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Réflexions sur l’assassinat de Boris Nemtsov

Réflexions sur l’assassinat de Boris Nemtsov

par | 3 mars 2015 | Géopolitique

Réflexions sur l’assassinat de Boris Nemtsov

La mort inattendue de Boris Nemtsov en Russie a fait couler beaucoup d’encre et causé un lourd dommage à l’image de la Russie, la grande majorité des commentateurs n’ayant pu s’empêcher de pointer la potentielle et probable responsabilité des autorités russes dans ce meurtre. Pourtant, loin de « l’émotionnel-militant » qui a envahi nombre de rédactions, il convient de revenir sur le personnage et sa réelle stature politique en Russie, pour comprendre sa mort dans un contexte politique russe complexe, tant sur le plan intérieur qu’extérieur.

Incarnation d’un modèle politique en faillite

Proche du pouvoir et de la grande mouvance réformatrice qui émana de la fin de l’Union soviétique, Boris Nemtsov est issu d’une famille célèbre en Russie puisqu’il serait le petit-neveu de Yakov Sverdlov, révolutionnaire et homme politique russe qui aurait donné en 1918 l’ordre d’assassiner le tsar Nicolas II et toute la famille impériale.

Boris Nemtsov se lança en politique et bénéficia fortement des chaotiques années 90, puisqu’il fut premier gouverneur de l’Oblast de Nijni-Novgorod de 1991 à 1997 avant d’être ministre de l’Énergie sous Boris Eltsine. À l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 1999, il s’investit de plus en plus activement dans l’opposition libérale en Russie, une opposition libérale dont le poids politique allait systématiquement et régulièrement s’amenuiser au cours des années qui suivirent.

Les quinze glorieuses russes (2000-2015) ont en effet été marquées par une stabilisation et une normalisation (la stabi-normalisation) de la vie politique russe. Bien sûr, la Russie n’est pas une démocratie comme l’est la Suisse par exemple, mais cette stabi-normalisation a considérablement réduit le fossé entre le peuple russe et les élites, tant sur le plan économique que politique, par rapport notamment aux années 90. Il est clair que cette stabi-normalisation a entraîné un nettoyage politique qui a privé une partie des élites d’accès au pouvoir (et donc aux ressources), que l’on pense à certains cercles oligarchiques ou à la minorité politique libérale dont Boris Nemtsov était un des fers de lance.

Au cours des dernières années, Nemtsov aura été successivement été membre de l’Union des forces de droite de 1999 à 2008, cofondateur de Solidarnosc de 2008 à 2010, du Parti contre la corruption et le désordre légal de 2010 à 2012 et enfin du Parnas depuis 2012 ! Une hyperactivité politique traduisant parfaitement le total désordre structurel et systémique de cette constellation de mouvements dont le poids électoral est passé de 14% aux élections législatives de 1999, à 4% en 2003, 3,78% en 2007 et 4,03% en 2011. Durant la même période le candidat de cette mouvance aux élections présidentielles a obtenu 8% en 1996, 6.8% en 2000, 3.8% en 2004, 1,3% en 2008 et 7,8% en 2012 avec Mikhaïl Prokhorov, dont on ne sait trop s’il est dans l’opposition au Kremlin ou pas.

Boris Nemtsov, l’éternel perdant

J’ai croisé Boris Nemtsov par hasard, au cœur de l’hiver 2011, devant la station de métro Tretiakovskaïa. Il devait être 20 heures et il était sous la neige avec un petit groupe de supporters et quelques journalistes étrangers qui tentaient de l’interroger en anglais. Il leur répondit sèchement en « leur demandant de parler russe car on était en Russie », visiblement pour ne pas se faire reprocher une fois de plus de ne s’adresser qu’au public occidental. En quelques minutes, un petit groupe de jeunes militants sans doute pro-Kremlin l’encercla avec des pancartes le caricaturant, mettant fin à cette brève action politique. Boris Nemtsov s’enfuit littéralement en courant dans une rue adjacente (Malaya Ordinka) et rentra dans un immeuble où il disparut.

