Précisons d’emblée que cet ouvrage n’est pas d’un accès aisé, et risque d’effaroucher le lecteur qui n’est pas un tant soit peu familier de la langue et de l’histoire – notamment l’histoire des idées – allemandes depuis le début du XXe siècle. Mais il ne faut pas se laisser impressionner par l’abondance des notes en renvoi, ni par les bibliographies exhaustives, qui sont les marques de fabrique d’Alain de Benoist.
« Cette notion de Révolution conservatrice,[ …], loin de se réduire à une pensée systématiquement paradoxale ou à une volonté exacerbée de provocation, […] a un contenu fort dont pourraient s’inspirer ceux qui prétendent au statut d’hommes d’État ».
Le dernier livre d’Alain de Benoist est en effet une mine d’informations sur ce mouvement intellectuel qu’est la « Révolution conservatrice », mouvement assez mal connu en France, ou objet d’amalgames généralement inappropriés. Et pour qui sait lire entre les lignes, il est riche d’enseignements sur la difficulté de trouver des points de jonction entre la réflexion idéologique et l’exercice concret du pouvoir, qui s’éloigne bien souvent du « Politique » au sens que donnaient à ce terme Carl Schmitt ou Julien Freund.
Définir la « Révolution conservatrice » paraît relever de la gageure, tant ce mouvement intellectuel, qui s’est déployé sur une période d’une quarantaine d’années, présente un caractère foisonnant, et riche en substance, mais aussi en contradictions internes. Quoi de commun en effet entre les quatre « figures » que nous présente Alain de Benoist ? Entre Werner Sombart, économiste reconnu qui développe la notion de « socialisme allemand » ; Moeller van den Bruck, penseur fiévreux d’un « Troisième Reich » sans aucun lien avec le Reich éponyme que Hitler entendra fonder pour mille ans en 1933 ; Ernst Niekisch, théoricien d’un « national-bolchevisme » renouant avec les valeurs du prussianisme le plus pur ; Oswald Spengler enfin, celui dont la postérité a été la mieux assurée jusqu’à nos jours, probablement parce que ses réflexions sur l’homme et la technique et sur le déclin de l’Occident se voulaient plus « au-dessus de la mêlée », moins ancrées dans la germanité que celles de ses compagnons idéologiques. Alain de Benoist met d’ailleurs en évidence l’actualité de la philosophie de l’Histoire de Spengler.
La difficulté de trouver un fil conducteur s’accroît lorsqu’on prend en considération, au-delà de ces quatre itinéraires, le contexte dans lequel ils se situaient. Ce n’est pas le moindre des mérites d’Alain de Benoist que de nous faire prendre conscience de « l’effervescence » de la Révolution conservatrice, phénomène dont l’ampleur est mal discernée aujourd’hui, et qui se manifeste par la multiplicité des acteurs, qu’il s’agisse des individus ou des cercles de réflexion, par l’abondance et la qualité des productions livresques et des périodiques, et par la fécondité des « disputationes » qui se déroulaient entre ces différentes parties prenantes.
Il serait donc hasardeux de vouloir « résumer » le livre d’Alain de Benoist, mais on peut tout de même essayer de donner quelques éléments de définition de cette notion de Révolution conservatrice, pour montrer que, loin de se réduire à une pensée systématiquement paradoxale ou à une volonté exacerbée de provocation, elle a un contenu fort dont pourraient s’inspirer ceux qui prétendent au statut d’ « hommes d’État ». Pour ce faire, laissons la parole à Moeller van den Bruck, qui fut probablement celui, parmi les quatre figures, qui a articulé la position la mieux argumentée sur la conciliation des dimensions conservatrice et révolutionnaire du courant dont il fut un emblématique représentant.
Ce qu’il s’agit pour Moeller de conserver, écrit Alain de Benoist, c’est ce qui dans la vie des peuples est indissociable d’un ensemble de valeurs qui subsistent au travers de tous les changements, mais aussi grâce à ces changements. Le principe de conservation « n’est donc pas la loi de l’inertie, comme on le croit communément, mais au contraire une loi cinétique d’après laquelle tout être grandit avec une continuité dont aucun ébranlement ne provoquera l’interruption ». Conservation et mouvement ne s’excluent pas, mais s’appellent l’un l’autre : « Le réactionnaire ne crée pas. Le révolutionnaire ne fait que détruire […] Le conservateur, lui, crée dans l’espace éternel, il donne aux phénomènes une forme sous laquelle ils peuvent survivre et conserve par l’assujettissement de ce qui peut se perdre dans le monde ». Et l’auteur de poursuivre : les conservateurs, en ce sens, ne sont pas des passéistes, ils entendent « se rattacher au passé, mais non le restaurer ». Contrairement aux progressistes, qui « cultivent des espérances qui ne se réalisent jamais », ils « pensent à des légalités qui se rétablissent toujours ».
