Accueil | Politique | SALVE RUINA – les ruines du progrès

SALVE RUINA – les ruines du progrès

SALVE RUINA – les ruines du progrès

par | 14 décembre 2017 | Politique, Société

SALVE RUINA – les ruines du progrès

Jure Georges Vujic, écrivain franco-croate, politologue et contributeur de Polémia, vient de signer une exposition de photographies qui s’est tenue à Zagreb au Musée de l’archéologie du 12 septembre au 8 octobre dernier. L’exposition sous le titre de SALVE RUINA – les coulisses de la mémoire est un travail à la fois esthétique et philosophique, mais aussi une méditation sur le statut et le devenir des ruines. Nous reproduisons ici pour nos lecteurs le texte de sa recension.
Polémia


La ruine-vestige genre artistique

Les ruines nous restituent la part de l’éphémère qui réside dans la nature et l’existence humaine. Entre « histoire et devenir » oubli et anamnèse, plaisir et nostalgie de la perte, les cendres et les ruines dans une symbiose singulière témoignent du passage du chaos au cosmos, de la destruction et l’autodestruction de la mémoire, à l’oubli radical. Les ruines sont aussi un espace de silence et de méditation sur l’identité, de l’absence de l’altérité, l’inconnu et le néant.

La pierre brute, à travers le travail de transformation en monument-sculpture, en fragments archéologiques ou en vestiges-reliques, reste imprégnée d’une «mimesis» qui nous renvoie paradoxalement à nos origines par le biais de la disparition, la trace et la mémoire. Dans la mesure où les ruines ont un langage esthétique et poétique particulier, elles constituent toujours au cours du temps les coulisses de notre mémoire.

Bien sûr, comment ne pas évoquer le statut de la ruine en tant que genre et paradigme artistique, qui tout au long du XIXe siècle rend compte d’un rapport subtil et continuel entre paysage et ruines. La peinture occidentale avait pour effet d’attribuer à travers les ruines un caractère pittoresque au décor. Puis, la ruine, représentant un édifice inexorablement voué à la disparition, à la dégradation par le temps, symbolisait l’idée de déclin ou la décadence. La mise en allégorie de la ruine omniprésente qui hante tant les tableaux de Caspar David Friedrich ou de William Turner en tant que coulisse, représente la mise à mort voire la mise en abîme progressive du grand genre historique. Mais c’est surtout avec John Ruskin que la ruine acquiert le statut d’un médium métaphysique et philosophique, la ruine étant intimement liée, tout comme l’est l’architecture ; avec l’oubli, chez Ruskin, la ruine parvient à une dimension mémorielle qui dépasse la simple fonction de remémoration.

SALVE RUINA - les ruines du progrès

SALVE RUINA – les ruines du progrès

Les ruines progrès du monde contemporain

Le paradoxe – et le tragique à la fois – de notre époque est qu’elle est incapable de produire des ruines, en dépit du progrès matériel et technique. L’époque contemporaine, dans son obsession du gigantisme et de la forme marchande, ne produit que des déchets-débris en nasses, qui disparaissent au moment même de leur chute sans mémoire, sans identité propre. La ruine contemporaine, c’est le spectacle des montagnes d’acier des gratte-ciel pulvérisés tels un château de cartes (Twin Towers), ou bien le paysage désolant des immeubles détruits par les machines de guerre. C’est ce que constate Marc Augé dans son essai Le Temps en ruines, lorsqu’il relève le paradoxe suivant : « Sans doute est-ce à l’heure des destructions les plus massives, à l’heure de la plus grande capacité d’anéantissement, que les ruines vont disparaître à la fois comme réalité et comme concept » avant d’ajouter, quelques pages plus loin, « Les ruines ne sont plus concevables aujourd’hui, elles n’ont plus d’avenir, si l’on peut dire, puisque, précisément, les bâtiments ne sont pas faits pour vieillir, accordés en cela à la logique de l’évidence, de l’éternel présent et du trop-plein ». Si, en effet, les ruines tendent à disparaître de nos villes, remplacées par les « non-lieux » indifférenciés de notre monde globalisé; si elles ne sont plus le patient lacis de la nature et de la culture qui suscitait les rêveries mélancoliques des Diderot, Chateaubriand ou Novalis sur le « passage du temps », les ruines évoquent pour nous la fulgurance et la mémoire endeuillée de la destruction, celle que l’on associe aux noms de Guernica, Dresde ou Nagasaki et aux dates du 6 août 1945, du 11 septembre 2001.

Les ruines contemporaines sont à l’image des cataclysmes de films hollywoodiens, de l’hyper-réalité des catastrophes récentes et à venir. Elles appartiennent à un no man’s land temporel, un non-lieu sans histoire ni passé ; elles sont le reflet d’un présent transfiguré et exalté par une promesse millénariste et apocalyptique du salut. La ville sinistrée, bombardée, l’espace calciné et déserté de la guerre sont ses clichés quotidiens, un écran omniprésent qui a colonisé l’imaginaire collectif occidental. Il s’agit de ruines qui ne sont plus les allégories de l’antique, du vestige, mais les ruines du blockbuster dystopique, la ruine traumatisante du terrorisme du 11-Septembre, la ruine apocalyptique de Tchernobyl, vecteurs d’une imagerie hyper moderne de la désincarnation, d’une césure. Il s’agit bien ici des ruines du progrès évoquées par Walter Benjamin. « Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant », écrivait Rimbaud comme en écho au noir prophétisme des Fusées de Baudelaire : « Le monde va finir » que Baudelaire décrivait comme une « extase de gobe-mouches » alors que Georges Sorel associait le progrès à « l’idéologie des vainqueurs », les ruines d’un progrès destructeur et autodestructeur. Les ruines du progrès contemporain sont bien les symptômes d’une crise majeure de la civilisation moderne si bien décrite par Julius Evola dans son livre Les hommes au milieu des ruines, les ruines étant à la fois mentales, culturelles, spirituelles, idéologiques, politiques et sociales.

Les travaux photographiques de Jure Georges Vujic rendent très bien compte de ce paradoxe : la ruine-vestige n’est plus cette image d’une colonne majestueuse à l’antique, mais subsiste éternellement à l’état brut sans intervention de l’homme dans la splendeur des falaises, dans la rocaille et les tumulus, dans une ruine qu’il faut savoir déchiffrer à travers les stries et les sédiments du temps.

Jure Georges Vujic
17/11/2017

Correspondance Polémia – 08/12/2017

Crédit photo : DR

Jure George Vujic

Cet article vous a plu ?

Je fais un don

Je fais un donSoutenez Polémia, faites un don ! Chaque don vous ouvre le droit à une déduction fiscale de 66% du montant de votre don, profitez-en ! Pour les dons par chèque ou par virement, cliquez ici.

Voir aussi