François Hollande et la gauche n’ont pas gagné l’élection présidentielle ; c’est Nicolas Sarkozy qui l’a perdue. À l’exception de l’élection de 2002, jamais un candidat n’avait été élu quasi-exclusivement par défaut. Étienne Lahyre, correspondant à l’ENA de Polémia, poursuit ici son étude des élections présidentielles.
La victoire d’Henri Queuille
Pour autant, on ne peut qu’apprécier à sa juste valeur la campagne du candidat socialiste, de sa désignation aux primaires à sa gestion de la victoire finale : une campagne parfaitement maîtrisée, sans aucune erreur stratégique, où il a laissé le président sortant, transformé en challenger, porter ses coups et prendre des risques. François Hollande a réussi à transposer à l’élection présidentielle la tactique qui lui avait permis de conserver la tête du Parti Socialiste pendant plus de 10 ans : ne jamais prêter le flanc à la critique, maîtriser la tectonique de la gauche plurielle, contenir le talentueux Mélenchon et finalement ne jamais se dévoiler. C’est un politicien de la IVe République qui a remporté l’élection la plus représentative de l’esprit des institutions de la Ve République, un cacique socialiste engagé en politique depuis plus de 30 ans, qui a emporté la victoire sur la seule thématique floue et tellement commune du changement.
Un prestidigitateur de génie nommé Patrick Buisson
Hollande peut surtout remercier Sarkozy dont il s’est efforcé d’être le parfait négatif au cours de cette campagne : rassembleur, simple, plein de sang-froid, enraciné (en fêtant sa victoire auprès des Corréziens, quand Sarkozy se précipitait au Fouquet’s, puis se prélassait sur le Yacht de Bolloré). Nicolas Sarkozy ne pouvait pas gagner cette élection : c’est sa personne qui cristallisait l’hostilité et le ressentiment de nos compatriotes, choqués par son vulgaire goût du lucre et ses diverses incartades. Chacun à droite savait que cette élection était ingagnable et pourtant… Le résultat de l’élection de 2012 est le plus serré de l’histoire de la cinquième République après celui de 1974. Les 48,38% d’un candidat sortant, honni comme aucun de ses prédécesseurs ne l’avait été et ayant affronté une crise mondiale d’une ampleur exceptionnelle font figure de miracle. L’auteur de ce miracle, Patrick Buisson, est un prestidigitateur de génie : c’est lui qui en 2007, avait fait du ministre de l’Intérieur incapable de prévenir puis de juguler les émeutes de banlieue de 2005, un champion de la sécurité ; d’un cosmopolite libéral, le héraut des terroirs et de l’homme de la forfaiture du Traité de Lisbonne le digne représentant de la France du Non. Et c’est ce même illusionniste qui est aujourd’hui la cible des critiques d’une partie de la « droite » : la « droitisation » voulue par Buisson serait la cause de la défaite de Sarkozy. Les contempteurs de Patrick Buisson fondent leur jugement sur deux fausses évidences :
- La défaite d’un candidat est essentiellement due à sa mauvaise campagne ;
- Nicolas Sarkozy a perdu, donc les analyses de Buisson étaient erronées.
De Nicolas le germanique…
Or, souvenons-nous du discours du président sortant peu avant le début de la reprise en main de la campagne par Buisson. Après avoir fait montre au début de son quinquennat d’une fascination pour les Etats-Unis aussi infantile (les inoubliables joggings présidentiels en T-Shirt NYPD) que funeste (proposition d’introduire en France les crédits hypothécaires pendant la campagne de 2007, réintégration du commandement militaire de l’OTAN), Sarkozy s’est progressivement converti à la germanophilie, trait caractéristique d’une grande partie des « élites » françaises depuis les années 1930 : soumission aux diktats de Mme Merkel, volonté de transposer en France le nouveau modèle économique allemand hérité des réformes Schröder du début des années 2000, complexe d’infériorité face à la réussite revendiquée par nos voisins d’outre-rhin, mais pas un mot sur la catastrophe démographique allemande ou sur la mise à mal du capitalisme rhénan ballotté par des choix économiques fondés sur la diminution du coût du travail et la perte généralisée de pouvoir d’achat dont ont été victimes les travailleurs allemands. A l’instar de son voisin, Sarkozy voulait transformer la France en bon élève de la globalisation, cet élève noté AAA par les sacrosaintes agences de notation. Une ligne politique qui n’était pas sans rappeler les années 1995-97 au cours desquelles l’unique objectif d’Alain Juppé était de remplir les critères de Maastricht, et qui se sont soldées par une déroute piteuse après la dissolution de 1997. Les mêmes causes produisirent les mêmes effets : après avoir perdu, et de quelle manière, tous les scrutins intermédiaires depuis 2007, Sarkozy abordait l’élection présidentielle avec un retard inédit dans les sondages. De 2010, date des premiers sondages présidentiels à la fin du mois de février 2012, l’ensemble des enquêtes d’opinion prévoyaient une écrasante défaite de Sarkozy, face à tous les candidats socialistes potentiels.
