Par Etienne Lahyre, haut fonctionnaire, analyste politique ♦ Supprimer l’ENA ? Bruno Lemaire a ressorti le serpent de mer ! Mais plus que de la légitimité d’une école calée sur le conformisme de l’époque, le problème vient de la rupture entre les élites mondialisées, qu’elles soient administratives, économiques ou culturelles, et le peuple français : rupture de valeurs consommée et surtout intérêts désormais diamétralement opposés. Etienne Lahyre, énarque lui-même et essayiste, décrypte pour Polémia. — Polémia
L’ineffable Bruno Le Maire a encore frappé : il propose de supprimer l’ENA !
Voilà une idée qui figurait dans le programme du Parti socialiste en… 1972 (!), qui avait fait l’objet d’une proposition de loi du député Fourgous en 1996, et que la gauche « plurielle » avait promis de mettre, enfin, en œuvre si elle remportait les élections législatives de 1997.
Las ! Aucun gouvernement n’a jamais osé s’attaquer frontalement à l’énarchie : la technostructure est plus forte et plus tenace que le pouvoir politique. Les ministres passent, la haute administration reste. Même Nicolas Sarkozy, hyper-président présumé, n’a pas réussi à supprimer le si décrié classement de sortie de l’école, contesté par… François Hollande pendant sa scolarité à l’ENA ! La faute aux manœuvres dilatoires des grands corps, en particulier du Conseil d’Etat, et du directeur de cabinet de François Fillon, le très jésuite Jean-Paul Faugère (lui-même conseiller d’Etat), qui a tout fait pour faire capoter l’initiative présidentielle : on a connu collaborateur plus loyal…
L’ENA concentre une série de tares. Certaines sont connues : elle est l’école de la reproduction des élites et de l’entre-soi, du conformisme intellectuel et de la pensée tiède ; elle est l’école saint-simonienne par excellence, qui veut substituer l’administration des choses au gouvernement des hommes ; elle constitue une assurance tout risque pour les muscadins qui ont pour seul mérite d’avoir réussi à 24 ans une épreuve de note administrative, leur assurant ainsi de faire partie d’un grand corps jusqu’à la fin de leurs jours, quand bien même leur incurie intellectuelle et professionnelle serait ultérieurement avérée ; elle est enfin l’école globale du pouvoir, qui permet de passer sans difficulté de la haute administration au monde politique, ou à une grande entreprise, sans qu’un quelconque conflit d’intérêts puisse être soulevé.
L’ENA fait l’objet d’analyses qui sont en réalité de purs contresens
Mais l’ENA fait également l’objet d’analyses qui sont en réalité de purs contresens. Elle est ainsi régulièrement taxée d’archaïsme et de conservatisme : l’ENA serait une école colbertiste, frileuse, dépourvue d’intérêt pour les affaires européennes, méprisant la société civile. C’est l’inverse qui est vrai.
Dans Les élites contre la République, ouvrage paru en 2001, Alain Garrigou mettait en parallèle l’évolution de Sciences-Po et de l’ENA. Sous la houlette du funeste Richard Descoings (directeur de l’établissement de 1996 à 2012), Sciences-Po devient l’école de la mondialisation, une business-school où l’on pense et parle en anglais, et où l’on adopte tous les standards de la contre-culture née à la fin des années 1960 dans les campus américains. Et parallèlement, l’ENA, dirigée par Marie-Françoise Bechtel, ferait de la résistance en défendant une vision de l’Etat et du service public conforme à celle des pères fondateurs de l’école. Seulement voilà : la parenthèse Bechtel ne dure pas ; le seul bon directeur de l’ENA est viré sans ménagement par Chirac en septembre 2002, au profit d’Antoine Durrleman, un européiste ancien directeur de cabinet de Juppé.
