Par Michel Lhomme, philosophe, politologue ♦ L’islamiste Recep Tayyip Erdogan continuera donc à diriger la République de Turquie. Cela a été décidé par 53 % des électeurs, qui sont allés voter lors d’élections anticipées mais décisives puisqu’elles étaient à la fois présidentielles et législatives. C’était tout de même la sixième fois en cinq ans que les Turcs se rendaient aux urnes.
Cependant, cette fois, l’enregistrement de la participation (92 %) fut l’un des plus élevés de l’histoire du pays, manifestant clairement que les Turcs veulent être gouvernés et pas par n’importe qui, par Erdogan même si la censure de la presse, l’arrestation et l’intimidation contre de nombreux opposants au quotidien y sont aussi pour quelque chose. Ces élections à répétition ont aussi du bon puisque de nouveaux visages politiques sont apparus comme celui du nationaliste Meral Aksener. Pour sa part, le chef du parti gauchiste et pro-kurde, Selahatin Demirtas, a dû faire campagne derrière les barreaux, alors que le candidat kémaliste du vieux Parti populaire républicain, Muharrem İnce est devenu le nouveau visage de l’espoir des laïcs et des progressistes du pays devenant même le principal adversaire de l’islamiste Erdogan.
Cependant, il faut bien reconnâitre l’exploit d’Erdogan car ni l’état d’urgence, qui a suivi le coup d’État raté de 2016, ni la crise pour ne pas dire la débâcle économique que traverse le pays – la livre turque a perdu en une année 20% de sa valeur par rapport à l’euro, les prix ont augmenté de 11% en avril ! – n’ont réussi à arrêter le candidat conservateur et nationaliste du Parti Justice et Développement, en coalition avec le Parti d’ action nationaliste. Ils ont obtenu tous deux le contrôle du Parlement avec 348 députés sur un total de 600 sièges. Avec un tel soutien et sans même avoir besoin d’un second tour, Erdogan et son exécutif se dirigent vers un exercice totalitaire du pouvoir.
Mais qui est donc Erdogan ?
Un garçon qui vendait des beignets salés dans le quartier modeste de Kasimpasa d’Istanbul nous raconte-t-on, un adolescent qui aspirait à retrouver les racines islamiques et ottomanes de son pays et qui dirige le pays depuis 2002 sans interruption. Dans cette nouvelle étape, il assumera, comme le stipule la réforme approuvée en 2017, le contrôle total de l’État et du gouvernement, la figure du Premier ministre n’existant plus. En outre, par ce nouveau mandat, le président ne pourra être convoqué. On ne pourra plus en somme lui poser de questions. Il aura en outre le pouvoir de nommer une grande partie des juges c’est dire qu’Erdogan concentrera à la tête de l’État tous les fils et les ressorts pour gérer le pays à volonté et arriver à réaliser son rêve d’enfant : reconstituer au Proche-Orient l’Empire ottoman.
L’Europe aura du souci à se faire du côté du Bosphore
D’autant qu’Erdogan se rêve aussi en « Sultan de l’Europe », maître de la diaspora musulmane et de fait les Turcs de France, d’Allemagne et d’Autriche ont voté massivement pour lui. Élevé sur les rives de la mer Noire, dans la petite ville côtière de Rize, Erdogan n’était pas seulement un vendeur de beignets car fils d’une bonne famille de classe moyenne inférieure, il a grandi à Istanbul, où il a poursuivi ses études dans des écoles islamiques puis de commerce de l’Université de Marmara. Durant ses études, il a rejoint dans une Turquie délétère et vendue dans les années 80 aux affairistes, les jeunes nationalistes islamistes, écoutant avec attention les leçons de Necmettin Erbakan, le premier leader islamiste de la Turquie moderne et éphémère premier ministre de 1996 à 1997, poussé à démissionner par la direction militaire des Loups gris encore kémalistes et laïcs.
Dans les années quatre-vingt, Erdogan fut élu maire d’Ankara, la capitale, et il était devenu le martyr de l’opposition islamiste turcs pour avoir récité publiquement un poème pan turque de l’idéologue Ziya Gökalp . «Les mosquées sont nos casernes / dômes nos casques / les minarets nos baïonnettes / et les croyants nos soldats ». Ces versets guerriers lui valurent quatre mois de prison. Après on connaît l’histoire, devenant chef de l’Akp, il sera Premier ministre de 2003 jusqu’en 2014, date où il assumera la présidence de la République, titre qu’il détient de nouveau depuis le 24 juin 2018.
