Question : Quel journaliste en France peut se targuer d’avoir publié depuis plus de trente-sept ans, sans la moindre interruption, un éditorial dans chaque numéro d’une revue trimestrielle ?
Réponse : le principal collaborateur de la revue Éléments, Alain de Benoist, alias Robert de Herte, un pseudonyme d’origine familiale. Le cas est probablement unique, en tout cas dans la presse française contemporaine, et cette constance est d’autant plus remarquable que ses éditoriaux ont été, au fil de ces décennies, quasiment tous passés sous silence. On ne s’étonnera hélas pas de cette omertà, tant le microcosme intellectuel et médiatique hexagonal a, depuis le déclenchement en 1979 de la campagne contre la Nouvelle Droite, recouvert d’une scandaleuse chape de plomb l’œuvre considérable, quantitativement et qualitativement, de l’auteur de Vu de droite.
Ce dernier avait déjà publié en 1994, sous le titre Le grain de sable. Jalons pour une fin de siècle, un premier recueil de 65 éditoriaux qu’il avait longuement préfacé. Dans un court avant-propos à la présente édition, il indique que cette préface lui « paraît toujours actuelle », souligne qu’elle avait « le mérite d’expliquer dans quel état d’esprit » il avait écrit ces textes et rappelle qu’elle témoignait de l’évolution de son « chemin de pensée ». Durant toute cette période, il reconnaît avoir connu des « oscillations », procédé à des « révisions », mais avoir toujours fait preuve de « grandes et fortes continuités ».
Depuis la parution du volume de 1994, bon nombre d’événements et de phénomènes d’importance se sont produits sur différents plans :
- militaire (intervention américaine dans l’ex-Yougoslavie, seconde guerre du Golfe, participation massive des forces de l’OTAN à la guerre en Afghanistan…) ;
- politique (réveil de la Russie avec Vladimir Poutine, montée en puissance de la Chine et de l’Inde, virage à droite de nombreux pays européens…) ;
- économique (crise financière de 2008, impérialisme du marché, paupérisation des classes moyennes…) ;
- sociologique (accroissement des flux migratoires, émeutes des banlieues en 2005, nouvelles religiosités…) ;
- culturel (expansion planétaire de l’internet, omnipotence du spectaculaire-marchand, exacerbation de l’individualisme…).
Après les « grains de sable » de 1994, qui pouvaient évoquer une certaine « volatilité » idéologique, les « cartouches » de 2010, augmentées des quelque 60 éditoriaux des quinze dernières années, sont davantage, comme le précise l’auteur, de véritables « munitions » données à tous ceux qui sont engagés dans le combat des idées. Chaque texte sert « d’ouverture » aux dossiers substantiels publiés dans tous les numéros d’Éléments, avec pour objectif « d’indiquer un cap, de donner un éclairage, de situer une perspective ».
La lecture ou la relecture de ces éditoriaux permet de mesurer l’évolution intellectuelle et idéologique d’Éléments, et partant de ce qu’il est convenu d’appeler la Nouvelle Droite.
Il apparaît ainsi que, dans la première partie (sur quatre) du livre qui couvre la période 1973-1980, ces textes assez courts ont une tonalité explicitement « droitière ». Alain de Benoist (AdB) :
- dénonce le « terrorisme intellectuel », mais aussi l’égalitarisme et le marxisme ;
- condamne « l’anti-monde » où sont glorifiées l’antipsychiatrie et l’anti-pédagogie ;
- défend la sélection et l’autorité ;
- affirme « qu’éduquer c’est dresser » ;
- réaffirme l’irréductible différence « masculin/féminin » ;
- souligne « les équivoques de l’écologie » ;
- fustige « le règne de la quantité »…
Entre 1981 et 1990, des thématiques nouvelles et nettement moins « de droite » apparaissent :
- critique de « l’État-dinosaure » devenu « un agent économique parmi d’autres » ;
- soutien aux immigrés victimes du « nouvel esclavage » ;
- exaltation de « la nouvelle alliance : Europe/Tiers-monde » ;
- appel à la résistance contre « l’empire du dollar » ;
- volonté de redéfinir et de réinventer une démocratie dans laquelle « la notion de peuple » redeviendrait « centrale »» ;
- souci de comprendre « le réveil de l’islam » ;
- et surtout, comme signe fort des prises de position ultérieures, dénonciation de « l’escroquerie libérale » et de la « loi du marché »…
Le libéralisme c’est l’Amérique, et « l’Amérique c’est Carthage proclame le premier éditorial de la période 1991-2000 : Carthago delenda est, apprenaient naguère les jeunes latinistes… Viennent ensuite des constats implacables sur le malaise des banlieues considérées comme « les décharges de la société marchande », le triomphe des « valeurs bourgeoises » qui, désormais partagées par la droite et la gauche, assurent la toute-puissance de l’orléanisme, le retour du maccarthysme et l’avènement des « nouveaux inquisiteurs », la montée en puissance de l’écologie qui s’efforce de « subvertir l’imaginaire productiviste du capitalisme moderne » et signe la fin de l’idéologie du progrès »…
AdB se demande par ailleurs, dans la perspective spenglerienne de l’histoire universelle conçue comme histoire des cultures, si le XXIe siècle ne sera pas celui de l’Asie, il s’élève contre l’Amérique qui, dans son intervention contre la Serbie a mené avec ses affidés une véritable guerre anti-européenne, il se prononce sans équivoque « pour une Europe fédérale souveraine », fondée sur une stricte application du principe de subsidiarité, il plaide pour la fondation d’« une démocratie culturelle » qui passe par l’affirmation du « pluralisme des identités », il soutient que la « distinction fossile » droite-gauche (Jean Baudrillard) a perdu toute signification et qu’il faut donc l’abolir définitivement…
La période 2001-2010 s’ouvre sur un éloge de la « micropolitique » dont le mot d’ordre est « penser globalement, agir localement », autrement dit « remettre le local au centre et le global à la périphérie ». Autre point fort : la déconstruction de l’idéologie des droits de l’homme, dont « le sacre, comme l’a écrit Marcel Gauchet, est à coup sûr le fait idéologique et politique majeur de nos vingt dernières années ». Ce véritable dogme, cette nouvelle religion conquérante est à rapprocher de la guerre du Bien contre le Mal qu’a entrepris de mener l’Amérique en Irak, puis en Afghanistan.