De Tocqueville à Mandela : la mue idéologique des énarques
Mais, en réalité, les énarques ont entamé leur mue idéologique depuis plusieurs décennies. L’analyse de l’évolution des noms que les élèves donnent chaque année à leur promotion est particulièrement révélatrice : entre 1947 et 1968, ceux-ci choisissent de rendre hommage à des figures glorieuses de l’histoire de France, qu’elles soient intellectuelles (Tocqueville, 1960 ; Pascal, 1964 ; Montesquieu, 1966), littéraires (Stendhal, 1965 ; Proust, 1967 ; Giraudoux et Camus peu après leur mort) ou liées à la Résistance (France combattante, première promotion de l’ENA ; Jean Moulin ; Félix Eboué). A partir des années 1970, les hommes de gauche passés et même présents sont honorés : Jaurès (1969), Robespierre (1970), Blum (1975), Mendès-France (1978). Puis, les énarques consacrent les « valeurs » : Droits de l’homme (1981), Solidarité (1983), Liberté-Egalité-Fraternité (1989). Et enfin, à partir des années 2000, les icônes de la bien-pensance sont encensées de leur vivant : Mandela (2001), Veil (2006), Badinter (2011).
D’héritiers d’une tradition politique et culturelle nationale pendant les deux décennies suivant la création de l’école, les énarques sont progressivement devenus les tenants de l’idéologie dominante érigeant la défense des droits d’un individu hors sol comme valeur suprême. Il est impensable aujourd’hui d’imaginer une promotion Louis XIV ou Napoléon, voire Henri IV. Quant à Clemenceau, dont le nom est régulièrement évoqué, il se voit systématiquement rejeté en raison de sa prétendue « germanophobie » (!).
Le pentalogue de l’énarque
Le pentalogue de l’énarque peut se décliner ainsi :
- La mondialisation est un phénomène naturel, inéluctable et bénéfique ;
- L’immigration est, en tout état de cause, une chance pour la France et celle-ci doit changer pour permettre aux immigrés de s’intégrer ;
- L’Union européenne est notre (seule) chance car sa construction a permis de garantir la paix en Europe et la France est trop petite pour peser au niveau international ;
- La politique étrangère de la France doit avoir pour but de défendre les droits humains partout dans le monde (l’expression « droits de l’homme » étant désormais à proscrire car jugée misogyne !) ;
- L’Etat doit être « géré » en s’inspirant des pratiques managériales de la « société civile » et en s’inspirant des « réformes nécessaires » menées par nos partenaires européens, Allemagne en tête.
De la raison d’Etat à la moraline
Tout ce qui précède est erroné ! Et c’est pourtant le credo, non seulement des énarques, mais de l’ensemble des « élites » françaises et occidentales. Les énarques ne sont désormais qu’une sous-catégorie indistincte des tenants de l’idéologie de la mondialisation. Entre le grand commis de l’Etat, le trader, le publicitaire, le médecin libéral ou l’architecte, l’homogénéité intellectuelle est désormais totale.
La raison d’Etat, l’intérêt national, le recul et le discernement ont laissé place à la moraline universalisante, au buonisme (Raffaele Simone) et à la dictature de l’émotion. L’histoire de France n’est plus le code des élites.
L’attaque démagogique de Bruno Le Maire contre l’ENA ne doit pas nous leurrer : ce qui est en cause, plus que la légitimité d’une école, fût-elle la plus célèbre de France, c’est la rupture entre les élites mondialisées, qu’elles soient administratives, économiques ou culturelles, et le peuple français : rupture de valeurs consommée et surtout intérêts désormais diamétralement opposés ; l’ancien numéro deux, et idéologue du MEDEF, Denis Kessler (qui fut soixante-huitard), ne déclara-t-il pas au début des années 2000 : « La lutte des classes, j’y crois toujours, mais maintenant je suis de l’autre côté de la barrière ! » ?
Etienne Lahyre
2/09/2016
Correspondance Polémia – 7/09/2016
Image : L’ÉNA définitivement fixée à Strasbourg dans sa totalité depuis peu.