Un peu plus tard, c’est en m’intéressant à la démographie russe que je croisai les travaux de Nemtsov et de ses collègues qui publièrent un bilan de la gouvernance Poutine, accusant clairement le pouvoir russe d’être à l’origine d’un effondrement démographique sans précédent qui menace clairement l’avenir du pays (source ici). Diantre ! Les auteurs de cette synthèse démographique oubliaient juste (par évidente mauvaise foi) de prendre en compte l’immigration (colossale au cours des années 90 et qui masquait en réalité la baisse naturelle annuelle de 700 à 900.000 habitants que le pays connaissait). Pas un mot sur le fait que les années Poutine « commençaient » avec le fardeau du bilan Eltsine qu’il faudrait redresser, ce qui demanderait du temps, mais fut achevé: les années Poutine symboliseront historiquement un incroyable redressement démographique.

Originaire de Sotchi, Boris Nemtsov tenta également d’en devenir maire en 2009, axant sa campagne notamment sur la lutte anti-corruption (sic) et affirmant que la ville n’aurait jamais les moyens ni la possibilité de pouvoir supporter le coût des jeux olympiques d’hiver. À ces élections municipales, il obtint 14% et je n’ose m’imaginer son ressenti lors des cérémonies d’ouverture et fermeture des JO de Sotchi qui furent parmi les plus belles de l’histoire olympique.

L’agonie des partis libéraux en Russie, corollaire de l’émergence d’un monde non-unipolaire

Cet amenuisement de l’influence des partis politiques russes pro-occidentaux en Russie accompagna la tendance mondiale lourde de cette période qui, s’accentuant avec le pivot de 2008, permit à de nombreux commentateurs d’envisager la fin de la domination américaine et occidentale sur le monde.

e parle de pivot de 2008, car la crise financière a lourdement déstabilisé et décrédibilisé les États-Unis tandis que pour la première fois, la Russie s’engageait dans un conflit à l’extérieur de ses frontières dont elle sortit victorieuse tant militairement que politiquement.

Très logiquement, la tension entourant la Russie augmenta considérablement durant cette période. Les tentatives de déstabilisation politique s‘accentuèrent en Russie, notamment en 2011 et 2012, tandis que dans le même temps, la pression aux frontières russes s’accentua, tant en raison du bouclier anti-missile que du coup d’État organisé par les Occidentaux en Ukraine qui amena la guerre aux frontières russes.

La piste ukrainienne ?

C’est la piste ukrainienne qui est sans aucun doute la plus troublante dans la carrière politique de Boris Nemtsov. Tout comme d’autres oligarques, tel Boris Berezovsky, Boris Nemtsov avait largement contribué à soutenir le mouvement orange en Ukraine, devenant même conseiller du président Iouchtchenko en 2005 avant de se brouiller avec Kiev pour d’obscures raisons, vraisemblablement politico-financières.

Preuve de ses piètres capacités politiques et d’une clairvoyance lacunaire, voilà ce qu’il affirmait en 2005 aux journalistes russes qui l’interrogeaient: « Je peux dire avec assurance que d’ici cinq ans, le peuple ukrainien vivra mieux qu’en Russie (…) et cela sans gaz ni pétrole. Dans à peu près sept ans (soit en 2012), l’Ukraine entrera dans l’Union européenne, et tous les Ukrainiens auront un passeport Schengen. Et nous, les Russes, nous les envierons ».

Cinq ans plus tard la situation s’est avérée tout autre, puisque les Ukrainiens ont démocratiquement élu Viktor Ianoukovich à la tête de l’État lors de l’élection présidentielle de 2010. Huit ans plus tard, soit en 2013, c’est un coup d’État accompagné qui allait déclencher une guerre civile et plonger le pays dans une crise politique et économique qui menace désormais son existence même en tant qu’État. Dans le même temps, ce sont près d’un million d’Ukrainiens qui dans l’année sont venus chercher refuge en Russie dans l’espoir de pouvoir y travailler ou échapper à la guerre.

Une réalité bien loin des rêves du « golden boy » Nemtsov préfigurant une occidentalisation à outrance de la région.

Déstabiliser une Russie qui gagne sur tous les fronts ?

L’assassinat de Nemtsov, s’il ne relève pas d’un motif purement crapuleux, mais politique (espérons que l’enquête le démontrera) soulève bien des questions. La première qui vient à l’esprit est: à qui profite ce crime ? Pour ce faire, il faut prendre en compte la situation de la Russie sur les divers fronts ou elle est engagée et attaquée, et où elle affiche quasiment partout une position de vainqueur.

