk, répandre toutes sortes de mixtures.
Au Conseil européen, le délégué des djihadistes d’Alep reçu à l’instigation du président français
Jeudi 15 décembre, c’est à la demande de la France que le « maire » d’Alep-Est a été reçu par le Conseil européen, ceci afin d’ « interpeller les dirigeants européens ».
Les guillemets sont de rigueur. C’est que l’homme n’est pas maire d’Alep en réalité, ni d’Alep-est qui n’est que la partie de la ville encore sous domination des « rebelles modérés » et n’a pas de mairie en propre. Il s’agit de fait du représentant des intérêts de ces rebelles qui suivant les sources militaires françaises sont à 80% dominés par les salafistes. Ce représentant peut être ou non lui-même un djihadiste, il est en tout cas mandaté par eux.
Il y a de quoi en être proprement abasourdi.
Un représentant des intérêts djihadistes reçu au Conseil européen.
À la demande de la France.
Et le Conseil européen de se répandre en condamnations contre la Syrie et la Russie, en pleurs sur le sort des combattants… djihadistes. Les compagnons de combat des meurtriers de Charlie Hebdo, de la supérette cacher, du Bataclan, de Nice, de l’aéroport de Bruxelles et autres lieux.
Le Conseil européen est-il entré dans la Quatrième Dimension ?
François Hollande ne semble pas avoir pu convaincre l’ensemble des dirigeants européens de monter de nouvelles sanctions contre la Russie. Cependant, les Vingt-Huit ont approuvé «l’application immédiate de mesures d’urgence, que le président français a longuement détaillées devant ses pairs, à huis-clos». Suivant le président français, sur la question des sanctions, les Européens «auraient à se prononcer si les atrocités devaient se poursuivre».
Les larmes versées sur les civils d’Alep-est sont-elles sincères ? Non, sinon c’est du crime contre l’humanité au Yémen que l’on parlerait d’abord !
La reconquête d’Alep-est cause de tout évidence des victimes civiles, et il est hélas fort probable que ni Syriens ni Russes ne soient plus regardants ni ne fassent de plus grands efforts pour en limiter le nombre que ne l’avaient fait Américains à Falloujah en 2004, Russes à Grozny en 2000, ou que ne le font aujourd’hui les Irakiens et leurs soutiens à Mossoul.
Les dirigeants américains et européens dénoncent bruyamment ces victimes, comparant la situation à certains des pires crimes de masse, leur discours relayé et amplifié sans guère de mise en contexte par la plupart des médias. Cette indignation est-elle sincère ?
Le problème est le suivant : il existe un déséquilibre complet de l’indignation comme de sa couverture médiatique entre différentes atrocités, différentes victimes civiles.
Or, alors que tout innocent en vaut un autre, que toute mort de civil est aussi grave qu’une autre, les mêmes dirigeants qui se font lyriques quand il s’agit d’Alep-est sont beaucoup plus discrets quand il s’agit de Mossoul l’irakienne, qui est pourtant dans la même situation d’une force d’invasion cherchant à réduire un groupe de rebelles au milieu de nombreux civils, au prix de la mort de beaucoup d’entre eux.
Ils sont tout aussi discrets quand il s’agit de bien pire, le blocus imposé par nos « amis » saoudiens au Yémen, où les organisations humanitaires sont de plus en plus stridentes à dénoncer les souffrances grandissantes de la majorité de la population du Yémen, où malnutrition et ses corollaires notamment maladies favorisées par la faiblesse ont de plus en plus d’impact, y compris voire surtout parmi les jeunes enfants.
Selon l’UNICEF, au dernier compte 460 000 enfants du Yémen souffraient de malnutrition sévère aiguë, et la moitié des enfants en-dessous de cinq ans souffrent de malnutrition chronique, pendant que la nourriture de millions de yéménites est précaire. Ce qui n’est pas sans rapport avec le blocus naval empêchant le commerce avec les principaux ports du pays, qui avant la guerre importait 90% de sa nourriture. Blocus imposé par l’Arabie saoudite afin d’écraser les rebelles houthis qui donnent du fil à retordre à ses forces d’occupation sur place. Aux dernières nouvelles, c’est le choléra qui s’est mis de la partie, les personnes mal nourries ayant une immunité faible qui favorise la propagation des épidémies. Le résultat étant selon l’UNICEF que « Au moins un enfant meurt toutes les dix minutes au Yémen » en raison notamment de diarrhées, de malnutrition et d’infections des voies respiratoires.
