« Quant à la sacro-sainte impertinence de l’hebdo, grand donneur de leçons devant l’Eternel, et à son indépendance sourcilleuse vis-à-vis du pouvoir, elles tiennent elles aussi du leurre. »
Ça balance pas mal dans la presse de gauche ! Après La Face cachée du Monde. Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir par Pierre Péan et Philippe Cohen (Document/Mille et une nuits), après Les patrons de la presse nationale. Tous mauvais (La Fabrique éditions), dont l’auteur, l’ancien trotskiste Jean Stern (1), étrillait en particulier Libération et L’Huma, c’est à une autre « institution de la République », vieille de près d’un siècle, que s’attaque ce « roman satirique », dont le titre est tout un programme. C.L.
Aucune ressemblance, bien sûr, entre Le Canard enchaîné, fondé en 1915 par Maurice et Jeanne Maréchal, « Journal satirique paraissant le mercredi » sis rue des Petits-Pères, et L’Exemplaire, hebdomadaire créé à la même époque par Marcel Nousvoila, sis rue Saint-Simagrée et où un journaliste nommé Pierre Pica (le pica est une mesure typographique), ancien, entre autres, de L’Epopée, a l’honneur et l’avantage d’être recruté au début des années 2000.
Transparence, impertinence et indépendance : des leurres
Ah, se sentir membre d’une chaleureuse fraternité et pouvoir écrire en toute liberté sans se soucier des puissants, quelle joie pour notre homme qui, en compensation des joies à venir, consent à une baisse de son salaire !
Mais cette euphorie n’a qu’un temps. Pica s’aperçoit vite que la fraternité d’armes n’est qu’une apparence, les clans s’affrontant allégrement sous la férule du tyrannique directeur Félix, et que la mesquinerie règne en maître car la direction, qui refuse par exemple de s’abonner à l’AFP (ce que confirme Wikipedia), exige de ses pigistes qu’ils le soient. Pis encore : de très ingénieux, très arbitraires et très opaques systèmes de primes et d’attributions d’actions (celles-ci quasiment sans valeur) garantissent la docilité des rédacteurs.
Quant à la sacro-sainte impertinence de l’hebdo, grand donneur de leçons devant l’Eternel, et à son indépendance sourcilleuse vis-à-vis du pouvoir, elles tiennent elles aussi du leurre. Pica se voit vite cantonné à la rubrique « Que Pouic » (qu’à partir des récriminations de lecteurs, Jean-Yves Viollier tenait justement au Canard sous le titre « Pouac ») et, quand il est informé par une taupe gaulliste des agissement du « Petit nerveux », qui rêve de devenir calife à la place du calife Chirac, ses informations exclusives sont sciemment mal utilisées, voire snobées par Félix. Deux confrères, qui ont découvert des faits propres à empêcher le Petit nerveux de se présenter à la présidentielle de 2007 contre « la Madone », verront également leur bombe se transformer en pétard mouillé après réécriture de leur papier par la direction car « tous les sujets concernant l’UMP et le PS étaient des chasses gardées directoriales » et l’on ne vient pas « braconner sur le domaine royal ».
Un fil à la patte
De même L’Exemplaire fera-t-il ensuite tout un foin autour des vacances familiales au Maroc de Marie Michiot, ministre des Armées finalement contrainte à la démission – à la grande satisfaction du Petit nerveux qui ne peut la souffrir. En revanche, l’hebdo se montrera curieusement beaucoup plus discret sur le premier ministre, dit « Le Jouisseur » car « derrière son air de notaire compassé se cache un hédoniste absolu », qui, simultanément, a passé un réveillon de Noël fastueux : « Palace luxueux prêté par la présidence syrienne, avion privé mis à disposition du nabab ».
On le voit, les situations à peine transposées et leurs héros sont transparents – à la Noël 2011, c’est l’Egyptien Moubarak qui offrit hospitalité et avion privé à la famille Fillon, et c’est en Tunisie que séjourna Michèle Alliot-Marie. Cela ne suffit pas à faire de ce « roman satirique » un grand livre : M. Viollier maltraite trop souvent la langue française (ah, cette machine à café qu’on entend « bruisser » !) et abuse des astuces vaseuses pour intituler ses chapitres (« Toc art de presse », « Conf’errance de rédaction », « Actionn’air de rien », etc.).
Mais, le bouquin refermé, reste une certitude, ou plutôt une confirmation, d’autant plus que son auteur, dont le père était un « militant anticolonialiste », ne cesse d’exciper de sa « culture syndicaliste » et gauchiste : le canard laquais a bien un fil à la patte. Et même plusieurs, politiques, économiques et financiers, sa bonne santé dépendant en partie de la générosité du pouvoir en place, de quelque obédience que soit celui-ci, alors qu’il ne cesse de perdre des lecteurs.
En cela, il est vrai, et malgré son anarchisme de façade, il ne se distingue guère des autres titres de presse. Les « médias en servitude » (2) sont bel et bien une (désolante) réalité française.
Claude Lorne
4/11/2013
Jean-Yves Viollier, Un délicieux canard laquais, éditions du Toucan 2013, 220 pages.