Grande première : malgré l’opposition des grandes centrales, le syndicat Union professionnelle des Gilets jaunes a été autorisé le 30 décembre par le tribunal administratif de Paris à se présenter aux prochaines élections des TPE (très petites entreprises). De son côté, invité le 19 décembre de France 2, le Premier ministre François Bayrou considérait le mouvement des Gilets jaunes, qui débuta le 17 novembre 2018, comme « l’un des événements les plus importants de ces dernières décennies », exigeant donc attention et action. Nous avons ainsi interrogé l’un des meilleurs spécialistes de la question : Yvan Hardoy, qui a suivi tous les « actes » du mouvement (lequel continue de se manifester chaque samedi à Paris comme en province avec des fortunes diverses) depuis son origine et fut l’un des maîtres d’œuvre et le mémorialiste du passionnant livre-album Gilets jaunes – Une année d’insurrection et de révolte dans Paris (ÉditionsYellosphere).
Mobilisation des Gilets jaunes : origine et développement
Camille Galic : Quelle fut l’origine de ce mouvement spontané ?
Yvan Hardoy : À l’époque, le sinistre Édouard Philippe a avancé un prétexte écologique pour justifier une augmentation du prix du carburant. Tout le monde connaît la suite, des appels sur les réseaux sociaux (l’excellente idée du gilet jaune a été lancée par un mécanicien narbonnais après sa journée de travail), des rassemblements sur les ronds-points et des manifestations urbaines d’ampleur.
Durant cette mobilisation populaire venue des provinces, des échanges fervents ont eu lieu entre des gens de bords politiques très différents qui ne se seraient jamais adressé la parole dans un autre contexte, unis par une commune hostilité à la Macronie et ses affidés.
Les centrales syndicales ont considéré avec suspicion ces « jaunes », tandis que les médias ont cherché à mettre en avant quelques « figures » dont la représentativité était plus ou moins reconnue dans les cortèges.
Bayrou veut peut-être dire que le pouvoir avait complètement sous-estimé l’ampleur de ce mouvement populaire de protestation. Les autorités ont tout d’abord été débordées avant d’instaurer, y compris face à des cortèges pacifiques une répression brutale visant à décourager les contestataires de battre le pavé : jets d’eau dans la foule, gaz lacrymogènes à gogo, charges sans sommations, nasses durant des heures, gardes à vue massives et amendes plus ou moins arbitraires.
En décembre 2018, le gouvernement a eu très peur d’une insurrection populaire à Paris. Un hélicoptère était prêt à évacuer Emmanuel Macron de l’Élysée !
Camille Galic : Six ans après la naissance du mouvement, comment le définiriez-vous, dans sa composition sociale comme dans ses objectifs ?
Yvan Hardoy : Le concept de France périphérique développé par Christophe Guilluy décrit bien la situation économique, sociale et culturelle vécue par les catégories populaires dans les régions désindustrialisées situées, contrairement aux banlieues, hors de l’influence de grandes métropoles qui bénéficient, à ce jour, de la mondialisation économique.
Le gilet jaune symbolise admirablement une exigence de visibilité sociale destinée à éviter un « suraccident », par analogie avec le port d’une chasuble jaune après un accident de la circulation.
Bien que majoritaires dans le pays, les habitants de cette France périphérique sont de longue date ringardisés par les « élites ».
La stupeur était d’autant plus grande de les voir défiler dans l’Ouest parisien ! Pour eux, « monter sur Paris », c’était tout naturellement venir aux Champs-Élysées.
Assez rapidement, des individus animés par des motivations diverses — les uns solidaires du mouvement, les autres partisans d’une révolution anticapitaliste — ont rejoint les manifestations.
Le grand nombre de femmes m’a immédiatement convaincu que le mouvement allait durer. Comme le dit un proverbe cheyenne : « Une nation n’est pas conquise tant que le cœur de ses femmes n’est pas à terre. »
A contrario, les étudiants, que l’on trouve en masse pour exprimer des revendications écologistes, antiracistes, etc., et les jeunes banlieusards « issus de l’immigration » étaient peu présents.
