Depuis plusieurs années, Alexandre Latsa, en fin connaisseur du monde russe, apporte des contributions talentueuses à Polémia, avec une ligne directrice clairement tracée : dénoncer les campagnes enragées de dénigrement dont la Russie fait l’objet, en expliquer les origines et fournir aux Français une information qui leur permette d’apprécier la vie au pays de Poutine telle qu’elle est et non telle qu’on nous la montre. Traverser le miroir, démasquer les manipulations, les mensonges et les faux-semblants, et rétablir la vérité, c’est bien d’une action de ré-information qu’il s’agit.
Avec son ouvrage Un printemps russe, Latsa a fait une synthèse de ses réflexions de journaliste, de blogueur et de chef d’entreprise résidant en Russie qui va bien au-delà du commentaire de l’actualité : remontant le cours du temps depuis la naissance de la « russité », il insiste, bien entendu, sur la période de la chute de l’URSS à nos jours, mais dessine aussi des perspectives pour l’ère « post-poutinienne ». Son analyse ne se cantonne pas non plus aux considérations de politique intérieure, et la singularité de la place de la Russie dans les relations internationales en constitue un volet central.
A beaucoup d’égards, Un printemps russe est étroitement complémentaire de La Russie de Poutine d’Ivan Blot (*), dont j’ai eu l’occasion de faire un éloge mérité en avril dernier : les deux auteurs empruntent des chemins qui se recoupent partiellement, Blot proposant une approche plus philosophique, alors que Latsa axe plutôt la réflexion sur les données géopolitiques et géostratégiques. Mais l’un comme l’autre partagent une conviction : le Russia bashing, concentré sur la personnalité de son président, n’est pas dû à des raisons purement circonstancielles.
Certes, la méfiance de l’Europe de l’Ouest, puis plus tard des États-Unis vis-à-vis de « l’empire » russe remonte à des temps bien antérieurs à la Révolution de 1917 et à la Guerre froide, et Alexandre Latsa nous en donne de nombreux exemples. Elle a des origines liées aux circonstances historiques, mais la question plus globale du contrôle de l’Eurasie a été posée dès le début du XIXe siècle par des mouvements de pensée aujourd’hui peu connus du grand public (mouvement prométhéen) puis, plus tard, théorisée par plusieurs géopoliticiens anglo-saxons (Mahan, Mackinder, Spykman).
Lorsque Zbigniew Brzezinski, dans son Grand Echiquier (1997), affirme que les États-Unis ne pourront maintenir leur prépondérance mondiale qu’au prix, d’une part, d’une vassalisation de l’Europe, d’autre part, d’un endiguement systématique de toute velléité de la Russie de retrouver un statut de grande puissance perdu avec la chute de l’Union soviétique, il ne fait donc que se couler dans les pas d’une pensée géostratégique antirusse bien antérieure.
Au-delà même de cette mise en perspective, Alexandre Latsa tente de répondre à la question, au fond, si simple : Pourquoi cette recrudescence de haine contre la Russie depuis que Vladimir Poutine est à la tête du pays ?
L’auteur, au fil de son propos, rappelle à ceux qui auraient encore besoin d’être dessillés l’ampleur et l’unanimité des campagnes de dénigrement menées contre les dirigeants de Moscou depuis la fin des années 1990. Tous les prétextes sont bons et tous les moyens aussi. Et si l’Amérique tient le gouvernail, ses laquais se bousculent au portillon. A cet égard, le mainstream médiatique français, AFP en tête, mérite la palme d’or de la complaisance et de la soumission : Latsa donne de nombreuses et graves illustrations de cette dhimmitude renversée, où la manipulation des faits côtoie les mensonges les plus éhontés, selon les lois bien établies de la « tyrannie des médias ».
Sont aussi épinglés tous les réseaux d’influence à travers lesquels l’empire américain exerce sa tutelle sur l’Europe et ses « élites » (telle la Fondation franco-américaine, qui forme les Young leaders, lesquels diffuseront ensuite les thèses favorables aux États-Unis : une liste non exhaustive des personnalités françaises qui sont passées par la Fondation –p. 213 – se passe de commentaires !
De copieux et substantiels développements sont également consacrés aux « révolutions de couleur », présentées à juste titre comme autant de tentatives de déstabilisation – généralement manquées, au demeurant – du régime russe, et au rôle moteur des États-Unis dans les grandes manœuvres commerciales autour de l’accès et du transport des ressources énergétiques. Dans ce dernier domaine notamment, il faut saluer la présentation très claire d’une situation qui est par nature complexe.