… à Sarkozy le téméraire
Patrick Buisson connaît ses classiques : il sait parfaitement que dans l’histoire de France, de la ligue catholique financée par l’Espagne au parti de l’Ordre de Guizot fasciné par le modèle anglais, tous les partis inspirés ou soutenus par l’étranger, ont connu un sort tragique. Et Buisson de mettre en avant, comme en 2007, ces composantes de l’identité nationale auxquels le peuple français est depuis toujours attaché : autorité de l’Etat et conservatisme moral, critique des corps intermédiaires pour retrouver le lien direct entre le souverain et son peuple si constitutif du modèle politique français, critique de l’Europe identifiée à une nouvelle forme de domination impériale. Une campagne aussi intelligente qu’en contradiction flagrante avec la politique menée depuis cinq ans, mais qui a bien failli réussir.
Après un premier tour médiocre pour un président sortant, mais où il avait jugulé la poussée de Marine Le Pen (estimée, pour sa part à 20% ou plus dans tous les sondages réalisés en 2011), Sarkozy a pris le contrepied de l’adage selon lequel le deuxième tour se gagne au centre : le deuxième tour se gagne au peuple et à la Nation. Et le système, dans une réaction massive d’auto-défense dont il est coutumier, a tout entier mené une violente campagne anti-Sarkozy : pour la première fois dans l’histoire, un candidat présent au deuxième tour ne reçoit le soutien d’aucun de ses concurrents du premier tour. Le Monde, Libération, la CGT, le Syndicat de la magistrature se déchaînent contre l’un des deux finalistes, comme pendant la quinzaine de l’hystérie en 2002, tandis que Bayrou vole au secours de la victoire socialiste. Mais dans le même temps, des voix s’élèvent pour mettre fin à la guerre que la droite parlementaire a engagée contre le Front national depuis la fin des années 1980. Lors du débat présidentiel, le président sortant s’adresse expressément aux électeurs de Marine Le Pen. Et le soir du 6 mai 2012, si la gauche remporte une victoire politique, la droite nationale a peut-être remporté une de ses plus grandes victoires idéologiques. Selon un sondage réalisé après l’élection présidentielle, 68% des électeurs FN et 70% des électeurs UMP sont favorables à des accords de désistement réciproque pour les élections législatives. Ce chiffre, qui atteint un niveau inégalé, peut s’expliquer par la teneur de la campagne du président sortant, mais surtout par l’évolution de l’électorat de la droite parlementaire.
Un bloc électoral UMP-FN ?
Le tableau suivant (1) fait apparaître les résultats de deuxième tour obtenus par le candidat de la droite parlementaire aux élections présidentielles de 1995, 2007 et 2012.
Plusieurs phénomènes apparaissent :
- La droite parlementaire est en chute constante dans les grandes villes (où elle perd entre 9 et 16 points entre 1995 et 2012) dans les villes de banlieue à forte population d’origine étrangère (pertes comprises entre 11 et 25 points) : elle pâtit des mêmes phénomènes que le FN dans ces secteurs. Mais à la différence de celui-ci, elle est largement responsable de certains d’entre eux : en refusant de réformer les dispositions du code civil relatives à la nationalité française obtenue automatiquement par les enfants nés en France de parents étrangers, en procédant à des naturalisations massives depuis 2002, en multipliant le nombre des Français de papier l’UMP a scellé sa défaite électorale et a porté atteinte à l’identité nationale qu’elle prétend défendre. Contrairement aux allégations de certains responsables UMP, ça n’est pas Marine Le Pen qui a fait battre Nicolas Sarkozy : outre les foucades de son chef, la droite parlementaire paie le prix de son incurie intellectuelle et de son « déni des cultures » (Hugues Lagrange). Il est désormais clair aux yeux de tous que l’immigration africaine et la présence musulmane en France sont les armées de secours d’une gauche qui a progressivement perdu le peuple depuis le tournant de la rigueur de 1983 et la victoire idéologique de la deuxième gauche.
- La droite parlementaire voit ses scores diminuer à l’ouest du pays, plus particulièrement dans ses fiefs historiques (Bretagne, Pays de Loire, Basse-Normandie), ainsi que dans le Centre de la France au cœur de l’ancienne « Chiraquie » ; parallèlement, ses résultats dans les départements populaires de l’Est du Pays, tels les Ardennes, sont bien meilleurs qu’à l’époque de Jacques Chirac, notamment du fait de report de voix supérieurs du Front national.