Dès le mois de décembre 2018, des Gilets jaunes ont proposé l’instauration du référendum d’initiative citoyenne (RIC) afin de permettre au peuple d’exprimer ses doléances par-delà les partis politiques institutionnels. De mon point de vue, le système de votation suisse constitue un modèle intéressant.
Sinon, il y a encore des manifestations tous les samedis à Paris ! 400 personnes ont arpenté le centre de la capitale lors du sixième anniversaire en chantant « On est là ! »…
Camille Galic : Avec le recul, comment expliquez-vous l’échec des Gilets jaunes ?
Yvan Hardoy : Les violences et dégradations survenues à Paris en décembre 2018 ont donné l’occasion aux médias de grand chemin de « retourner », au moins en partie, une opinion publique initialement favorable au mouvement.
Tous les noms d’oiseaux ont été prononcés pour discréditer les Gilets jaunes et leur accoler un profil de casseurs bêtes et méchants. Les amalgames, habituellement proscrits, étaient relayés sans vergogne par des journalistes en cour.
Adossée à cette propagande médiatique, la répression policière brutale a affaibli progressivement le mouvement en dissuadant de nombreux provinciaux de converger vers la capitale et les grandes villes.
La dimension « spontanéiste » des rassemblements, qui avait tout d’abord constitué une force, s’est dès lors révélée une faiblesse.
Camille Galic : Il y a 60 ans, le célèbre essayiste Raymond Cartier dénonçait déjà l’indifférence de l’Establishment politique vis-à-vis de ce qu’on n’appelait pas encore la France périphérique à l’aide d’un slogan choc : « La Corrèze avant le Zambèze ». Ce mot d’ordre vous paraît-il toujours d’actualité alors que, sans parler du fardeau financier de l’immigration, la France se ruine en subventions exorbitantes en faveur de d’aide au développement de pays africains qui nous chassent de leur territoire et même de la Chine populaire, désormais première puissance économique mondiale ?
Yvan Hardoy : Comment justifier de telles dépenses nuisibles au moment où la France est massivement endettée, surtout quand l’exécutif tente de transférer la dette sur les classes populaires, comme on l’a vu avec le projet de taxe qui a fait sortir les Gilets jaunes dans la rue ?
Vous auriez d’ailleurs pu ajouter l’aide financière distribuée allègrement à l’Ukraine, largement détournée par le crime organisé local. Depuis le début de la guerre, des Gilets jaunes se sont exprimés sur ce sujet, ce qui n’a pas arrangé la réputation de pro-Russes que les médias de grand chemin se sont plu à leur accoler, entre autres qualificatifs censés les disqualifier aux yeux des bien-pensants.
Une répression ayant fait de nombreuses victimes
Camille Galic : Les deux éditions successives du livre sur les Gilets jaunes ont été rapidement épuisées. Toute l’équipe éditoriale étant bénévole, à quoi ont été affectés les produits de la vente ?
Yvan Hardoy : Cet ouvrage collectif, dont j’ai écrit les textes, a été réalisé avec trois photographes talentueux qui ont couvert les événements de la première année à Paris. Mon père a créé une association pour l’édition tandis qu’un ami s’est occupé de la distribution. Tous ont évidemment travaillé bénévolement. Le livre, tiré à 3 000 exemplaires et vendu 30 euros, est désormais épuisé, mais, preuve que ceux qui l’ont acheté ne veulent pas s’en séparer, des librairies spécialisées le proposent sur internet à des prix allant actuellement de 117 à 593 euros !
Les bénéfices des ventes ont été intégralement remis au Collectif des Mutilés pour l’exemple ainsi qu’à des Gilets jaunes éborgnés comme l’étudiante Fiorina Lignier, dont je vous recommande le livre émouvant, « Tir à vue » (Éditions Via Romana).
