Par Johan Hardoy ♦ Depuis les images spectaculaires retransmises par les médias à l’occasion de ce que l’auteur nomme la « bataille de Seattle », survenue en marge d’une rencontre de l’OMC en 1999, tout le monde a vu ces silhouettes masquées et vêtues de noir affronter, lors de manifestations, des policiers lourdement équipés sur fond de nuées de gaz lacrymogène et de succursales de banques dégradées.
Qui sont donc ces mystérieux black blocs ? Pour le comprendre, rien de tel que de lire l’ouvrage très documenté que leur a consacré l’un de leurs sympathisants, enseignant de science politique à Montréal, qui appuie ses réflexions sur de nombreux échanges avec ces activistes : Les black blocs de Francis Dupuis-Déri (Lux Éditeur, 338 pages, 14 euros).
D’où viennent-ils ?
Le black bloc est né à Berlin-Ouest, vers 1980, au sein du mouvement anti-autoritaire des Autonomen qui s’inspirait de tendances marxiste, anarchiste, écologique et féministe. Il s’est ensuite diffusé à l’étranger, via les contre-cultures punk et d’ultra-gauche, gagnant même des pays comme le Brésil, la Turquie, l’Égypte, Israël ou le Mexique (où l’on parle de « bloque negro ») !
En France, leurs apparitions les plus spectaculaires ont eu lieu en 2009, pendant le sommet de l’OTAN à Strasbourg, et en 2014, lors d’une manifestation à Nantes contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes [nota : le livre est paru avant leurs présences remarquées lors des Fêtes du Travail depuis 2017, et à l’occasion de certains actes des Gilets jaunes, notamment le 16 mars 2019 sur les Champs-Élysées].
Depuis l’origine, la médiatisation de ces événements a grandement aidé à la diffusion de ce phénomène.
Qui sont-ils ?
L’auteur réfute toute comparaison avec les terroristes d’extrême gauche des années 1970 et 1980 (Action directe, Brigades rouges, etc.), qui maniaient les bombes et les armes à feu, de même l’idée selon laquelle existerait une organisation permanente aux multiples ramifications internationales.
Le black bloc désigne en fait une forme d’action collective qui consiste, lors d’une manifestation, à manœuvrer dans un groupe dont les membres sont revêtus d’un masque et d’habits noirs. Quiconque présente cette apparence peut donc en principe se joindre à ces attroupements. Paradoxalement, l’anonymat recherché par leurs vêtements leur permet de se faire remarquer dans la masse manifestante, d’autant que les émeutes n’échappent pas, via la médiatisation, à la mise en spectacle.
Leurs profils types sont difficiles à établir avec exactitude, mais il apparaît que la majorité d’entre eux sont des hommes jeunes (bien que de nombreuses femmes soient également présentes, surtout en Allemagne et au Canada) et, en très grande majorité, des individus d’ascendance européenne à la peau blanche. Certaines critiques font état de la faible présence de vrais prolétaires au bénéfice d’étudiants privilégiés de la classe moyenne ou de jeunes lumpenprolétaires.
Il arrive également que ces activistes ne penchent pas du côté des anarchistes ou de la gauche radicale, comme le montre l’apparition, depuis quelques années, d’« autonomes nationalistes » ou d’une « anti-anti-fasciste-action » qui défilent dans les manifestations sous l’apparence du black bloc. À Montréal, des petits groupes ont également manifesté en brandissant des drapeaux du Québec.
Que veulent-ils ?
Le but recherché ne s’inscrit pas dans une stratégie révolutionnaire mais constitue plutôt une tactique qui vise à démontrer l’existence, dans la manifestation, d’une critique radicale du système économique et politique considéré comme illégitime et intrinsèquement violent. De ce fait, « la cible est le message », c’est-à-dire que l’intelligibilité de l’action s’exprime par sa cible.
