Jean du Verdier, Officier général de l’Armée de l’air en 2° section, écrivain.
♦ Aujourd’hui les états-majors pratiquent l’art, « l’art opératif » ou « art opérationnel », concept développé dans les années 1930 par le général Alexandre Svechine (operativnoe isskusstvo). Cet officier russe, continuateur de Carl von Clausewitz et de Sigmund von Schlichting, fit une brillante carrière au service du Tsar, puis les Soviets, et fut exécuté sur ordre de Staline en 1938. Bien qu’il n’ait été réhabilité officiellement qu’en 1970 il influença les maréchaux russes vainqueurs de la seconde guerre mondiale.
Le mérite de Svedine est d’avoir compris et montré qu’une victoire militaire sur le terrain ne permet pas toujours d’atteindre un objectif politico-stratégique. Nous en avons eu la triste démonstration en Algérie.
Malgré ses brillantes victoires à Austerlitz, à Iéna, à Wagram, Napoléon n’a pas atteint son but stratégique qui était la destruction de l’Angleterre. Il a mal choisi son mode d’action. Suffit-il aujourd’hui d’écraser la Syrie et l’Irak sous les bombes pour éradiquer Daech ?
L’art opératif permet d’adapter l’action sur le terrain à l’intention politico-stratégique. Il vise à combler un hiatus entre ces deux niveaux de réflexion. Il permet de choisir le mode d’action le mieux adapté aux objectifs recherchés. Quand il aboutit à une impasse il doit inciter à reconsidérer les objectifs politiques.
Les Américains ont découvert Svedine aux alentours de 1980. Ils ont adopté le vocable Art opératif et construisent autour de lui leurs travaux d’état-major. La Comprehensive Operations Planning Directive (COPD) de l’OTAN, bible de nos états-majors et de nos écoles de guerre, s’inspire de ses idées. Elle a été reprise dans l’armée française dans le Guide méthodologique de planification au niveau opératif (n°152/DEF/CICDE/NP du 26.6.2014). Si le vocable est nouveau le concept ne l’est pas. Nos écoles de guerre et nos états-majors pratiquaient depuis longtemps l’Art opératif. Comme Monsieur Jourdain écrivait en prose sans le savoir, ils pratiquaient l’Art opératif sans le savoir.
La question de Foch : « De quoi s’agit-il ? » était la première étape d’un processus opératif.
Ce que nous appelions « La Méthode » retenait comme critères d’appréciation d’un mode d’action ami : est-il convenable, réalisable et acceptable. Nous retrouvons les mêmes termes dans le COPD de l’OTAN mais les Américains ont alourdi la procédure, au détriment peut-être de la réactivité des chaînes de commandement :
– « convenable », c’est-à-dire permet-il d’atteindre les objectifs fixés par la mission ? (suitability dans le COPD) ;
– « réalisable », c’est-à-dire compatible avec les moyens disponibles, les soutiens extérieurs et les contraintes de temps et d’espace (feasibility dans le COPD).
Sont-ils supportables au regard des résultats escomptés.
La réponse à ces questions permet de vérifier la cohérence entre l’intention et l’action proposée. Il nous a semblé intéressant de les poser quant aux interventions des Américains et des Russes en Syrie.
Il ne s’agit, bien sûr, que d’un exercice d’école. Si nous connaissons un peu leurs modes d’action en observant ce qui se passe sur le terrain, nous ne connaissons pas, en revanche, leurs véritables objectifs politiques.
En nous limitant à ces trois questions nous n’appliquons, bien sûr, qu’une petite partie du processus de l’Art opératif.
Le mode d’action américain
Les Américains, et les Français derrière eux, affirment haut et fort leur volonté de détruire l’Etat Islamique.
Ils prétendent mener contre lui une guerre d’anéantissement (Niederwerfung de Clausewitz).
Le premier volet de leur mode d’action consiste en attaques aériennes peu nombreuses utilisant des avions et des munitions modernes et sophistiqués. Elles sont menées à partir de bases lointaines ou de porte-avions et ne visent que des objectifs militaires. Le second volet consiste à utiliser des troupes au sol fournies par des alliés.
Ce mode d’action est-il convenable ?
Il ne semble pas car, même s’il entraîne de lourdes pertes pour l’EI, il n’a stoppé son avance ni en Syrie ni en Irak. Il ne remet pas en cause son existence. Il correspond plutôt à une interminable guerre de harassement (Ermattung de Clausewitz).
Dans un conflit conventionnel les militaires estiment qu’une unité ayant perdu le quart de ses effectifs est hors course. Il n’en va pas de même avec les troupes fanatisées de l’EI qui continueront la Jihad quelles que soient les pertes provoquées par les bombardements.