L’écrivain russe Édouard Limonov, un des très rares intellectuels ou artistes ayant marché dans Paris avec les Gilets jaunes, nous a fait l’honneur d’une préface et d’un témoignage. Malheureusement, il est mort l’année suivante sans que nous ayons pu lui offrir le livre.
Camille Galic : Les mutilés — sur l’ordre du ministre de l’Intérieur Castaner (1) et de son coadjuteur Laurent Nunez, recasé comme préfet de Paris — attendent toujours réparation, alors que le policier responsable lors d’un refus d’obtempérer de la mort du jeune dealer et multirécidiviste Nahel Merzouk (dont le décès déclencha les « émeutes du Ramadan » en juin 2023) fut immédiatement écroué et passa quatre mois en prison. Puisque M. Bayrou admet l’importance du mouvement des Gilets jaunes, ne pensez-vous pas qu’il devrait profiter de sa présence (dût-elle être brève) à Matignon pour rendre enfin justice aux victimes de la répression, dont plus d’une trentaine d’éborgnés par des balles de LDB ?
Yvan Hardoy : Notre livre, qui se veut objectif, rend hommage aux gendarmes mobiles, qui « savent faire la différence entre un simple manifestant et un casseur ». Le maintien de l’ordre est l’affaire de tels professionnels bien encadrés, pas de cow-boys surexcités.
Comme son nom l’indique, le lanceur de balle de défense (LBD) est utilisé par la police – ou devrait l’être – dans le cadre de la légitime défense. Cette arme dite semi-létale n’est pas destinée à disperser une foule désarmée en tirant dans le tas, comme on l’a vu maintes fois lors des manifestations, d’autant que les tirs à hauteur de visage sont prohibés par la doctrine d’emploi.
De plus, aucun éborgné n’a été mis en cause pour des violences contre les forces de l’ordre ou même des dégradations. Ces malheureux ne menaçaient personne.
En droit français, les policiers qui se sont rendus coupables de ces tirs sont passibles de la cour d’assises (« violences avec arme par personne dépositaire de l’autorité publique ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente », article 222-10-7° et 10° du Code pénal).
Six ans après, les « gueules cassées » attendent encore que la justice se prononce sur la responsabilité des auteurs de ces infractions. Ces derniers, qui n’ont pas été sanctionnés par leur hiérarchie administrative (quand ils n’ont pas reçu une décoration !), peuvent donc supposer qu’ils seront « couverts » de façon pérenne.
Néanmoins, au-delà des discours de circonstances, le mépris social que la Macronie éprouve à l’égard des policiers de base est au moins égal à celui qu’elle ressent envers les Gilets jaunes. En 2018, c’est d’ailleurs ce message que voulaient leur adresser les manifestants qui scandaient « CRS avec nous ! ».
Verra-t-on donc Bayrou, soutien de la première heure de Macron, inciter le garde des Sceaux et le parquet à diligenter des poursuites criminelles à l’encontre d’une trentaine de policiers, sans parler de la mise en cause probable de la chaîne de commandement administrative et politique de l’époque ?
Même si on a déjà vu semblables retournements, cette hypothèse paraît très faible. L’espoir demeure, malgré tout, car les faits ne sont pas encore prescrits…
Propos recueillis par Camille Galic
14/01/2025
(1) Remplacé en juillet 2020 par Gérald Darmanin, Christophe Castaner a été nommé par décret présidentiel le 17 novembre 2022 président du conseil d’administration de la société Autoroutes et tunnel du Mont-Blanc puis, le 25 novembre 2022, président du conseil surveillance du Port de Marseille, poste auquel il a été reconduit le 26 avril dernier pour un mandat de cinq ans. Il vient d’être révélé que, ces mandats ne lui suffisant pas, il avait été recruté en décembre comme conseiller à la « responsabilité sociétale [sic] » par le mastodonte chinois Shein, leader mondial de la confection à très bas coût, maintes fois épinglé pour son impact environnemental désastreux et les accusations de travail forcé des Ouïgours détenus au Lao-Gaï, le goulag chinois.
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