Ces anonymes cherchent donc à attirer l’attention des médias et du public pour exprimer leur contestation contre des symboles de l’État et du capitalisme mondialisé, tout en échappant évidemment à la police. Le fait de former une communauté révoltée et de partager la joie d’agir ensemble, conjugué à la peur de la répression, génère alors chez eux un mélange de peur et adrénaline.
Cette prééminence de l’image et de l’émotion est cependant condamnée par certains d’entre eux parce qu’elle risque de devenir une fin en soi et non un moyen au service de la lutte sociale.
Quel est leur mode d’action ?
En groupe, ces activistes forment une sorte de bannière noire, agrémentée de drapeaux noirs, ou rouges et noirs, et de banderoles frappées de slogans anticapitalistes et anti-autoritaires, qui renvoie au symbole de l’« anarchisme violent » dans l’imaginaire collectif.
Durant les manifestations, les regroupements peuvent être improvisés au fil des rencontres, ou encore préalablement coordonnés au sein de « groupes d’affinité » non-hiérarchisés, héritiers de la tradition anarchiste espagnole, qui facilitent les prises de décision collectives rapides et réduisent les risques d’infiltration policière.
En fonction de la « masse critique » d’un cortège qui pourra leur permettre ou non de manœuvrer puis de s’éclipser après un « désilhouettage » furtif, ils se livreront à des violences et des dégradations ou choisiront de défiler calmement.
Par ailleurs, avant ou après les manifestations, des communiqués ou des manifestes sont régulièrement diffusés sur les réseaux sociaux par des anonymes se revendiquant de ce mouvement.
L’auteur souligne que les gouvernements occidentaux et leurs médias, loin de toujours condamner la violence, l’encouragent lorsqu’elle vise des régimes ennemis. Ainsi, lors de la destruction du mur de Berlin, aucun commentateur n’a cherché à minimiser la portée politique des dégradations en laissant entendre que celles-ci étaient le fait de « jeunes casseurs ».
Des critiques hostiles à l’extrême gauche
Les partis communistes, les syndicats, la LCR, ATTAC ou les militants pacifistes, entre autres, déplorent le recours à la violence des black blocs. Selon l’auteur, une des motivations de ces détracteurs réside dans le fait qu’ils espèrent être reconnus comme des interlocuteurs légitimes des autorités officielles en se portant garants d’une contestation pacifique.
Par ailleurs, certains adeptes des théories du complot les accusent d’être manipulés par des agents provocateurs de la police, affirment que les autorités laisseraient se commettre les dégradations pour discréditer les manifestations ou encore avancent que des multinationales les financeraient à cette fin.
Quelques féministes y voient également le danger d’un renforcement de la domination des hommes et des stéréotypes machistes au sein de la gauche radicale.
De son côté, l’auteur considère que ces actions violentes gênent les autorités et contribuent donc à faire avancer les causes sociales, davantage en tous cas que les manifestations pacifiques qui se soumettent aux règles de l’État. Il observe également que des alliances et des solidarités surviennent ponctuellement entre les manifestants et les black blocs.
Quelques remarques de notre cru
Francis Dupuis-Déri n’aborde pas quelques paradoxes résultant de l’action de black blocs, qui servent parfois des intérêts convergeant avec les objectifs du capitalisme néo-libéral. Par exemple, alors que ce système tend à affaiblir les États et les nations en promouvant des réformes orientées vers la dérégulation sociale, ces jeunes gens en colère s’en prennent à l’instance étatique qui constitue pourtant, via une rationalité bureaucratique évidemment perfectible, un moyen de défense solide des acquis sociaux en matière de santé, d’éducation, de retraite, de salaire minimum, etc.
De même, quel sens peut avoir le fait de dégrader des distributeurs de billets au moment où les banques envisagent de supprimer l’argent liquide ?
Mais ces activistes ne sont pas des théoriciens, comme le dit l’auteur…
Johan Hardoy
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