Par S. Quintinius ♦ Par décret du 22 février 2023, le président de la République a nommé Thierry Tuot à la présidence de la section de l’intérieur du Conseil d’Etat. Cette nomination dans la plus haute juridiction administrative française est lourde de symboles compte tenu des prises de position passées de l’heureux élu. Elle n’aurait pas eu un tel retentissement si elle ne s’inscrivait pas dans un contexte de montée en puissance du pouvoir juridictionnel en France.
Un poste stratégique
Il est important pour prendre la mesure de l’importance de la nomination du nouveau président de la section de l’intérieur du Conseil d’État de la placer dans le cadre de son organisation. Cette institution a deux missions principales : « trancher les litiges qui opposent les citoyens, entreprises et associations aux administrations et proposer au gouvernement et au parlement des améliorations pour sécuriser les lois et réglementations, avant qu’elles ne soient votées ou entrent en vigueur » (1).
Le site de l’assemblée nationale donne quelques précisions supplémentaires sur le rôle du Conseil d’État en matière de conseil du gouvernement : il « examine les projets de loi et les projets d’ordonnance, avant qu’ils ne soient soumis au Conseil des ministres. Il connaît également des projets de décret les plus importants, qualifiés de « décrets en Conseil d’État ». Son avis porte sur la régularité juridique des textes, leur forme et leur opportunité non politique mais administrative » (2).
S’agissant de la section de l’intérieur, le Conseil d’État indique sur son site internet qu’elle « examine les projets de texte liés à la politique intérieure du pays (projets de texte relatifs aux principes constitutionnels, aux libertés publiques, au droit d’asile, à l’immigration, à la jeunesse et au sport, etc.) » (3). Le champ de compétence de la section de l’intérieur du Conseil d’État est donc considérable et son importance stratégique.
Conformément aux textes définissant son organisation et son fonctionnement, pour les questions les plus importantes, l’assemblée générale du Conseil d’État statue après que la section compétente se soit prononcée. A titre d’exemple, l’avis du Conseil d’État sur le projet de loi intitulé « contrôler l’immigration, améliorer l’intégration », actuellement en débat au parlement, a été rendu par son assemblée générale le 26 janvier 2023, sans qu’il soit possible de voir si celui-ci a été modifié par rapport à l’avis initial rendu par la section de l’intérieur du Conseil d’État.
Le Conseil d’État, une officine socialiste, liberticide et immigrationniste. Par Jean-Yves Le Gallou
La nomination de Thierry Tuot
Le Figaro prête dans un article du 7 mars 2023 à un membre du Conseil d’État les commentaires suivants sur la nomination de Thierry Tuot à la présidence de la section de l’intérieur : « Au tableau du Conseil d’État, Thierry Tuot, qui était déjà vice-président de cette section, est légitime en grade, à l’ancienneté et, à quelques années près, en âge. Pour autant cela ne veut pas dire qu’il était le seul candidat légitime. Mais Sylvie Hubac, la présidente sortante et ancienne directrice de cabinet de François Hollande, a pesé de tout son poids pour imposer son candidat auprès du bureau du Conseil d’État, et l’a emporté » (4).
Le site du Conseil d’État précise au sujet des promotions au sein de l’institution que « si l’avancement de grade se fait, en théorie, au choix, il obéit, dans la pratique, strictement à l’ancienneté, ce qui assure aux membres du Conseil d’État une grande indépendance, tant à l’égard des autorités politiques qu’à l’égard des autorités du Conseil d’État elles-mêmes » (5).
Les éléments précis sur les critères de départage des différents candidats au poste de président de la section de l’intérieur du Conseil d’État n’ont pas été rendus publics. Il est cependant utile de revenir sur quelques-unes des prises de position passées du nouveau titulaire du poste.
Des prises de position nombreuses
En 2000 paraissait un ouvrage intitulé « Les indésirables : l’intégration à la française » signé par un certain Jean Faber, un pseudonyme emprunté par Thierry Tuot. La présentation qu’il en a faite à l’époque au journal Libération en donne un aperçu (6). Les indésirables, ce sont « tous ceux qui ne sont perçus et désignés que comme « immigrés ». Le reste est à l’avenant : « On n’a pas souhaité qu’ils viennent en France, on ne souhaite pas vraiment qu’ils restent et s’ils le font, on veut qu’ils soient les moins visibles et les moins immigrés possible (…) On n’a jamais rien fait au niveau étatique (…), on n’a jamais défini une politique d’intégration ».
Sans doute impressionné par la force de ces constats, le premier ministre de l’époque confiait en 2012 au conseiller d’État une mission visant à analyser la politique d’intégration et à « proposer des axes d’action pour en assurer un nouveau départ ». Le rapport rendu à cette occasion le 1er février 2013 a fait grand bruit (7).
Critiquant la conception française de l’intégration et de l’assimilation, Thierry Tuot y plaide pour « des efforts partagés : le vôtre, le mien pour que nous soyons Français ensemble. La société qui intègre se transforme autant qu’elle transforme celui qui s’intègre ».
