Le rouble a été durement attaqué hier, lundi, et a connu une nouvelle baisse importante. En réaction, la Banque Centrale de Russie a monté son taux directeur de 10,5% par an à 17%. Cette réaction, dont on peut comprendre la logique, risque d’être insuffisante. Compte tenu de la nature des attaques spéculatives dont le rouble est l’objet, seules des mesures de contrôle des capitaux sont en mesure de ramener le calme sur le marché des changes.
Un texte de Jacques Sapir, économiste. Directeur d’études à l’École des Hautes études des Sciences sociales, ancien professeur au Haut Collège d’économie et à l’École d’économie de Moscou.
1. Un mouvement clairement spéculatif
Il est clair désormais que le rouble fait l’objet d’attaques spéculatives. Les causes structurelles de sa baisse sont connues :
- (1) Baisse des prix du pétrole.
- (2) Endettement des entreprises russes en dollar et nécessité pour ces entreprises de rembourser pour 120 milliards de dollars dans le deuxième semestre de 2014.
- (3) Raréfaction des dollars sur le marché russe du fait des sanctions financières imposées par les États-Unis et appliquées par nombre de banques européennes.
- (4) Conjoncturellement, hausse de la demande de dollars pour payer les importations de biens de luxe du fait des fêtes de Noël.
Ces causes sont connues. Mais il est aussi clair que l’on est en présence d’un mouvement spéculatif. Les effets de ce derniers peuvent être lus dans les graphiques suivants.
Graphique 1
Graphique 2
Sources : graphiques 1 et 2 – Banque Centrale de Russie et Marché Interbancaire des Changes (MICEX-MMVB)
On sait aussi que les pressions à la baisse devaient se ralentir, voire s’inverser, au début de 2015. Les remboursements des entreprises russes doivent baisser fortement en 2015 et l’on peut penser que le prix du baril de pétrole va remonter à partir de février, en raison de risques que cette baisse fait courir à l’économie américaine. Rien ne peut justifier les mouvements récents, rien sauf le spéculation. L’ampleur des mouvements récents traduit en réalité une spéculation de la part d’acteurs russes mais aussi étranger (des fonds spéculatifs). C’est cette spéculation à la baisse qui a provoqué la chute brutale du rouble lundi 15 décembre.
Graphique 3
Source : Banque Centrale de Russie. Estimation du solde positif de la balance commerciale de la Russie à 10 milliards de dollars par mois.
2. Une réaction logique mais sans doute inefficace
Dans ce contexte, la décision prise dans la nuit du 15 au 16 par la Banque Centrale de Russie se comprend parfaitement. Pour casser la spéculation elle monte fortement les taux afin de rendre le rouble plus cher. Les agents qui contracteraient des emprunts en roubles pour les transformer en dollars devront payer bien plus cher. Mais, un taux de 17% par an n’est pas dissuasif pour ce genre de spéculation où les positions prises le sont à la journée voire, au plus, à la semaine. La BCR devra alors soit continuer de faire monter ses taux soit noyer le marché par des ventes massives de dollars afin de faire remonter brutalement le rouble et de prendre les spéculateurs à contre-pied, leur faisant perdre beaucoup d’argent.
C’est donc une stratégie possible, les réserves en devises de la BCR sont largement suffisantes, mais c’est une stratégie couteuse. Les montants que la BCR devra accepter de dépenser pourraient atteindre les 100 milliards de dollars en quelques semaines si elle veut faire du mal aux spéculateurs. Par ailleurs, cette très forte hausse des taux aura des conséquences très négatives pour l’économie, au moment ou de nombreuses entreprises russes cherchent à investir pour développer des productions de substitution aux importations. Dans ces conditions, soit il s’agit d’une politique de court terme, et on verra ce qui se passe sur le marché des changes très vite, soit la BCR devra se résoudre à introduire un contrôle des capitaux comme nous le lui avons conseillé depuis plusieurs mois.
3. Des mesures de contrôles sont plus efficaces
Il est en effet connu que des mesures de contrôle des capitaux sont des armes efficaces face à un marché qui est l’objet de mouvements spéculatifs. L’ampleur de cette spéculation conduit à des mouvements de capitaux importants, qui sont parfaitement identifiables et qui peuvent être interdits ou qui peuvent donner lieu à des pénalités dissuasives. Par ailleurs, un contrôle des capitaux a pour effet de déconnecter les taux d’intérêts internes et ceux des marchés internationaux. Il devient possible de baisser les taux d’intérêts, ce qui est profitable pour l’industrie et les entrepreneurs.
Des mesures de ce type ont été appliquées avec succès dans plusieurs pays. Elles sont désormais recommandées dans ce type de situation par le FMI et par de nombreux économistes. Mais, il est clair que c’est une décision politique. La BCR avait exclu en octobre le recours à des mesures de ce type. Elle va devoir prouver très rapidement que l’arme des taux peut être efficace. Dans le cas contraire, il faudra qu’elle mette très rapidement (d’ici à la semaine prochaine) en place un mécanisme efficace de contrôle des capitaux.
Jacques Sapir
Source : russeurope.hypotheses.org
16/12/2014
Entretien au Figaro Vox (extraits), 16/12/2014
Alexandre Devecchio : Cela modifie-t-il la donne sur le plan géopolitique ?
Jacques Sapir : Il est frappant de voir que cette crise frappe la Russie alors que cette dernière, après avoir signé d’importants accords pétroliers et gaziers avec la Chine, a passé des contrats importants en Inde (construction de 12 centrales nucléaires d’ici 2030) et avec le Mexique.
En fait, la Russie était en train de rééquilibrer la structure de ces exportations et s’affirmait de plus en plus comme un acteur important dans le développement des pays émergents. Cette crise, si elle ne peut remettre en cause ces contrats, pourrait néanmoins freiner le processus commercial.
Cette crise pourrait aussi accélérer le processus de rapprochement entre la Chine et la Russie. La Chine, rappelons-le, a toujours un système de contrôle sur les capitaux et elle contrôle aussi le taux de change du Yuan. Si la Russie se décide à mettre en place un contrôle des capitaux, cela voudra dire qu’elle se rapprochera encore un peu plus de son grand voisin. Telle pourrait être en définitive l’issue de cette crise.
Peut-on parler définitivement de nouvelle guerre froide ?
Le terme de guerre froide est inapproprié car la situation actuelle n’a plus rien à voir avec celle des années cinquante à quatre-vingt. Il n’est d’ailleurs plus possible d’isoler la Russie. Ses relations avec la Chine, mais aussi l’Inde, les pays d’Amérique Latine et les pays du Moyen-Orient sont qualitativement et quantitativement d’une nature bien différente que les relations que pouvait avoir l’URSS avec les autres pays. Mais, le conflit entre la Russie et les États-Unis pourrait bien dégénérer. En particulier, si la Russie acquiert l’intime conviction que les États-Unis sont à l’origine de la crise spéculative actuelle, les répercussions sur les relations entre ces deux pays pourraient être importantes et de longue durée.
Source : lefigaro.fr