Si le rôle des pays « atlantistes » et surtout du premier d’entre eux dans la croisade antirusse est mis en avant, Latsa ne saurait être accusé de « conspirationnisme » : chacune de ses affirmations est vérifiable, recoupée et proportionnée aux enjeux. Il est trop expert dans le décryptage des techniques de manipulation utilisées par les ennemis de la Russie pour prendre le risque de se voir accuser d’être lui-même un manipulateur.
L’auteur ne réduit d’ailleurs pas la russophobie ambiante à un antagonisme « EU + UE vs Russie ». Même s’il accorde leur juste place aux facteurs géostratégiques, ces facteurs, depuis le début de « l’ère poutinienne », sont analysés comme le reflet d’un antagonisme plus profond qui est de nature idéologique : si la Russie est la cible de toutes les attaques, c’est parce qu’elle résiste à la mise en coupe réglée que l’oligarchie cosmopolite cherche à imposer à toute la planète.
Poutine a commencé à déranger lorsqu’il a mis au pas « ses » oligarques : les États-Unis s’accommodaient parfaitement de la situation de chaos institutionnel, économique et moral qui avait accompagné la période Eltsine. Cette désagrégation permettait de mettre la Russie sous perfusion, avec la bonne conscience de l’infirmière qui s’active au chevet du malade, tout en sachant que les chances de guérison sont infimes. Peu de gens auraient alors parié sur la capacité de la Russie à reprendre en mains son destin, et la majorité pensait que le monde unipolaire sous domination américaine avait un bel avenir devant lui. Il a pourtant fallu rapidement déchanter, et le complexe politico-médiatique atlantiste s’est ridiculisé une première fois en présentant comme des victimes, au nom des droits de l’homme, des Berezovsky ou des Khodorkovski dont les états de service mafieux étaient pourtant éloquents.
Plus généralement, tout ce qui a été entrepris par Poutine pour réhabiliter le pouvoir politique (par exemple la traduction dans l’édifice institutionnel du concept de « verticalité des pouvoirs ») et subordonner la fonction marchande à la fonction souveraine a été réinterprété comme l’avènement d’un régime autoritaire, voire dictatorial. Latsa montre bien que les bribes d’événements qui sont montés en épingle par les médias occidentaux – l’affaire des Pussy Riots est exemplaire à cet égard – sont considérés sur place comme totalement insignifiants. Pour les Russes les mieux informés, cette exploitation médiatique est perçue comme une atteinte à l’opinion de la majorité, et par conséquent comme une agression idéologique contre l’État et ses dirigeants. Elle est donc totalement contreproductive.
Les « élites » qui nous gouvernent entretiennent volontairement des contresens sur le caractère universaliste de leur doxa et cultivent l’inversion systématique des valeurs. La Russie de Poutine est un champ de manœuvre idéal pour les tenants de l’idéologie dominante. On reproche souvent aux Russes de souffrir de fièvre obsidionale. Force est de constater qu’ils ont quelques raisons de se considérer comme assiégés. Cet encerclement s’expliquait dans le contexte de l’opposition monde communiste/ « monde libre », car l’URSS se plaçait résolument dans une stratégie de conquête, et les rapports de force entre les blocs étaient équilibrés. Si la « détente » a coïncidé avec la décrépitude de l’Union soviétique, et s’est poursuivie avec sa chute et pendant l’ère Eltsine, ce n’est pas le fait du hasard : le camp américain ne tolère de relations sereines avec la Russie que lorsque celle-ci n’est pas en état de contester sa prédominance idéologique sur un monde unipolaire. Dès lors que Vladimir Poutine remet en question ce bel édifice, lui-même et toutes les valeurs sur lesquelles il appuie son gouvernement ont vocation à être cloués au pilori :
- il en va ainsi de l’aspiration à la stabilité institutionnelle et à la sécurité des personnes et des biens, rebaptisée autoritarisme, répression et atteinte aux droits de l’homme ;
- il en va ainsi de la renaissance de la spiritualité et du religieux, qui sont présentés comme des atteintes à la sacro-sainte laïcité ;
- il en va ainsi du patriotisme, qui est décrit comme une régression mentale contraire aux valeurs du cosmopolitisme ;
- il en va ainsi de la défense de la morale et de la famille, parce que contraires à l’idéologie libertaire ;
- il en va ainsi du retour aux sources de l’identité et de « l’esprit russe » : Poutine est coupable d’avoir redonné aux Russes la fierté de leur « russité », car la fierté, c’est bien connu, ne saurait concerner que les minorités communautaristes ;
- il en va enfin ainsi de toutes les actions qui tentent à redonner à la Russie une forme de puissance dans les relations internationales, car cela est contraire à la mondialisation, sous contrôle américain s’entend. Or, il est de plus en plus difficile de contester que la politique étrangère de la Russie s’apparente jusqu’ici à un sans-faute.