AdB appelle également à en finir avec la dictature de l’économie, le règne de l’argent et le primat des valeurs utilitaires et marchandes, c’est à dire tout ce qui caractérise le « bourgeoisisme » dominant. Tous ceux qui s’y opposent sont qualifiés, pour les discréditer, de populistes (ce qu’illustre l’actuelle stigmatisation bien-pensante à la fois de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon). « Mot-caoutchouc » s’il en est, le « populisme » est avant tout « un style, une posture », il peut s’appliquer aux idéologies les plus diverses et il a d’autant plus d’avenir que les forces politiques traditionnelles en ont de moins en moins. Synthèse de l’axe « justice sociale-sécurité » qui remplace la vieille dichotomie gauche-droite, le populisme peut effectivement contribuer à « servir la cause du peuple ».
Autre caractéristique majeure de cette première décennie du XXIe siècle, la question de l’identité, ou plutôt des identités. Celles-ci sont trop souvent niées ce qui entraîne des crises et conflits identitaires. Ces crises ne sont qu’un aspect du « désenchantement du monde » et de l’anomie des sociétés post-modernes.
Sceptique, voire méfiant, à l’égard de l’écologie au cours des années 70, AdB prend désormais vigoureusement parti pour la décroissance, estimant que la notion de « développement durable », véritable incantation pour les divers tenants de la pensée unique, au même titre que l’invocation rituelle des « droits de l’homme », n’est qu’une imposture puisqu’elle « laisse croire qu’il est possible de remédier à la crise sans remettre en question la logique marchande […] et l’extension illimitée du capital ». La décroissance est, à ses yeux, « une alternative en forme de rupture » qui ne sera réalisable que par une transformation générale des mentalités, une « décolonisation de l’imaginaire » (Serge Latouche).
Dans ses éditoriaux récents, AdB consacre une part importante à la géopolitique, discipline « oubliée » pour des raisons idéologiques après la Seconde Guerre mondiale et redevenue essentielle pour comprendre le monde contemporain. Après la disparition de « l’ancien Nomos de la Terre eurocentrique » qui a suivi la Première Guerre mondiale, après le condominium américano-soviétique post 1945 qui a pris fin avec la chute de Berlin et l’effondrement du communisme, le monde actuel doit choisir entre un monde unipolaire encore dominé par l’hyperpuissance américaine et un monde multipolaire composé de « grands ensembles géopolitiques », soit un « nouveau Nomos de la Terre ».
Dans cette nouvelle configuration du monde, quelle est la place de l’Europe ? Peut-il exister un sentiment européen, quand l’Europe ne sait plus ce qu’elle est, ni surtout ce qu’elle pourrait être ? » A l’image des billets en euros aux représentations virtuelles, c’est une Europe sans identité, pour laquelle in fine la question est : « Être ou ne pas être ».
Par rapport à la Russie, puissance montante eurasiatique, « grande puissance continentale » face à « la puissance maritime américaine », l’Europe doit se désengager de l’Occident américanocentré et mener « une politique d’entente néo-bismarckienne ». L’Europe et la Russie ont besoin l’une de l’autre.
De la crise financière mondiale de 2008, AdB tire « trois leçons » :
- la première est un démenti à la thèse libérale selon laquelle les agents économiques en cherchant à maximiser sans cesse leur propre intérêt produiraient une richesse qui serait profitable à l’ensemble de la société. De fait, c’est « l’enrichissement de quelques-uns et l’appauvrissement du plus grand nombre » qui ont été constatés.
- en second lieu, la « main invisible » censée permettre au marché de s’autoréguler et au capitalisme de surmonter les crises a dû laisser place à la « très visible main de l’État » qui est venu au secours de banques au bord de la faillite.
- enfin, cette crise fut le révélateur de l’incapacité des « économistes du courant dominant » (libéral) à prévenir les crises et en trouver les remèdes. La secousse de 2008 n’est pas un accident de parcours, mais une crise systémique du capitalisme.
Dans le dernier éditorial qui clôt ce recueil, AdB passe en revue les trois grandes doctrines qui ont marqué l’histoire des idées politiques : le libéralisme au XVIIIe siècle, le socialisme au XIXe siècle et le fascisme au XXe siècle. Il énumère brièvement les points forts et les points faibles de chacune d’entre elles, avant d’envisager une autre doctrine dont, à ses yeux, le XXIe siècle a impérativement besoin. Sera-t-elle « radicalement nouvelle ou fera-t-elle la synthèse de ce qu’il y avait de meilleur dans celles qui l’ont précédée ? » C’est à la recherche et à l’élaboration de cette quatrième voie que la mouvance de la Nouvelle Droite et son principal organe d’expression, la revue Éléments, se sont attachés depuis une quarantaine d’années.
L’on ne pouvait assurément trouver meilleur condensé de cet impressionnant travail de la pensée que la somme des éditoriaux d’Alain de Benoist.
Didier Marc
05/02/2011
Alain de Benoist, Cartouches. Les éditoriaux d’Éléments, (1973-2010), AAAB, 2010, 345 p. 24 €.