Par Laurence Maugest, philosophe, essayiste ♦ Le plus souvent, lorsque l’on parle de sensibilité chez un homme, on fait référence à une sensibilité de nature « féminine ». L’approche médiatisée, sans doute très grossière, du yin et du yang vient étayer ce fait. Ce qui signifie que «la sensibilité féminine » est, à l’heure actuelle, un pléonasme.
La sensibilité proprement masculine est-elle vraiment inconcevable ?
Dénué de sensibilité, l’esprit chevaleresque aurait-il pu exister ? N’aurait-il pas dégénéré en simple politesse réflexe,sans envergure, en entregent sans profondeur ? Les explorations de l’insondable mystère de l’âme humaine de Sophocle à Camus – et de combien d’autres ? -, la musique de Schubert et la transparence des Vermeer, tout cela serait-il le fruit d’hommes qui auraient eu la grâce de recevoir en leur âme le trésor de la sensibilité féminine ? Où donc les combattants, biographes de leurs souvenirs de guerre,trouvent-ils ces mots qui nous bouleversent ?
Un modèle unique de sensibilité nous est imposé et c’est loin d’être innocent
L’air du temps, pollué par les médias,nous prescrit le modèle féminin dans les domaines essentiels qui concernent notre réceptivité et notre relation au monde. C’est-à-dire une sensibilité qui se caractérise par son empathie et la recherche du « bien-être » si nous suivons les canons particulièrement rigides que lui attribue la presse féminine par exemple. D’une façon moins schématique, la sensibilité féminine, orientée en première intention vers l’enfant, a sa richesse et son utilité, mais elle se distingue par sa dimension statique qui s’adresse davantage à l’individu dans l’instant qu’à la collectivité dans l’espace et dans le temps.
Imposer cette sensibilité féminine aux hommes, outre le fait que cela permet à l’industrie cosmétique d’élargir son champ de distribution en créant des gammes réservées à la gente masculine et de renforcer ainsi un narcissisme juteux, c’est aussi, en définitive, occulter qu’il puisse exister des sensibilités d’un genre différent qui se construisent au sein même de la virilité dans sa genèse et l’expression de ses attributions : la défense de la tribu, la chasse, la guerre, l’autorité du chef… l’action.
C’est nier la reconnaissance du rôle spécifique de cette sensibilité qui est faite pour accompagner le déroulement d’une prise de décision jusqu’à son aboutissement naturel : la transmission d’un ordre. La sensibilité propre à l’homme est marquée depuis l’origine par son rôle dans la tribu, son obligation d’agir, de se confronter au monde extérieur et de protéger ou d’agrandir son territoire.
Les greffons de la « sensibilité » féminine imposés aux hommes bouleversent nos repères anthropologiques
Il est fort probable que la mode des « papas-poules » – nommés aussi « nouveaux pères » ce qui n’est pas sans nous rappeler « le nouvel homme » auto-construit –et, plus généralement, le dénigrement de l’autorité paternel dans la société, nuisent considérablement à l’émergence de la sensibilité virile dont les missions sont de rechercher la justesse de l’action, ses effets sur l’environnement et – point crucial s’il n’en faut- la régulation de la violence.
Contrairement à la réceptivité du moment, inhérente à l’empathie, la sensibilité masculine privilégie la projection dans l’avenir, tente d’évaluer les effets d’une action à long terme. C’est ainsi qu’elle permet au chef de guerre de prendre conseil de lui-même dans l’intimité de sa conscience et au père de famille de trancher et de décider pour le bien futur de l’enfant même si cette décision impose quelques tourments à sa progéniture.
Il s’agit ici de « l’image archétypique » de l’homme qui doit favoriser l’indépendance de l’enfant en le séparant du confort constant de sa mère. Nous sommes, je le crois, dans l’obligation affligeante de rappeler les fondamentaux qui font notre humanité. Il est vrai que ces représentations archaïques sont forcément caricaturales, se déclinent et s’entremêlent de façons diverses,selon les destins. Néanmoins, leur caractère fondateur et collectif nous relie. Elles sont, et il faut que l’on s’en souvienne, le rempart au chaos. Nous pouvons redouter que l’état d’esprit actuel qui impose à l’homme de devenir « une femme comme tout le monde » fissure dangereusement ce socle où l’humanité se retrouve. Il est curieux de constater que le cosmopolitisme actuel qui tente d’éradiquer les différences raciales, culturelles et sexuelles entre les individus, met à mal les représentations primitives de notre universalisme.
De l’immédiateté à l’irresponsabilité
L’apologie constante des valeurs féminines qui drainent une obsession du présent et une forte composante émotionnelle, nous mène à une inaptitude à penser l’avenir et à trancher.
Nous constatons cette immaturité suspendue dans le présent dans le souci d’immédiateté de la société, dans le peu de latitude décisionnelle laissée à nos soi-disant gouvernants et surtout dans les réactions larmoyantes et puériles après chaque attentat. Le locataire de l’Elysée, qui ménage sans cesse la chèvre et le chou et nous endort sous la répétition lancinante de son « en même temps », est un symptôme éloquent de la politique cocooning dont on se passerait bien.
En s’éloignant des préoccupations de la communauté humaine, en se repliant sur soi, en n’évaluant plus les effets à long terme des décisions actuelles- seule façon de tendre vers le bon et le juste- en imposant un mode de relation au monde,parfaitement contre nature, aux hommes, on érige une société où l’idéologie se fait despote. L’humanisme détruit l’humanité, les actes tapageurs de sensiblerie inhibent la réflexion qui doit être menée pour le bien de l’avenir commun. Cela est particulièrement clair en ce qui concerne l’accueil hystérique des réfugiés qui, s’il continue ainsi, entraînera l’appauvrissement de l’Afrique et du Moyen Orient et anéantira l’Europe sous le joug du multiculturalisme source d’a-culturalisme.
L’exacerbation de la sensibilité féminine n’est pas un hasard
Elle permet de nous focaliser sur l’instant, nous rendant myopes aux conséquences des actions des « dirigeants », servis par cette mentalité carformatés au court terme des échéances électorales.
Elle sert aussi à nourrir l’atonie des masses et cultive le culte de l’égo, ressort de la grande consommation. Mais, surtout, elle met à mal le sens des responsabilités vis-à-vis des générations à venir en rétrécissant notre champ visuel au bien-être du moment.La transmission en pâtit inévitablement car cette obsession du présent perturbe notre sens de l’histoire.
Imposer une sensibilité calibrée, c’est en quelque sorte contribuer à anéantir l’ancien monde honni par les porteurs de l’ordre mondial et favoriser la naissance du « nouvel homme » monter en kit qui, élevé par un papa poule soucieux de son confort et prévenant le moindre risque,aura bien du mal à trouver la force et la vaillance pour contribuer à la beauté du monde envisagée dans la perspective lointaine qui oblige à se dresser. Dans ce monde plat, pré-galiléen,il est fort probable que s’écroulera la créativité énergique et palpitante propre à la quête.
Laurence Maugest
04/06/2018
NB : Je remercie profondément Jean Pax Méfret que j’ai eu le bonheur d’écouter et de voir dimanche dernier sur la scène du théâtre Montansier. Il m’a, sans surprise, menée à ces réflexions sur les richesses incommensurables de la sensibilité masculine quand elles s’épanouissent dans une âme bien née.
Source : Correspondance Polémia
Crédit photo : Albin Olsson [CC BY-SA 3.0], via Wikimedia Commons