Par Philippe-Joseph Salazar, auteur de Suprémacistes ♦ Après avoir publié un premier article de Philippe-Joseph Salazar sur l’excellent concept d’anarcho-tyrannie puis un autre sur l’État de droit et enfin un texte sur la diabolisation de l’ennemi, nous partageons à nos lecteurs ce nouveau texte consacré à la notion de rébellion.
Polémia
« Rébellion », l’idée, est devenue exsangue dans la langue politique actuelle. La chose, car autant dire « chose », a quasiment disparu de notre horizon de « parole ». Parole ? La linguistique structuraliste nous a donné une très utile distinction entre « langue » et « parole », conçue durant la grande période de l’intelligence française, sottement méprisée par bien des « conservateurs » d’aujourd’hui qui jettent ainsi le bébé avec l’eau du bain. Car cette distinction est utile pour saisir comment une idée est mise en œuvre, fabriquée, construite par le langage : la « langue » est un accord général sur un trésor de mots et d’expressions et de manières de les agencer en phrases et en arguments – cette mise en œuvre est assemblée par les appareils idéologiques, comme l’éducation, la santé publique, les médias, les partis et les syndicats, les cultes, les banques, les assurances et les entreprises. Bref des appareils de discours régulés qui nous donnent le gros œuvre du langage, comme on dit dans le BTP, et avec quoi nous construisons notre milieu social.
Et puis il y a le reste, le plus important, le plus proche, le second œuvre. Analogie : de même que tel client choisit une huisserie en PVC, des tuyaux apparents en cuivre pour faire loft new-yorkais, bref de même qu’il décline un catalogue d’options, de même en société nous déclinons le catalogue de la langue en parole, en faisant des choix plus ou moins conscients. Et nous nous bâtissons une demeure de parole où nous nous sentons aussi à l’aise que dans une maison dont nous avons décidé le second œuvre. C’est ça la « parole ».
Quel est donc le rapport langue/parole avec la rébellion ?
Celui-ci : la rébellion, jusqu’aux années 80, appartenait à une parole forte, politique, historique, violente, radicale (l’IRA, l’ETA, le Brigate Rosse, le Sentier lumineux), mais elle s’est déclinée depuis dix ans dans le second œuvre de paroles qui se proposent ou qu’on cite comme rebelles mais qui sont en fait des déguisements ou des pantomimes. Celles-ci n’ont d’autre effet que de fabriquer un second œuvre de spectacle, de mise en scène médiatique ou plus exactement d’une perception de « rébellion » qui est médiatisée par les moyens de propagande étatique et d’information. Par ce que je nomme l’État médiatique, cette fusion du pouvoir légal et légitime, administratif et régulateur, avec le pouvoir légal, mais illégitime, des médias de masse.
Ces rébellions pour la montre on les connaît : être « insoumis » (et toucher un salaire de député),
« s’indigner » (et puis ?), marcher en blanc avec des chandelles, se mettre un gilet fluorescent, se dire révolté et puis obtempérer « merci à vous Monsieur l’agent », se moquer des ordres, contre-ordres et désordres de l’État rendu captif d’une classe gestionnaire incompétente mais se tenir coi, se mettre à poil sur une scène devant un parterre des copains gens-du-spectacle qui partent aussitôt pour un confinement à Belle-Île. La parole jadis noble du rebelle est devenue celle de plaintes piteuses, de vociférations hargneuses et d’une comédie de boulevard. La pantalonnade de l’« invasion du Capitole » en janvier dernier, rapportée avec sérieux par les médias français, est un exemple parfait du dévoiement de l’idée de « rébellion ».
Il faut donc essayer de comprendre ce qu’est une vraie parole de rébellion, ou comment se fabrique, se met en œuvre l’idée de rébellion.
« Rébellion » remonte au verbe latin rebellare, qui contient bellum, la guerre, car se rebeller c’est faire la guerre. Or, comme dans tout geste anthropologique, « rébellion » n’est pas un isolat d’activité. Rebellarese construit dans une séquence d’actions signifiées par trois mots et concepts juridiques romains : bellare, faire la guerre ; debellare, vaincre par la guerre ; rebellare, faire une autre sorte de guerre, la rébellion. Bref l’idée de se rebeller est encadrée par ces trois gestes qui forment un « paradigme » (encore une notion issue de la grande génération) : en rébellion on imite une guerre extérieure car on cherche à vaincre le statut quo intérieur qui est devenu tel un ennemi étranger.
