Par Johan Hardoy ♦ L’éminent sociologue Michel Maffesoli est l’auteur d’une œuvre éclectique très dense qui développe des thèses novatrices concernant notamment le lien social communautaire, les imaginaires individuels et sociaux, la temporalité et l’esthétique de la société postmoderne. Son dernier livre, Le Grand Orient – Les Lumières sont éteintes (Guy Trédaniel éditeur, 161 pages, 17 euros), traite d’un sujet que l’auteur connaît intimement puisqu’il a appartenu à cette obédience durant cinquante ans, de son initiation en 1972 à sa démission en 2022.
Ce long parcours l’amène à porter un constat très dur à l’égard de ce qui est devenu une sorte de « “think tank” socialisant », bien loin des idéaux promus par ses fondateurs en 1773 : « Le temple de la fraternité de l’accueil tolérant des différences s’est transformé en petit marigot de personnes affairées, plus soucieuses de leurs différents conjugaux, de leurs inimitiés personnelles ou de leur ambition professionnelle que de l’élaboration spirituelle de l’œuvre commune. »
La tradition maçonnique
Au-delà de la « machine de guerre anti-religieuse » ou du « centre d’influence politique ou affairiste » qu’a pu être le Grand Orient de France depuis sa fondation, il a toujours existé en son sein une tradition d’essence spirituelle en dépit de la suppression de la référence au Grand Architecte de l’Univers en 1877.
Dans les années 1970, l’auteur a connu une loge dont la moitié était composée de commissaires de police et l’autre d’artisans compagnons héritiers des bâtisseurs de cathédrales (et donc de maçons opératifs par opposition aux maçons spéculatifs). Cette diversité était cimentée par des rituels initiatiques et des valeurs basées sur une « Tradition » issue des Lumières, mais aussi d’autres courants de la modernité tels que le romantisme, le surréalisme ou le situationnisme, entre autres. Un idéal communautaire émanait ainsi d’une quête spirituelle partagée.
La trahison des idéaux
En dépit du pluralisme et de la neutralité politique affichés, « voilà qu’au nom de la défense des “valeurs républicaines”, de l’individualisme libéral, d’une soumission aux autorités étatiques dites démocratiques surgissent les pires comportements liberticides et sectaires ».
La dénonciation récurrente des idées attribuées à l’« extrême droite » ou, plus récemment, la soumission aux injonctions liberticides et à la « stratégie de la peur » décidées par l’exécutif durant la récente « psycho-pandémie » illustrent cette grave dérive de l’obédience. De même, son « silence assourdissant » durant la violente répression du mouvement social des Gilets jaunes, dont elle n’a pas compris le sens, témoigne de sa servilité à l’égard de la « caste au pouvoir ».
Devenu une « ONG docile », le Grand Orient s’est éloigné de la voie ésotérique originelle en privilégiant largement des thèmes « sociétaux » et des sujets à la mode au sein des loges et dans les conférences publiques : bioéthique, développement durable, laïcité, droits individuels du genre, du sexe, de la couleur de la peau, etc.
Ce dévoiement conduit à « une sorte de “wokisme” se contentant d’activités mondaines ou de fantaisies badines », durant lesquelles les frères « “papotent” politique politicienne puis “popotent” lors de leurs agapes ».
Ceux qui sont jugés rétifs au « narratif officiel » subissent quant à eux des « procès » internes kafkaïens entraînant leur exclusion ou leur suspension, au mépris de la fameuse « liberté de conscience » et de toute disputatio.
Par ailleurs, la porosité est notoire entre les instances centrales du Grand Orient, les bureaucraties d’État et celles des grosses entreprises privées : « La course aux places et aux postes est facilitée par le fait que ces gens parlent tous le même langage. »
Une crise de la représentation du monde
La modernité, qui reposait sur un trépied constitué de trois valeurs dominantes – l’individualisme, le rationalisme et le progressisme (« demain sera meilleur qu’aujourd’hui et se construit sur la négation du passé ») – a finalement accouché de rapports sociaux largement ordonnés autour d’une conception matérialiste privilégiant le statut socio-économique et les rapports juridiques entre les individus.
Cette représentation est aujourd’hui en crise car prévalent désormais, dans la société globale, un « personnalisme communautaire » dans lequel les individus vivent des identifications multiples, une « raison sensible » enrichie de rêves, de mythes et de fantasmagories, et un partage d’émotions et de passions vécues ici et maintenant plutôt que dans l’avenir.
En phase avec les XVIIIe et XIXe siècle, le Grand Orient semble « en train de rater complètement le passage de la modernité à la postmodernité », malgré ses vains efforts pour s’accorder à la doxa dominante dans ce qu’elle a de plus superficiel, à l’instar de sa célébration d’un « rationalisme technocratique des plus outrés ».
« Comme toute institution sclérosée, fragilisée parce que déclinante et vieillissante, cette obédience se recroqueville sur quelques mantras dépassés : républicanisme, laïcisme, progressisme. »
Ce décalage croissant avec l’imaginaire collectif explique « l’extraordinaire désaffectation » de jeunes générations peu enclines à célébrer des « valeurs républicaines mortes », sans parler de tous ceux qui s’éloignent discrètement en ne payant plus leur « capitation » (cotisation).
Devenu « un “club” politiste sans intérêt », le Grand Orient est voué aux « poubelles de l’histoire »…
Johan Hardoy
07/10/2023
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