- Pour autant, l’électorat frontiste ne s’est pas reporté de manière homogène sur le président sortant ainsi qu’en atteste le second tableau (2). Celui-ci présente les scores obtenus par les quatre candidats ne se revendiquant pas de gauche dans 4 départements où le FN a obtenu plus de 21% des voix ; au sein de ces départements, sont pris en compte des villes moyennes et villages où Marine Le Pen a obtenu des résultats particulièrement élevés.
- Dans le Bas-Rhin, qui est traditionnellement l’un des départements les plus à droite de France, les reports du FN sont particulièrement bons ; ceux-ci sont légèrement inférieurs mais demeurent à un niveau élevé dans le Gard, département qui, comme le Bas-Rhin, vote massivement en faveur du Front national depuis les années 1980.
- En revanche, ces reports sont plus faibles dans la Somme (où l’émergence du vote FN est bien plus tardive) et dans le Pas-de-Calais. Dans le bureau de vote d’Hénin-Beaumont qui a accordé 44,7% à Marine Le Pen au 1er tour et 6,4% à Nicolas Sarkozy, le candidat sortant bénéficie d’un très mauvais report de voix d’un électorat lepéniste de condition modeste et le plus souvent issu de la gauche.
Le populisme est l’avenir de la droite
Mais le principal phénomène à retenir de cette élection présidentielle demeure la proximité géographique croissante entre l’électorat UMP et celui du Front national : Sarkozy a obtenu 43 % des voix dans les agglomérations de plus de 100 000 habitants, 46 % dans les villes de 20 000 à 100 000 habitants, 49 % dans les agglomérations de moins de 20 000 habitants et 52 % en milieu rural. Plus on s’éloigne des grandes agglomérations, plus le score obtenu par la droite parlementaire au second tour est fort, tout comme les résultats de premier tour de Marine Le Pen. C’est cette tendance lourde, plus encore que la tonalité de la campagne de Sarkozy, qui explique les souhaits de rapprochement UMP – FN émis par les électorats des deux formations.
La gauche, inspirée par Terra Nova, s’adresse à la France visible : à ceux qui réussissent grâce à leurs diplômes, aux activistes (militants homosexuels, féministes…) et aux jeunes d’origine étrangère, les fameux « jeunes ». Engoncée dans les certitudes de son tropisme parisien, la gauche ne voit le pays qu’à travers un prisme télévisuel ou numérique. Pour le compte du président candidat, Patrick Buisson a donné un nouveau souffle à l’opposition maurassienne Pays légal / Pays réel : le pays réel est devenu la France des invisibles. En utilisant les propres termes de Jean-Marie Le Pen le soir du 21 avril 2002 « Vous les petits, les sans-grades… », Sarkozy s’est adressé à ceux que Popper aurait nommés les « ennemis de la société ouverte », ceux que nous préférons appeler les représentants de la France éternelle : celle qui est fière d’elle-même, de son identité, de ses traditions, qui est jalouse de son indépendance et de ses libertés, locales et nationales. Celle qui s’est toujours incarnée dans le peuple et non dans les élites auto-proclamées ; peu avant son abdication de 1814, Napoléon affirmait : « Je ne trouve de noblesse que dans la canaille que j’ai négligée et de canaille que dans la noblesse que j’ai faite ». Alors que la gauche Terra Nova assume et revendique sa prolophobie, le « populisme » est le seul horizon victorieux d’une droite enfin réunifiée fondée sur le triptyque Indépendance nationale – Autorité de l’Etat – Justice sociale.
« Les valeurs et les idées que nous défendons sont les bonnes : innovation, compétitivité, Europe… Il va falloir les défendre à nouveau et continuer à les porter», a affirmé sans rire Bruno Le Maire après la défaite du 6 mai. Voilà qui est moins aussi mobilisateur que la formation tout au long de la vie, chère à Moscovici, clé de voûte du programme présidentiel de Jospin en 2002. Quant à Mmes Jouanno et Kosciusko-Morizet, elles passent leur temps à mépriser ostensiblement et à insulter les seuls électeurs du Front national.
Qui a dit que nous avions la droite la plus bête du monde ?
Étienne Lahyre
10/05/2012
Notes
- Tableau de résultats de deuxième tour obtenus par le candidat de la droite parlementaire aux élections présidentielles de 1995 – 2007 – 2012
- Tableau consignant les scores obtenus par les quatre candidats ne se revendiquant pas de gauche dans quatre départements où le FN a obtenu plus de 21% des voix.
Pour la lecture de ces deux tableaux, cliquer ici