Toutes ces manœuvres de grande envergure tournées contre la Russie ont souvent tourné à la confusion de leurs instigateurs, de l’Ukraine aux JO de Sotchi. Globalement, l’on peut soutenir que les opinions occidentales sont de moins en moins dupes, et que des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour montrer que la Russie ne constitue nullement une menace pour l’Europe et plaider en faveur d’une stratégie de rapprochement avec Moscou. De plus, le cas russe s’inscrit dans un contexte de montée des opinions dissidentes, identitaires, et de dénonciation croissante de l’impasse dans laquelle nous conduit l’idéologie libérale-libertaire. Mais Alexandre Latsa a l’honnêteté de convenir que s’il existe des motifs d’espérer, l’avenir est loin d’être joué.
En premier lieu, le succès du poutinisme n’est pas encore assuré sur le long terme, car de nombreux points d’incertitude demeurent :
- la corruption, malgré des améliorations considérables qui ont grandement contribué à la popularité non démentie du régime, reste encore un mal endémique ;
- la démographie, qui a connu une embellie significative, mais dont les effets ne seront tangibles qu’en longue période, et à condition que l’effort entamé se poursuive ;
- la situation économique, qui a connu un regain de prospérité, mais au-dessus de laquelle planent de lourdes épées de Damoclès, notamment dans le domaine de la politique des ressources énergétiques ;
- le « polyethnisme » et le poids de l’islam au sein de la Russie, que le pouvoir a géré jusqu’ici de façon habile, mais qui ne semble pas loin du seuil de rupture ;
- les interrogations sur ce que sera « l’après-Poutine » : s’agira-t-il d’une expérience sans lendemains, ou au contraire les successeurs de Vladimir Poutine seront-ils capables de transformer l’essai ? Nul n’est en mesure de répondre à cette question aujourd’hui, alors que se dessinent d’ores et déjà plusieurs options géopolitiques fondamentales, que Latsa expose dans son chapitre de conclusion.
En second lieu, Latsa ne manque pas de relever que dans la guerre médiatique menée par les atlantistes contre la Russie, et même si Internet a permis de réduire l’écart, Moscou conserve un temps de retard, tant les moyens mis en œuvre par l’ennemi sont puissants et polymorphes. En outre, les communicants russes restent imprégnés d’une conception de l’information héritée de l’URSS, plus axée sur la propagande que sur la réponse sophistiquée aux attaques. Des progrès ont été réalisés depuis quelques années, mais il reste du chemin à parcourir.
Les propos tenus par les représentants du « camp du Bien » depuis le Brexit, d’Obama à Merkel, de Juncker à Martin Schulz, illustrent, si besoin était, et comme le faisait remarquer justement Michel Geoffroy dans sa dernière contribution à Polémia, que l’oligarchie est prête à tout pour garder le pouvoir, et encore plus lorsqu’elle est aux abois. De ce point de vue, il est improbable que la Russie bénéficie de sitôt d’un surcroît d’indulgence de la part des États-Unis et de leurs laquais européens.
Certes, ceux-ci ne comprendront jamais que si Poutine conserve sans désemparer l’appui de l’immense majorité de la population, c’est parce que le déferlement de haine contre lui dans les médias occidentaux est considéré comme une atteinte au peuple et à la patrie russes, et donc se retourne contre les auteurs des attaques. Les dirigeants de Moscou ont jusqu’ici assez finement joué leur jeu et exploité les faux-pas du camp d’en face. Ils trouvent donc logiquement de plus en plus en plus d’écoute à l’extérieur de leurs frontières. Pour autant, le temps n’est pas encore venu où le « printemps russe » pourra inspirer les dirigeants à bout de souffle de notre « Vieille Europe ».
Bernard Mazin
26/06/2016
Alexandre Latsa, Un printemps russe, Éditions des Syrtes, avril 2016, 305 pages.an
Note
* Ivan Blot : « La Russie de Poutine »