À propos de Soumission, de Houellebecq, l’excellent Julien Jauffret a publié une très fine analyse. Avec l’accord de l’hebdomadaire Minute qui l’a publiée, nous la portons à la connaissance de nos lecteurs.
Polémia
Houellebecq : d’un nihilisme à l’autre
Il faut reconnaître à Houellebecq, à défaut d’avoir du style, d’avoir le sens de l’époque. Si son roman Soumission connaît un tel succès, hors le côté moutonnier des lecteurs, c’est parce qu’il présente le premier un scénario (l’islamisation de la France) qui apparaît désormais plausible. Il y a quelques années encore, un tel livre aurait paru grotesque. Le génie de Houellebecq a consisté à écrire son roman au moment même où ce scénario quittait le domaine du pur fantasme, au moment même où l’idée commençait à traîner dans l’air. Il l’a attrapée le premier et l’a formalisée.
La deuxième raison qui explique à mon sens ce succès, c’est que Soumission est un livre extrêmement ambigu (pour ne pas dire pervers), ce qui est souvent le cas des grands succès échappant à une lecture monochrome. Du roman de Houellebecq chacun peut, en gros, tirer ce qu’il veut : la mort de la France, un simple accommodement à une nouvelle réalité, sa renaissance brillante dans la civilisation musulmane.
Je n’aime pas beaucoup les personnages de Houellebecq, certainement parce que lui ne les aime pas non plus et qu’il ne fait rien pour les rendre aimables. Je trouve ses descriptions de célibataire dépressif réchauffant ses petits plats au micro-ondes largement complaisant et, pour tout dire, un peu lassantes. Si l’on ajoute à cela les tartines de fiches sur la littérature du XIXe siècle recasées çà et là, j’avoue ne pas pouvoir prétendre avoir passé un excellent moment à la lecture de Soumission.
Pour autant, je trouve que Houellebecq pose décidément les bonnes questions sur ce que notre civilisation est devenue, et surtout qu’il souligne cruellement le gouffre entre les promesses de la modernité (un individu libre et autonome ayant enfin échappé à tous les déterminismes) et la réalité de celle-ci (un individu enfermé dans sa solitude n’ayant plus pour liberté que celle de choisir entre différentes marques).
Vous me direz : la mise en scène de cette déchéance est devenue sa marque de fabrique. C’est vrai, mais les descriptions de cet « homme diminué » coupé de tout, incapable de grandeur et n’ayant plus pour objectif que son confort mesquin et la satisfaction de ses besoins sexuels, n’en demeurent pas moins à mes yeux un tableau d’époque d’une justesse effrayante. On a beaucoup reproché à Houellebecq ce « nihilisme » dans lequel il se complaît sans envisager de porte de sortie. Il me paraît évident qu’avec Soumission il en propose une désormais, et le plus sérieusement du monde : la soumission à l’islam précisément.
Ce n’est évidemment pas un hasard si l’auteur étudié par le héros du livre est Joris-Karl Huysmans, autre nihiliste perdu dans des labyrinthes esthétiques étouffants et sans issue, dont Jules Barbey d’Aurevilly avait compris, à l’issue de la lecture d’À rebours, qu’il avait désormais le choix entre « la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix ». Huysmans choisira la conversion. Un peu plus d’un siècle plus tard, Houellebecq, exténué et ruiné moralement, succombant au poids des petits plats « micro-ondables » comme la tortue de Huysmans succombait à celui des pierres précieuses incrustées dans sa carapace (autre temps, autres mœurs), choisit lui aussi la transcendance pour ne pas mourir, mais pour cela il est prêt à se donner à l’islam.
« L’athéisme est une position douloureuse », déclarait-il lors de son passage au JT de France 2 le 6 janvier dernier. « La quête de sens revient. Les gens ne supportent plus de vivre sans Dieu, la consommation ne leur suffit pas, la réussite individuelle ne leur suffit pas », ajoutait-il en reconnaissant que l’athéisme lui était « personnellement » difficile à tenir « en vieillissant ». Mais pourquoi ne pas se tourner vers le catholicisme dans ce cas ? En lecteur de Chesterton, qu’il cite dans son roman, Houellebecq est convaincu que cette modernité qu’il exècre est le fruit du christianisme, les fameuses « idées chrétiennes devenues folles ». Persuadé que le catholicisme est trop compromis avec cette modernité, il ne croit pas à un renouveau chrétien. Reste l’islam, dont la « pureté » le séduit, un islam évidemment taillé sur mesure qui permet à ses personnages d’avoir plusieurs épouses !
Au fond, que nous dit Houellebecq ? Que la séquence historique qui a débuté au XVIIIe siècle nous a rendus malheureux et qu’il faut en sortir ; que l’islam, encore pur et dynamique, est amené à prospérer en France ; que miser sur lui peut être le moyen de passer à une autre séquence.
Ce faisant, Houellebecq est prêt à sacrifier la République, ce qui est le côté sympathique du livre. Il prend d’ailleurs un malin plaisir à décrire la fin de la sacro-sainte laïcité et celle de l’école républicaine qui sont, comme on le sait, les deux mamelles de cette vieille chienne.
Reste la question : la France musulmane serait-elle toujours la France ? Selon Houellebecq, la réponse est incontestablement positive. Selon votre humble serviteur, elle est incontestablement négative.
Julien Jauffret
Source : Minute n° 2707 du 18 février 2015
18/02/2015
Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, janvier 2015, 320 p.