L’idée-guide d’une rébellion est en effet que l’intérieur, le chez-nous, est devenu exogène, étranger et hostile. C’est la maison commune qui doit donc être défendue, rétablie, purifiée, bref rendue à elle-même, à son identité et son intégrité, contre les traîtres et les méchants : pour bien signifier cela la pensée juridique romaine possédait une expression simple, surprenante et juste pour dire « en temps de paix et en temps de guerre » : domi duellique. Domus, la maison, le chez-soi, le chez-nous, c’est la paix. Quand la maison commune est pervertie, un duel doit commencer, entre le citoyen et l’État. Il faut se rebeller. L’idée d’une rébellion est de rétablir, pour le chez-nous, intégrité et identité (quelle que soit sa définition opératoire de référence : peuple, race, société, clan, groupe, pays, nation).
Mais pourquoi « duel », qui évoque un face à face direct ?
Derechef la pensée juridique romaine est tranchante car, souvent, les actes de rébellion sont personnalisés : se diriger sur l’Élysée, insulter un chef de l’État en public, assassiner Aldo Moro, la liste est longue de cette personnalisation de la cible de rébellion. La raison en est que bellum, la guerre, est une version étendue, nombreuse, multivariée, du duellum, le duel (bellum et duellum sont un même mot). L’idée active d’une rébellion est personnelle : Ceaucescu et sa femme finissent assassinés, en face à face avec les rebelles ; le bourreau montre au bon peuple parisien les têtes tranchées des aristos, et ceux qu’on dit rebelles refusent de se laisser bander les yeux face au peloton d’exécution. L’idée d’une rébellion n’est donc celle pas d’une guerre anonyme, robotique, « vertueuse » comme disent cruellement les théoriciens militaires, mais un duel mano a mano exacerbé.
Voilà pour le fond anthropologique de l’idée de rébellion.
Or la rébellion a été un moteur de la politique depuis la première guerre générale européenne : l’IRA et l’Irgoun, par exemple. Le trait commun à ces rébellions est lumineux : une poignée de gens, souvent des jeunes gens, entrent en guerre contre l’ordre établi. Ils sont toujours très peu à l’origine et l’idée, non pas au sens de projet politique cadré, est de faire plier un État dominateur considéré comme illégitime au nom d’un idéal qui, présenté logiquement, serait rejeté comme impossible à réaliser. L’idée d’une rébellion commence par un idéal déconnecté de la réalité de terrain : ces mouvements de rébellion commencent sans stratégie d’ensemble et sans organisation à la marxiste-léniniste, uniquement avec des tactiques qui ciblent des individus ou des bâtiments incarnant l’ennemi, des tactiques opportunistes dictées par l’occasion à saisir et le matériel disponible.
Une rébellion qui prend forme se dote avant tout d’une « parole » : elle invente des mots, se donne un nom, développe rarement une théorie politique. L’objectif est simple : établir « la terre d’Israël » contre la puissance britannique, libérer l’Irlande, ancrer un « peuple palestinien », libérer l’Altiplano. Après coup, plus tard, bien plus tard, des sociologues et des analystes construisent la théorie : ils rapportent les cas de rébellion à la « langue » du contre-terrorisme ou d’un cycle politique. Mais la force d’une idée de rébellion, son impétuosité, tient paradoxalement à la nature impulsive de sa formation. L’histoire de ces rébellions montre que si les intellectuels, ceux qui fabriquent une langue de la rébellion afin de lui faire prendre place dans une sorte d’Histoire générale des libérations populaires, jouent leur rôle, ils sont souvent écartés ou quand ils prennent la main ils commettent des erreurs graves (par exemple l’assassinat de Moro). Très tôt les « révisionnistes » sionistes de Vladimir Jabotinsky (1880-1940) ont tenu à distance la réflexion théologico-philosophique du judaïsme traditionnel. Ils ont voulu un judaïsme musclé, quasiment non-réflexif, mais ciblé sur un idéal fixe : fonder un territoire juif.