— La Russie semble sur le point de contribuer à une résolution active du problème syrien en évitant la chute du régime et la désintégration cataclysmique de la région qui en aurait résulté.

— Le pays poursuit sa diplomatie économique et militaire au Moyen-Orient en signant de très lourds accords avec l’Égypte, l’Irak et la Turquie.

— Moscou vient de reconduire avec Chypre un accord militaire de haute ampleur en matière de défense, autorisant les navires de guerre russes à mouiller dans les ports chypriotes et à utiliser les installations militaires de l’île. Ce faisant, elle consolide sa position en Méditerranée et au cœur de l’UE !

— En Asie, Moscou conforte et renforce toutes ses positions, que l’on pense aux accords économiques lourds avec la Chine, l’Inde et la Corée. Vietnam et Inde devraient en outre rejoindre la zone de libre-échange de l’Union douanière.

— Mais surtout, Moscou semble sortir vainqueur du piège ukrainien, puisqu’elle a soutenu les accords de Minsk en faisant pression sur les séparatistes ukrainiens, et contraint les puissances de la vieille Europe à agir diplomatiquement en court-circuitant Bruxelles, et surtout Washington.

— La Russie semble enfin avoir réussi à franchir le cap de la crise économique dans laquelle elle s’était retrouvée, puisque le rouble ne s’est pas effondré, contrairement aux prévisions catastrophistes de la majorité des experts, et alors que certains économistes envisagent désormais même l’amélioration progressive de la situation économique en Russie.

À qui profite l’assassinat de Boris Nemtsov ?

Si l’on peut se poser des questions sur le niveau de « professionnalisme » de cet assassinat qui semblait très préparé et a été exécuté sans failles, on peut aussi se demander pourquoi il est survenu la veille d’une grande marche d’opposition.

Boris Nemtsov était un facteur hautement décrédibilisant pour l’opposition russe qui ne parvient pas à surmonter ses divisions systémiques, son manque de leaders charismatiques mais surtout son incapacité à proposer un programme politique crédible. Son incapacité à réémerger politiquement avait d’ailleurs plongé le défunt Nemtsov dans une forte dépression personnelle, d’autant plus que celui-ci était en voie de « remplacement médiatique total » par Alexeï Navalny en Russie, mais aussi et surtout pour le Mainstream médiatique occidental. Sa mort, le transformant en martyr, ré-oxygène la micro-opposition libérale en lui redonnant une raison d’être et lui permettant dimanche dernier de faire descendre dans les rues de la capitale entre 20 et 40.000 personnes selon les estimations.

Pour le pouvoir russe, Boris Nemtsov ne présentait pas la moindre menace, son influence politique étant devenue quasi-nulle. Soyons clairs: avec 85% de soutien au sein de la population et un printemps qui semblait préfigurer une stabilisation de la situation économique intérieure, ainsi qu’une amorce de règlement du conflit ukrainien, les autorités russes n’avaient aucune raison de prendre le moindre risque en s’attirant les foudres de la communauté internationale, et en faisant de nouveau passer la Russie pour un pays sans règles, anarchique et violent.

Certains se rappelleront à ce titre les propos prémonitoires du président russe qui en 2012 déjà pointait du doigt un tel risque, laissant clairement entendre qu’il était informé qu’un tel assassinat pourrait avoir lieu en Russie pour déstabiliser le pays. À la même époque, tous les représentants de l’opposition libérale ont été filmés lorsque convoqués le même jour à l’ambassade américaine à Moscou pour y prendre (visiblement ?) leurs instructions comme le démontre la vidéo, Boris Nemtsov en tête.

Quoi qu’il en soit, une chose est certaine: l’odieux assassinat de Boris Nemtsov est sans aucun doute l’un des événements politiques les plus importants de la Russie post-soviétique. Non pas en raison de l’influence politique de ce dernier, mais parce que cette mort qui symbolise la fin d’une ère: celle des années 90, une époque dont le peuple russe ne veut plus.

Alexandre Latsa
Source : fr.sputniknews.com
2/03/2015

Alexandre Latsa

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