Le vote organisé dimanche 16 mars en Crimée s’est soldé par un large plébiscite à plus de 96,6% d’une demande de rattachement de la péninsule à la Russie. Commentaire d’un internaute : « Donc, pour résumer, lorsqu’un coup d’État met au pouvoir des militaires en Égypte, c’est une grande victoire de la démocratie. Lorsqu’un peuple souverain passe par les urnes et fait preuve d’une unanimité inhabituelle, les mêmes – c’est-à-dire l’Occident – y voient un processus illégal. Ceux qui prennent ces décisions se rendent-ils compte à quel point ils sapent la moralité du monde, l’idée qu’il existe une justice rationnelle, et que le prix à payer sera colossal ? »
Jacques Sapir, dont les travaux de chercheur se sont orientés dans trois dimensions, l’étude de l’économie russe et de la transition, l’analyse des crises financières et des recherches théoriques sur les institutions économiques et les interactions entre les comportements individuels, donne ci-après quelques-unes de ses réflexions sur ce référendum.
Polémia
Les résultats du référendum ont confirmé la volonté d’une majorité de la population de la Crimée de rejoindre la Russie. Ils ont aussi confirmé l’incapacité des dirigeants, qu’ils soient français ou de l’UE et des Etats-Unis, de saisir la nature de ce vote. On rappelle donc dans le texte qui suit quelques points d’importance.
- La Crimée fut attribuée administrativement de la Russie à l’Ukraine dans le cadre de l’URSS en 1954. Ceci ne fit l’objet d’aucun vote des populations concernées. Lors de la dissolution de l’URSS en 1991, il fut admis que la Crimée resterait dans l’Ukraine, moyennant la reconnaissance de son statut de république autonome et le respect de la constitution.
- Il y a eu, à la suite du 21 février 2014, une interruption de l’ordre constitutionnel en Ukraine. Ceci est reconnu par les pays occidentaux qui qualifient le gouvernement de « révolutionnaire ». Ceci découle surtout du fait que nulle autorité qualifiée (la Cour constitutionnelle étant dissoute par le nouveau pouvoir) n’a constaté la vacance du pouvoir. Le nouveau gouvernement est d’ailleurs loin de représenter tous les Ukrainiens, comme on aurait pu s’y attendre logiquement. C’est donc une autorité de fait.
- À la suite de cela, les autorités de la République autonome de Crimée ont considéré que cela créait une nouvelle situation, dans laquelle les droits de la Crimée n’étaient plus garantis, et ont décidé la tenue du référendum du 16 mars. Leur décision est donc une réaction à la rupture de l’ordre constitutionnel à Kiev. Elle n’est ni légale ni illégale dans la mesure où cet ordre constitutionnel n’existe plus. Qualifier le référendum d’illégal du point de vue de la loi ukrainienne est donc une profonde sottise et montre de la part des dirigeants qui utilisent cet argument une incompréhension totale des principes du droit.
- Du point de vue du droit international, deux principes s’opposent : l’intangibilité des frontières et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Si les pays qui aujourd’hui s’opposent au référendum avaient fait pression pour que le gouvernement de Kiev remette son pouvoir à un gouvernement de concorde nationale, réunissant toutes les parties en présence, ils auraient eu quelques droits à faire valoir le principe de l’intangibilité. Mais, ayant choisi de reconnaître unilatéralement un gouvernement ne représentant qu’une partie de la population, ils ne peuvent plus user de cet argument sans contrevenir directement au second argument, celui sur le droit des peuples. L’argument d’une illégalité du point de vue du droit international tombe alors de lui-même en raison de la carence des pays soulevant cet argument à faire valoir la nécessité d’un gouvernement de concorde nationale en Ukraine qui seul, avec une assemblée constituante, aurait été en mesure d’offrir une issue légale à cette crise.
- Dans ces conditions, la seule position possible était de demander la présence d’observateurs officiels pour ce référendum. Cela ne semble pas avoir été fait. Les observateurs (députés du Parlement européen) présents le sont donc en leur nom personnel. Ils disent ne rien avoir vu de scandaleux. Cela laisse cependant planer un doute sur les conditions de tenue du scrutin, mais ce doute provenant de l’attitude même des pays occidentaux, il doit profiter aux autorités de la République autonome de Crimée. Ce vote, dans les faits, semble s’être tenu dans les conditions habituelles pour l’Ukraine.
- On notera dans le cas de la France que les dirigeants qui aujourd’hui contestent le référendum en Ukraine sont ceux qui n’ont pas voulu reconnaître le résultat du référendum de 2005 et l’ont remplacé par un traité (le Traité de Lisbonne) qui ne fut pas présenté au peuple. Ces mêmes dirigeants ont accepté le référendum séparant Mayotte des Comores et rattachant cette île à la France. Ces deux faits soulignent que la légitimité de la position de ces dirigeants sur la question du référendum de Crimée pourrait être facilement mise en doute.
- Il convient maintenant de regarder l’avenir. Il ne fait guère de doute que la Russie reconnaîtra le référendum, même si – en théorie – elle peut toujours refuser l’adhésion de la Crimée. Le problème qui va être posé dans les semaines qui viennent est celui des provinces de l’est de l’Ukraine où des incidents mortels se multiplient. Toute tentative d’imposer une solution par la force risque de conduire à la guerre civile. Il est donc urgent que toutes les parties prenantes à cette crise, et ceci vaut pour les pays européens comme pour la Russie, exercent une pression conjointe sur les autorités de Kiev pour qu’elles constituent un gouvernement de concorde nationale réunissant tous les partis, pour qu’elles désarment les groupes extrémistes et qu’elles mettent sur pied les élections à une assemblée constituante. La signature de tout accord international par ce gouvernement ne saurait engager que lui-même. L’Union européenne irait contre le droit si elle signait avec lui un quelconque traité.
Jacques Sapir
Source : russeurope.hypotheses.org
16/03/2014