Car le paradoxe idée/idéal est le suivant : les idées générales ne fonctionnent pas avec la force d’un idéal, et l’idéal n’a pas la complexité embarrassée d’une idée. Le rebelle n’a pas besoin de la casuistique d’analyses qui font les délices des intellectuels de son bord : elles gênent l’action et se mettent en travers d’un chemin simple et droit, clair et distinct : renverser l’ordre établi, en commençant à la base, terre à terre, et entre amis.Une rébellion véritable débute sur l’appropriation d’une « parole » qui se décline en mots d’ordre simples et en actes radicaux simples.
Si un rebellare aboutit à un debellare, une rébellion à une victoire (sur la trajectoire signalée plus haut) – comme la fondation d’Israël – ou sur un impact politique d’amplitude même s’il n’est pas mené son terme (la République d’Irlande, les Territoires palestiniens), on assiste alors à la formation académique après coup d’une « langue » de cette rébellion, pour revenir à l’analogie du début : les experts présentent alors, dans des colloques de fondations, instituts et écoles de guerre diverses, le second œuvre comme étant la conséquence logique du gros œuvre. Erreur d’optique : l’idée d’entrer en rébellion est un « rêve moral », qui suffit et qui ne table pas sur une vaste littérature technique ou analytique. Le « rêve », l’idéal moral, agit au coup à coup, de manière aléatoire.
On comprend alors pourquoi, dupliquant hors de contexte des pratiques qui sont dans la tradition républicaine depuis 1791 (la répression du clergé réfractaire), l’État français souffre de panique confuse face au mouvement identitaire : cette confusion provient du croisement de deux lectures.
D’une part les agents de l’État médiatique sont tellement rivés aux nouvelles américaines qu’ils sont incapables de faire le tri et de lire correctement comment évolue le « suprémacisme blanc » outre-Atlantique, et donc acceptent comme une donnée factuelle ce qui n’est qu’un effet de « parole » américaine, à savoir la production écrasante et répétitive de rapports divers sur le « danger suprémaciste » qui est, factuellement, une fantaisie mais, politiquement, une bonne stratégie de la tension pour capter l’électorat.
D’autre part les agents de l’État qui sont dépositaires du capital cognitif (hauts fonctionnaires civils, professeurs d’université spécialisés) ont une connaissance de la force des idées antirépublicaines en France depuis plus de deux siècles, et de leur capacité à produire du militantisme. Ils activent donc une « parole » experte, normée par des études, laquelle vient surplomber et légitimer la « parole » imbécile des médias : sur tout plateau télé, il y a un « expert » dont le rôle objectif est de légitimer le bavardage des présentateurs. Mais si les premiers, acteurs du médiatique, jugent mal de la situation en collant aveuglément à l’actualité, les seconds, de l’État hiérarchique, jugent encore plus mal du potentiel de la situation, par fidélité à des schèmes intellectuels : ils sont incapables de percevoir la trajectoire d’une rébellion. Le bilan de ce croisement de deux « paroles » issues du pouvoir en place est donc une répression, absurde dans sa logique et vaine dans ses effets.
Par conséquent la répression que subit la mouvance nationaliste identitaire signale que l’État ne comprend pas les données de la situation actuelle et ne saisit pas celles du potentiel en gestation.
Pourquoi n’existe-t-il pas de rébellion identitaire en France ? Pour deux raisons qui tiennent à la logique du paradigme de guerre noté plus haut : d’une part l’identitariat nationaliste n’est pas en posture de rebellare, et cela tient à un excès de théorie métapolitique et un excès de stratégie par les idées, incarnés dans un désir de reconnaissance sociétale. D’autre part, et en même temps, cet identitariat nationaliste se met en posture de debellare, de vaincre par les urnes, et donc devient partie prenante de stratégies électorales et d’un désir de positionnement républicain qui est en fait l’ennemi intérieur à qui déclarer le rebellare. Que faire (Lénine) ? Lire Jabotinksy et substituer, dans un éloquent passage de son Mur de fer, à « Sionisme », « rébellion, identitaire », et constater comment fonctionne une « parole » rebelle :
« À quiconque qui m’objecte que c’est immoral, je réplique que c’est faux : ou cette rébellion est morale et juste ou elle est immorale et injuste. Mais cela c’est une question que nous avons réglée en devenant identitaires, en nous affirmant moraux et justes. Et puisque c’est moral et juste, justice doit être faite, quoi qu’en dise Untel et Untel. Il n’existe pas d’autre position morale. »
Philippe-Joseph Salazar
16/04/2021
Source : Les Influences