Par Camille Galic, journaliste ♦ Entre mes deux séjours, en 1970 puis en 2005, bien des choses ont changé. L’URSS est redevenue Russie, Gorki a retrouvé son nom de Nijni-Novgorod, Sverdlovsk — ainsi nommée en hommage au massacreur de la famille impériale — celui de Iékaterinenbourg, et Léningrad celui de Saint-Pétersbourg. En revanche, Simbirsk où naquit le 10 avril 1870 l’illustre fondateur de l’Internationale communiste est restée Oulianovsk.
Quand le PC“F” rassemblait 5 millions de voix
Lors du centenaire du héros incontesté de l’Union soviétique, Leonid Brejnev depuis 1964 au pouvoir venait de « normaliser » la Tchécoslovaquie — un simple « incident de parcours » sur la voie royale de l’amitié avec « la chère et puissante Russie », avait aussitôt minimisé Michel Debré, alors ministre des Affaires étrangères de De Gaulle. Désavoué lors du référendum de 1969, le premier président de la Ve République avait claqué la porte de l’Elysée ; lui avait succédé Georges Pompidou à l’issue d’une élection où le candidat communiste Jacques Duclos — fervent partisan du coup de Prague l’année précédente — avait nonobstant recueilli près de 5 millions de voix, 21,27 % des suffrages, le meilleur score jamais obtenu par le PC“F” à une présidentielle.
C’est dire combien les « travailleurs conscients et organisés » de l’Hexagone attendaient avec impatience l’Année Lénine et brûlaient de participer aux réjouissances. Voyant dans ce centenaire un bon sujet de reportage, je décidai de prendre l’avion en marche.
Conquête du Cosmos et sous-développement
L’arrivée à l’aéroport de Moscou, Chérémetiévo, fut un choc : un immense hangar mal éclairé dont la seule décoration était d’immenses portraits de Lénine et où, dans l’attente de vols sans cesse différés, des familles entières dormaient à même le sol, au milieu des piaillements des poules ; des toilettes innommables ; des fonctionnaires et douaniers hostiles et dont l’uniforme, souvent sale, était égayé d’une dizaine d’épinglettes dont la moitié représentaient Lénine à diverses époques de sa vie. L’hôtel — l’Ukraïna, l’une des « sept sœurs staliniennes » édifiées après la guerre sur l’ordre de l’Oncle Jo et qui, avec leur beffroi gothique, évoquaient un Empire State Building cul-de-jatte — ne valait guère mieux, se révélant fort inconfortable en raison de malfaçons et d’un manque d’entretien évidents.
Ce manque d’entretien généralisé, digne d’un pays du Tiers-Monde et stupéfiant de la part d’une nation qui avait conquis l’Espace, fut ce qui me frappa le plus lors de ce premier voyage, avec la tristesse de la rue. Le temps, superbe, soulignait plus cruellement encore la mine renfrognée des Moscovites presque tous vêtus d’imperméables gris pisseux — les seuls vendus au fameux Goum de la place Rouge, splendide bâtisse 1900 aux verrières ternies et aux rayons quasiment vides mais gardés par des bataillons de gorgones.
L’URSS ne tolérant pas le chômage, presque chaque citoyen avait droit à un emploi, mais si mal rémunéré et si peu intéressant que son détenteur, pressé d’en finir pour aller bosser au noir ou ne pas rater son tour de cuisine ou de salle de bains dans l’appartement communautaire — car très peu de citadins jouissaient à l’époque d’un logement personnel, s’agît-il d’un simple studio —, jugeait inutile d’être aimable ou simplement civil avec les clients ou les usagers.
Cette mauvaise humeur ambiante, cette acrimonie si sensible dans le métro où, là encore, la somptuosité des lieux tout revêtus de marbre et de granite rose, du moins dans le centre, contrastait avec le dénuement des passagers, étaient aussi ressenties par nos communistes. Mais ils se gardaient bien d’en attribuer la responsabilité à l’impéritie structurelle du régime, à la stagnation économique et à la peur du lendemain que sa férocité engendrait chez ses sujets.
Pour les électeurs du camarade Duclos, l’explication était simple : la pauvreté, la pénurie mère du marché noir, l’ivrognerie et le laisser-aller omniprésents étaient le résultat de la « grande guerre patriotique » qui avait ruiné l’URSS pour la défense de nos libertés si gravement menacées par le fascisme. Car dans toute l’Europe de l’Est, à l’époque, on ne parlait que de fascisme, le beau mot de socialisme ne devant jamais être pollué par l’association avec le national-socialisme qui l’avait usurpé.