La colonne vertébrale de Daech, axe essentiel pour la survie économique de Daech, la vallée de l’Euphrate, n’est pas coupée malgré les frappes sur Rakka.
Les USA mènent-ils vraiment une guerre totale contre Daech, comme ils le prétendent ? A considérer le mode d’action employé, nous sommes en droit d’en douter.
La destruction systématique des installations pétrolières, des champs de coton et des principaux axes routiers seraient des objectifs faciles pour les aviations US et associées. Elle priverait Daech de ses ressources. Le bouclage de la frontière turque qui l’asphyxierait n’est pas réalisé. Les réseaux de télécommunication ne sont pas attaqués.
Le mode d’action américain et le mode d’action français qui lui est associé ne sont pas convenables.
Ce mode d’action est il réalisable ?
Apparemment oui pour le premier volet : les chargements de bombes sont régulièrement livrés sur les objectifs choisis.
En revanche, le deuxième volet du mode est irréalisable. La diplomatie ne convaincra pas les prétendus alliés d’intervenir au sol. Les connivences idéologiques entre Daech et les Saoudiens, comme entre Daech et Erdogan, sont trop profondes. L’Arabie Saoudite est un Daech qui a réussi. Seuls les Kurdes jouent le jeu mais eux n’avaient pas besoin d’être convaincus.
Le mode d’action américain est-il acceptable ?
L’armée américaine est riche. Néanmoins le coût des missions de bombardement menées contre Daech semblent lourd, eu égard aux résultats. Si l’on ajoute au prix de l’heure de vol, le prix des munitions, les frais logistiques entraînés par le déploiement des unités, on atteint un total faramineux. Des centaines de milliers de dollars par sortie. Pas loin du million, peut-être. Il est trop élevé pour être publié. Pour les USA et plus encore pour la France le mode d’action retenu n’est pas acceptable.
Le mode d’action russe
Les Russes se sont lancés dans l’intervention en Syrie avec des objectifs intermédiaires précis et limités. Ils veulent dans un premier temps rétablir la souveraineté de l’Etat syrien dans la partie utile de la Syrie, assurer la sécurité de leur base navale de Tartous pour ensuite écraser l’Etat Islamique en Syrie.
Leur mode d’action est-il convenable ?
Leur mode d’action est, comme celui des Américains, à base de frappes aériennes et d’interventions au sol par leurs alliés.
Mais le rythme de leurs attaques est plus soutenu. Le chef de l’Etat-major général des Forces armées russes Valeri Guerassimov a annoncé au début du mois de novembre que, depuis le début des opérations russes en Syrie, son aviation avait effectué 2.300 sorties et détruit 4.100 sites. Environ 70 missions par jour, souvent en appui direct des troupes syriennes à qui elles permettent de reconquérir peu à peu leur territoire national. Les troupes syriennes qui se battent au sol s’engagent à fond. Le succès est pour les combattants une question de vie ou de mort.
Le mode d’action russe est donc convenable.
Le mode d’action russe est-il réalisable ?
Oui, a postériori, il le prouve tous les jours sur le terrain. L’axe Damas, Hama, Alep est sécurisé ; la pression sur les djiadistes occupant la province d’El Bab s’accentue ; dans le centre-est du pays les loyalistes resserrent l’étau sur Palmyre, se préparant ainsi à rouvrir l’axe reliant Damas à Deir-Ez-Zor ; au nord du pays, l’armée syrienne a dégagé la base de Kuweires, assiégée depuis 35 mois.
Le mode d’action russe est-il acceptable ?
Il est difficile d’évaluer avec précision le coût des opérations russes. Nous constatons cependant que les Russes utilisent des appareils anciens amortis depuis longtemps, comme le Sukhoï 24 qui date des années 1970, qu’ils utilisent des munitions peu sophistiquées qu’ils possèdent en grande quantité et qu’ils opèrent à partir de Lattaquié, une base proche de leurs objectifs, ce qui réduit les temps de vol. Les tirs de missiles à partir de la mer ne jouent sans doute qu’un rôle secondaire dans les opérations et s’apparentent plus à des expérimentations ou à des démonstrations de force.
Mieux vaut ne pas connaître la différence de coût entre une mission de Rafale à partir du Charles De Gaulle et une mission de Sukhoï 24 à partir de la base de Lattaquié !
Convenable, réalisable, acceptable ?
Il semble que les Russes aient mieux assimilé « l’art opératif » que les Américains et les Français.
Général Jean du Verdier (2s)
27/11/2015
Voir aussi : « Le Défi démographique » du général Jean du Verdier
Correspondance Polémia – 1/12/2015
Image : L’Opération Desert Storm, un grand exemple d’art opératif.