Pour les conservateurs ainsi définis, il n’y a aucune contradiction à se référer à la « révolution », au « socialisme » ou à la « démocratie », car il s’agit de profiter d’une conjoncture nouvelle pour donner leur signification véritable à ces termes valorisés à gauche, mais qui ont été détournés de leur sens. En définitive, Moeller boucle la boucle en proclamant que toute révolution est nécessairement conservatrice, puisqu’elle vise inéluctablement à recréer une société ordonnée, et que tout conservatisme se doit d’être révolutionnaire, car seule une révolution permettra la réappropriation et la recréation de ce qu’il y a lieu de conserver. « Ce qui est révolutionnaire aujourd’hui sera conservateur demain ».
Avec le recul de plusieurs décennies, on peut évidemment juger qu’une partie des thèses développées par les protagonistes de la Révolution conservatrice est frappée d’obsolescence. C’est en particulier le cas du national-bolchevisme et de la « Troisième figure impériale » de Niekisch, qui procédaient d’une vision passablement irréaliste du bolchevisme soviétique et des possibilités de conclure avec lui une alliance idéologique contre l’Occident capitaliste décadent. C’est cette vision utopique qui conduira Niekisch à devenir un « compagnon de route » de la RDA, avant de prendre ses distances, et de mourir oublié de tous.
Pourtant, on ne saurait réduire le milieu des « conservateurs révolutionnaires » à un rassemblement d’exaltés aux intuitions fumeuses. Le monde que nous décrit Alain de Benoist est au contraire peuplé de gens au caractère parfois intransigeant, mais foncièrement talentueux, au-delà même des quatre personnalités qu’il met en avant. Le nombre et plus encore la qualité des membres des clubs qui ont participé à ce mouvement de pensée l’attestent.
De surcroît, même si le vent de l’Histoire a emporté beaucoup des réflexions des théoriciens de la « Konservative Revolution » – mises à part celles de Spengler, mais il n’a pas été vraiment au cœur du mouvement – d’autres trouvent une nouvelle jeunesse : c’est notamment le cas de la critique d’un libéralisme exacerbé, qui était perçu comme porteur de mort pour la nation allemande ou pour les valeurs de l’Occident. Cet antilibéralisme revient sur le devant de la scène avec la mise en évidence, par des penseurs classés par facilité à droite, des dérives du capitalisme mondialisé, avec un degré d’acuité que les Moeller, Niekisch ou Sombart n’auraient probablement pas pu imaginer.
Enfin, l’ouvrage d’Alain de Benoist permet de faire justice de l’idée reçue selon laquelle la Révolution conservatrice aurait pu, d’une manière ou d’une autre, contribuer à faire le lit du régime nazi. Il a, certes, pu y avoir quelques ralliements individuels par intérêt ou par conviction, mais les révolutionnaires-conservateurs n’ont montré aucune complaisance envers le IIIe Reich, et ce dernier leur a fait payer au prix fort leur attitude critique, qu’elle fût larvée ou ouverte. Les raisons de cet ostracisme furent diverses : divergences de vues sur l’économie et le rôle de l’État, insuffisance de « racialisme », ou plus prosaïquement incompatibilité avec « l’esprit du national-socialisme ». Toujours est-il que les penseurs du mouvement qui sont restés fidèles à leurs idées ont été, lorsqu’ils n’avaient pas déjà disparu avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir (Moeller), évincés et promis à l’oubli (Sombart), sévèrement critiqués (Spengler), ou littéralement pourchassés (Niekisch). Il fallait que cela fût rappelé.
On aurait beau jeu de dire que, comparée à la vitalité de la Révolution conservatrice allemande du premier tiers du XXe siècle, la vie intellectuelle française « de droite » en ce début du XXIe siècle fait pâle figure. Pourtant, les germes de renaissance ne manquent pas : Alain de Benoist (qui au demeurant ne se reconnaît plus aujourd’hui dans le qualificatif d’homme de droite, fût-elle « nouvelle ») y contribue depuis longtemps ; d’autres, de plus en plus nombreux, se sont joints au combat des idées, chacun à sa manière. En toute hypothèse, gageons que l’auteur des Quatre figures n’a pas dû pouvoir s’empêcher de (sou)rire s’il a lu l’article du Figaro cité par Polémia le 2 décembre dernier, selon lequel Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen traduiraient l’émergence d’un « national-conservatisme » français ! Et pourquoi pas « révolutionnaire » en plus ?
Bernard Mazin
02/01/2015
Alain de Benoist, Quatre figures de la Révolution Conservatrice allemande : Werner Sombart, Arthur Moeller van den Bruck, Ernst Niekisch, Oswald Spengler, Éd. Les Amis d’Alain de Benoist, octobre 2014, 370 pages.