Autrement dit, déséquilibre complet du discours entre deux séries de victimes civiles, celles de la reconquête d’Alep-est, celles de la reconquête de Mossoul. Et surtout négligence criante d’un véritable crime contre l’humanité, car un blocus provoquant malnutrition, maladies et mort dans une population entière n’est au sens légal le plus strict pas autre chose qu’un crime contre l’humanité.
Une indignation totalement à géométrie variable, suivant que les adversaires sont des rebelles «bien» (salafistes djihadistes non État Islamique) ou des rebelles «pas bien» (salafistes djihadistes de l’État Islamique) et suivant que les criminels sont des gens « pas bien » (Syriens soutenus par Russes) ou des gens «bien» (Irakiens soutenus par Américains et leur coalition dont fait partie la France, ou encore Saoudiens soutenus par Américains et regardés en souriant par la France)
Le cynisme atteint un comble comme c’est contre des atrocités commises par Syriens et Russes, auxquelles ils ne peuvent strictement rien, que s’élèvent dirigeants américains et européens, sans rien dire contre celles commises par les forces qu’ils soutiennent, bref précisément celles auxquelles ils pourraient quelque chose, et qui sont d’ailleurs incomparablement pires s’agissant de la répression par la famine d’un peuple rétif par l’Arabie saoudite… qui se trouve par ailleurs aussi être l’un des principaux sponsors des djihadistes syriens affublés du nom de « rebelles modérés ».
Nassim Nicholas Taleb
Traduction originale en français par Alexis Toulet : noeud-gordien.fr
16/12/2016
Notes
(1) Il s’agit de Bachir Gemayel, homme politique assassiné en 1982 lors de la guerre civile libanaise, où la Syrie joua un rôle plus que trouble
(2) On dit volontiers en France « l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours »
(3) Répression dans le sang d’un soulèvement islamiste en 1982 par Hafez El Assad, père du président actuel
(4) La domination des «rebelles modérés» par les salafistes djihadistes est connue et décrite tout à fait officiellement par exemple par la Direction du Renseignement Militaire française. Voir l’audition devant le Sénat du général Didier Castres, de l’État-major français, le 15 décembre 2015, décrivant la rébellion syrienne comme une constellation de combattants très divers de l’ordre de 100.000 personnes, dont la France estime que 80.000 d’entre eux appartiennent soit à des groupes terroristes désignés comme tels par les Nations unies, soit à des groupes salafistes extrémistes
Il s’agit bien ici des rebelles syriens hors Etat islamique (Daech) et hors forces kurdes. Et oui, l’estimation tout à fait publique de la DRM est bien que ces prétendus « rebelles modérés » sont dominés à 80% par les salafistes djihadistes. C’est-à-dire des gens dont le projet de société est bien celui résumé par Nassim Taleb, et dont les méthodes sont connues des Français à travers la campagne d’attentats en cours contre notre pays.
Il est important de bien faire la différence entre les opposants et les combattants. Que la majorité des opposants au dictateur ne soient pas des djihadistes, voilà qui est tout à fait possible. Mais en temps de guerre civile, les bulletins de vote sont remplacées par les fusils. Ce ne sont pas les opposants qui comptent, mais seulement les combattants, ceux qui prennent les armes. Et parmi ceux-là, les djihadistes salafistes sont estimés à 80% du total.
(5) Rappelons que l’assaut donné par l’armée américaine en 2004 sur la ville de Falloujah en Irak, révoltée contre l’occupant, a causé selon les journalistes indépendants un total de 4 000 à 6 000 morts dans la population, dont une majorité de civils
(6) Le tableau comparatif de Nicolas Taleb peut appeler des réserves sur plusieurs points, notamment la proportion de sunnites dans l’armée syrienne, qui a pu diminuer depuis l’avant-guerre où elle était de 70%, restant cependant au moins de l’ordre de la moitié du total.
Également, « droits complets » pour les femmes dans la Syrie de Bachar El Assad est probablement une exagération, pensant notamment à l’application pratique du droit de la famille. Cependant, le contraste avec les projets salafistes et wahhabites est de toute façon maximal.
Alexis Toulet