Habituée à la Yougoslavie, où les gens critiquaient volontiers Tito, et parlant à l’époque un peu russe (bien oublié depuis), je pensais faire des rencontres intéressantes dans les cafés, les parcs, les bateaux sur la Néva ou la Moskova. Las ! Mes interlocuteurs se fermaient dès qu’on quittait le domaine de la culture ou de la mode, qui les passionnait, pour celui non pas même de la politique, mais de la vie quotidienne. Avaient-ils peur d’être dénoncés ? A peine retrouvaient-ils quelque audace pour me demander si je n’avais pas quelque vêtement à vendre. Tout ce qui venait d’Occident était bon à prendre et tout ce qui avait en URSS quelque valeur aux yeux des Occidentaux était vendable… en dollars. Ainsi, ayant égaré au Bolchoï le programme sur un ballet prolétarien — Roméo et Juliette transposé parmi les pionniers et les ouvriers d’élite —, je voulus en acheter un autre pour l’utiliser à mon retour. Niet me répondit l’ouvreuse qui m’entraîna toutefois vers les toilettes. Elle pouvait certes m’en procurer un autre, mais pour trois dollars, une dizaine de fois son prix. Quand j’acquiesçai, son visage s’illumina. Enfin, j’avais vu une Soviétique souriante !
La révolution de 1917, renaissance ou cancer ?
Ainsi, de privations en frustrations (qui expliquent le consumérisme exacerbé ayant suivi la chute du régime), de combines en accommodements avec le diable kagébiste, vivait ce peuple qui avait connu à la fin du XIXe siècle un foudroyant début de révolution sociale et industrielle, laquelle, compte tenu des potentialités de cet immense pays, risquait de menacer l’équilibre économique du monde. Songez qu’à la veille de la Grande Guerre, les ingénieurs agronomes allemands appelés par les tsars avaient fait de l’Ukraine un géant agricole et que 85% des Pétersbourgeois avaient le téléphone, une couverture inconnue ailleurs ! Il fallait y mettre bon ordre.
Lénine et sa bande interlope d’aigris et de fanatiques (1) s’en chargèrent, puissamment aidés par les brasseurs d’argent germano-américains Warburg, Hammer et quelques autres.
Ce fut donc 1917, dont on commémore la révolution. Et la folie stalinienne marquée par les déportations de masse, la famine programmée en Ukraine, cet effroyable Holodomor (2) qui fit 6 à 7 millions de victimes, par Lazare Moïsseïevitch Kaganovitch qui n’eut jamais à répondre de ce génocide puisqu’il s’éteignit, quasi-centenaire, en 1991, et les purges incessantes, y compris dans l’armée, ne doit pas faire oublier les crimes de l’icône Lénine — morte dès 1924, ce qui l’absout des péchés qu’elle aurait à l’évidence continué à commettre.
Car c’est Vladimir Illitch qui, le premier, instaura dès janvier 1918 les Kontcentratsionie lageri appelés à constituer très vite l’archipel du Goulag. C’est lui qui ordonna la destruction de dizaines de milliers d’églises et de monastères dans l’espoir d’éradiquer la religion orthodoxe, cet « opium du peuple » que devait supplanter le catéchisme communiste. C’est lui enfin qui, en imposant un collectivisme caricatural, anéantit, en même temps que les traditions et la famille, l’esprit d’entreprise et d’initiative et le goût du travail bien fait auxquels se substituèrent la paresse et le jem’enfoutisme. Cependant qu’au sommet, certains amassaient des fortunes colossales tel l’ancien séminariste Anastase Mikoyan, vice-Premier ministre de Khrouchtchev et véritable parrain de la haute pègre soviétique, ou le général Tchourbanov, gendre de Brejnev et profiteur de la plus importante fraude (sur les exportations du coton ouzbek) de l’ère communiste.
Je l’ai constaté en 2005 : la Russie revit, mais il lui faudra encore bien des années pour guérir des tares héritées d’Octobre rouge.
Camille Galic
27/10/2017
Notes :
(1) Lire l’éclairante étude d’Anne Kling intitulée Révolutionnaires juifs, éd. Mithra, 2008)
(2) Le terme Holodomor (ukrainien : голодомо́р, littéralement « extermination par la faim ») désigne la grande famine qui eut lieu en Ukraine et dans le Kouban en 1932 et 1933 et qui fit, selon les estimations des historiens, entre 2,6 et 5 millions de victimes ….. L’Ukraine a officiellement retenu une fourchette de 7 à 10 millions de morts, … (Wikipédia)
Source : Présent, du 27/10/2017
Correspondance Polémia – 30/10/2017