La victoire absolue d’Erdogan et de l’AKP marque un affaiblissement du système de freins et de contrepoids qui existait encore contre la dictature. Il est aussi le résultat de la mise au pas efficace et rude de la presse et des médias en faveur du pouvoir exécutif, qui conduisent finalement à une érosion des pouvoirs démocratiques de la Turquie. Mais les électeurs turcs furent motivés par un autre argument, celui de la stabilité politique, avec une majorité parlementaire pleinement conforme à l’autorité présidentielle. On ne dira pas la même chose d’élections réalisées sous d’autres cieux avec un taux d’abstentions records alors oui, Erdogan : chapeau !
En Syrie, la Turquie d’Erdogan s’est en tout cas imposé comme un acteur majeur en se rapprochant, fait étonnant pour un pays membre de l’Otan, de Moscou. Si la Turquie s’est attaqué aux Kurdes d’Afrin, c’était en effet paradoxalement avec le feu vert de la Russie. Après l’avion russe abattu par l’armée turque à la frontière syrienne en novembre 2015, les deux pays se sont réconciliés, se sont rapprochés, et la Turquie entend continuer à être considérée malgré tout comme un interlocuteur incontournable sur la Syrie alors que le conflit syrien semble reprendre en ce début d’été 2018. Lors des discussions sur la mise en place de zones de désescalade en Syrie, la Turquie s’était faite le porte-voix des rebelles. Aussi n’oublions qu’Erdogan doit aussi sa victoire au massacre des civils d’Afrin.
Une Turquie, néo-ottomane ?
Ce que révèlent ces événements, c’est que la politique extérieure turque aura été marquée par des revirements et des renversements d’alliances, certains la présentant comme « néo-ottomane », concept pour le moins anachronique et sans consistance car n’aidant pas à comprendre à notre avis le pragmatisme machiavélien du pouvoir. Après les mouvements contestataires du printemps arabe, Ankara avait certes caressé ce rêve de devenir le leader régional, brandissant la carte du sunnisme politique pour installer partout des régimes proches du mouvement des Frères musulmans et la diplomatie turque avait opéré ici un premier aggiornamento conservateur en délaissant sa politique pro-occidentale traditionnelle pour une rhétorique à la fois anti-occidentale, antisémite et pro-islamiste même si ce rêve heurtait de plein fouet la modernité culturelle effective du pays, l’écart immense entre le discours petit bourgeois de province du pouvoir en place et les élites médiatiques du pays, les LGBT turcs d’Istanbul par exemple.
Erdogan a alors utilisé les ressorts machiavéliens de la dictature, déjoué le coup d’état ”commandité” de son principal adversaire Fethullah Guhlen pour imposer par la force et la censure son modèle islamique autoritaire mais ce fut en même temps l’aveu d’un pathétique échec, celui d’un islam politique turc qui s’était promis de réconcilier après le 11 septembre la religion et les valeurs libérales. En ce sens la victoire d’Erdogan nous concerne aussi.
Demain soumise selon les prémonitions de Houellebecq, il n’y a aura pas d’Islam du vingt-et-unième modéré si on l’entend comme islam libéralisé. Les gouvernements successifs du Parti de la justice et du développement (AKP) se sont peu à peu éloignés de la promesse salutaire d’un Islam des Lumières en optant pour une ligne musulmane conflictuelle et plus clivante, à la fois pour des raisons électorales — le discours belliqueux et viril vaut bien plus en Turquie que le discours pacifiste — et idéologiques l’objectif d’un islam politique, ottoman dirigé par la Turquie. À travers la sur-« turquisation » et la sur-islamisation de l’histoire ottomane, le pouvoir en place a déclaré en tout cas l’ensemble du Proche-Orient puis, à défaut et a minima la Syrie, comme un hinterland mérité et légitime, s’écartant de fait de l’axe européen.
Indéniablement, la politique étrangère en dents de scie d’Ankara au Proche-Orient est un facteur supplémentaire de déstabilisation, par la diaspora de l’immigration, la menace de « lâcher » les plus de trois millions de déplacés syriens présents dans son territoire avec celle des djihadistes qui pourraient mettre en péril les villes européennes, et puis aussi par l’ennemi éternel, la Grèce. D’ailleurs, le chantage marche puisque ni l’UE ni même le Conseil de l’Europe dont la Turquie est membre depuis 1949 n’osent élever des protestations sérieuses au sujet de la politique étrangère turque ou des violations constantes des droits humains à l’intérieur de la Turquie.
Michel Lhomme
06/08/2018
Source : Metamag
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