La « question musulmane » ? « pure invention de ceux qui la posent, ne cesse d’enfler et de soucier, de polluer le débat public, et de troubler jusqu’au délire les meilleurs esprits. À l’islamisme – revendication publique de comportements sociaux présentés comme des exigences divines et faisant irruption dans le champ public et politique – répond un laïcisme de combat, furibond et moralisateur, qui mêle dans un étrange ballet les zélotes des racines chrétiennes de la France ».
La nécessité de limiter l’immigration ? : « la plupart des flux migratoires échappent à toute politique visant à les réduire ou les augmenter ; la plupart des clandestins, dont la part est irréductible, finissent par être régularisés; les flux migratoires vont dans les deux sens, c’est-à-dire que beaucoup d’immigrés repartent, de leur plein gré, – et pour ceux-ci, il serait tout de même préférable, dans un monde globalisé, qu’ils le fassent en ayant une autre image de la France que celle d’un guichet renfrogné, ayant chichement mesuré le droit au séjour ».
Un autre passage sur les clandestins est tout aussi définitif : « Nous sommes un État de droit. Ceux que nous ne reconduisons pas à la frontière ne peuvent pas l’être. Une toute petite minorité essaie de dissimuler son origine, et faute qu’on sache de quel pays l’intéressé provient on ne peut le reconduire. Mais pour la plupart, le défaut de reconduction tient à ce qu’ils sont en droit inexpulsables : soit parce que le pays vers lequel on les reconduirait leur ferait un très mauvais sort, soit pour d’autres raisons tenant notamment à leur situation personnelle (enfants, santé…). L’immense écart entre cette situation de droit finalement assez satisfaisante, et les mouvements martiaux publics des différentes autorités, se traduit par un marécage de souffrance et de destruction sociale qu’il est impératif d’assécher ».
Malika Sorel-Sutter estimait dans un essai paru en 2015 que le rapport du premier ministre paru en novembre 2013 sur la refondation de la politique d’intégration s’inscrit dans la filiation directe du rapport Tuot, « auquel il est d’ailleurs fait référence » (8).
Le caractère engagé de certains propos de Thierry Tuot se retrouvait dans une interview accordée en 2013 au journal L’Humanité. Tout en se prononçant pour une facilitation de la régularisation des clandestins et de l’accès à la nationalité française, il y fustigeait les opposants à la politique migratoire laxiste du gouvernement : « C’est tellement simple de dire qu’il y a trop d’immigrés. On se cache derrière les flux migratoires pour ne pas traiter les réalités sociales » (9).
Plus récemment, en 2018, le journal Le point soulignait qu’à l’occasion de la présentation du projet de loi asile et immigration, les commissaires du gouvernement ont découvert que « le premier opposant au projet de loi asile-immigration du gouvernement ne siège pas dans l’opposition, mais au Conseil d’État », en la personne de Thierry Tuot ». Et le journaliste d’indiquer, exemples à l’appui, qu’à plusieurs reprises, « il a semblé que l’analyse juridique cédait la place au discours militant » (10).
Le rôle croissant des juges
La nomination de Thierry Tuot à la présidence de la section de l’intérieur du Conseil d’Etat n’aurait pas eu un tel retentissement si elle ne s’inscrivait pas dans le contexte de l’importance grandissante du rôle des juges dans la construction du droit. Ce phénomène a été décrit notamment par un autre (ancien) conseiller d’état, Jean-Éric Schoettl, dans plusieurs articles et dans un récent essai. En particulier en matière d’immigration et d’asile, les Français voient bien dans quel sens le droit et les pratiques évoluent depuis le fameux arrêt Gisti en 1978 consacrant le droit au regroupement familial.
S Quintinius
18/03/2025
(1) https://www.conseil-etat.fr/qui-sommes-nous/le-conseil-d-etat/missions
(2) https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/role-et-pouvoirs-de-l-assemblee-nationale/les-institutions-francaises-generalites/le-conseil-d-etat
(3) https://www.conseil-etat.fr/qui-sommes-nous/le-conseil-d-etat/organisation/les-sections-consultatives
(4) https://www.lefigaro.fr/actualite-france/multiculturalisme-au-conseil-d-etat-la-nomination-de-thierry-tuot-fait-des-vagues-20230307
(5) https://www.conseil-etat.fr/pages/recrutement-et-carrieres/au-conseil-d-etat/les-metiers/les-membres-du-conseil-d-etat
(6) https://www.liberation.fr/societe/2000/10/07/on-n-a-jamais-defini-une-politique-d-integration_339835/
(7) https://medias.vie-publique.fr/data_storage_s3/rapport/pdf/134000099.pdf
(8) Décomposition française. Malika Sorel-Sutter. Ed. Fayard. 2015
(9) https://www.humanite.fr/societe/thierry-tuot-c-est-tellement-simple-de-dire-qu-il-515947
(10) https://www.lepoint.fr/politique/projet-de-loi-asile-et-immigration-un-conseiller-d-etat-tres-engage-24-02-2018-2197563_20.php#11