Dans l’un de ses derniers livres, publié en 2018 et plaisamment intitulé En marche (rééditions en poche chez Folio, 240 pages, 8,50 euros), cet auteur, mort prématurément en juillet dernier, offrait aux lecteurs un « conte philosophique » qui constitue un véritable miroir de l’air du temps. Toute identification de pays que nous connaissons bien à la lointaine Rugénie serait évidemment pure spéculation.
La Rugénie, bon élève de l’Euroland
Ce petit pays de l’Est européen, anciennement communiste, est membre de l’OTAN et candidat à l’intégration dans l’Union européenne.
Ses relations sont tendues avec la Molduvie voisine, liée à la Russie. Les dirigeants rugènes dénoncent volontiers leur « puissant voisin, toujours sous la coupe d’un pouvoir totalitaire, […] son mépris de la démocratie, ses entraves au pluralisme de l’information, sa volonté de contrôler les associations installées sur son territoire, son refus d’autoriser le mariage entre personnes du même sexe ; mais surtout son soutien aux indépendantistes de Haute-Rugénie ». Ces derniers sont suspectés par le gouvernement rugène de remettre en cause l’intégrité territoriale de l’État.
L’économiste et sociologue Stepan Gloss, qui a enseigné aux États-Unis avant de devenir le principal conseiller du Président Jan Crosz, est l’homme le plus célèbre du pays. Cet intellectuel influent prône la déréglementation des échanges et l’abandon de l’État-providence, conjugués à une stricte réglementation de la vie quotidienne au nom du vivre-ensemble et de la sauvegarde de la planète. Sous son influence, la Rugénie est devenue une référence en tant que société « ouverte et responsable ».
Vers l’avenir radieux néolibéral
Dès son élection en tant que député français sous les couleurs du parti « En avant », un jeune homme, prénommé Thomas, a été séduit par l’image de cette Rugénie injustement méconnue, qui a instauré avec succès le « libéralisme autoritaire » qu’il appelle de ses vœux dans la « vieille Europe, enfermée dans ses archaïsmes ».
Thomas est resté un idéaliste, dans la foulée de ses années étudiantes où il vitupérait contre une société dirigée par des « mâles blancs de plus de cinquante ans » et contre des programmes d’enseignement qui citaient encore les œuvres d’auteurs comme Voltaire et Heidegger, respectivement islamophobe et nazi. Aujourd’hui, il considère que le sacrifice des avantages de la classe moyenne occidentale reste une nécessité pour favoriser la démocratie et le pluralisme à l’échelle planétaire.
C’est dans cet esprit qu’il a adhéré au parti « En avant » avant d’être élu à moins de trente ans, séduit par la promesse de son président de « construire un avenir tous ensemble ».
Thomas s’envole donc pour Sbrytzk, la capitale de la Rugénie, afin d’observer de près les brillantes réalisations de cette « vaillante république [qui bénéficie] des éloges de la Banque mondiale, du FMI, de l’Organisation mondiale du commerce, de la Ligue des droits de l’homme, de la Ligue du droit des femmes et aussi de Greenpeace ».
Welcome to Rugenia
Une fois arrivé à destination, Thomas est tout d’abord surpris que les douaniers s’adressent aux touristes en anglais et non pas en allemand, censé officiellement être la seconde langue du pays.
Sur l’autoroute qui le mène vers la capitale, des écrans lumineux vantent les réalisations écologiques du pays et promeuvent la « diversité », notamment LGBT. Malheureusement, les routes et la ville sont jonchées de détritus à cause d’une grève des éboueurs. En effet, ces travailleurs refusent les licenciements jugés pourtant nécessaires par la multinationale qui gère désormais le ramassage des déchets.
Thomas remarque que la circulation urbaine est rendue très difficile par les aménagements qui favorisent la circulation des bicyclettes et de toutes sortes de véhicules à roulettes, bien que ceux-ci évoluent également sur les trottoirs à un rythme endiablé.
Il choisit donc de monter dans un vélo-taxi. Son jeune conducteur lui explique qu’il ne sert à rien de faire des études dans son pays car les usines ont fermé et que les services ont été détruits par le commerce en ligne. Le fameux Communication Center, un immense bâtiment de verre qui abrite le plus grand nombre de plates-formes téléphoniques d’Europe, est en réalité géré par des sociétés chinoises et allemandes. Le chauffeur ajoute que les caméras de surveillance, destinées officiellement à la sécurité, permettent aux compagnies d’assurances d’identifier les fumeurs afin de leur refuser une prise en charge en cas de cancer.
Dans les rues, « les plus jeunes arborent tatouages et cheveux teints, quand ce n’est pas le voile religieux et une longue robe noire sous laquelle dépasse une paire de baskets fluo ». Les passants ont le téléphone collés à l’oreille ou à la main, comme partout ailleurs en Occident.
D’humeur joviale, Thomas monte dans un train et sourit amicalement à une jeune mère voilée, munie d’écouteurs, qui tente de calmer les hurlements de son bébé. Quand le bambin finit par se calmer, il lui sourit une seconde fois, toujours sans susciter de réaction de la part de la femme. Lors de la descente sur le quai, il constate que celle-ci le désigne aux vigiles avant de disparaître dans la foule. L’un des agents l’apostrophe dans un anglais sommaire : « Beaucoup sourire à femme, pourquoi ? », avant de lui intimer de les suivre au poste de police où il est accusé de harcèlement sexuel. Son attitude conciliante et ses excuses lui valent de ne recevoir qu’une simple mise en garde.
Il se rend ensuite dans l’un des meilleurs hôtel de la ville, où les chambres sont climatisées mais sans eau chaude et sans serviettes-éponges disponibles. Dans les différentes pièces, des étiquettes mettent en avant la lutte contre le réchauffement climatique et la nécessité de réduire l’empreinte carbone.
Le lendemain, la jeune femme qui lui sert de guide, et parle un anglais impeccable, le dévisage avec un sourire inquiet lorsqu’il lui relate ses premières impressions. Elle lui explique fièrement que la Rugénie ne transige pas avec le réchauffement de la planète et que les enfants éduquent les parents en ce sens dès l’école primaire. Peu après, elle fait l’éloge des États-Unis, « seuls en mesure de réagir en cas d’agression molduve », tout en désignant avec enthousiasme les enseignes de marques américaines. Au restaurant, où les plats traditionnels rugènes à base de viande sont proscrits, elle choisit d’autorité pour eux deux un menu 100 % avoine et « respectueux de la vie animale ».
Thomas décide de visiter l’arrière-pays, seul endroit où il pourrait goûter au chbrtch, le fameux plat rustique traditionnel à base de porcelet sauvage.
Dans cette région périphérique, il visite « La Ferme du bonheur », qui a fait l’objet d’un reportage télévisé diffusé en France dans lequel un couple de paysans rugènes recevait la visite d’un fonctionnaire du ministère de l’Agriculture et d’un expert scientifique. Ces derniers encourageaient vivement les fermiers, sous peine de sanctions administratives et financières le cas échéant, à accéder au stade du « modernisme vertueux » en bannissant de leur petite exploitation les flatulences bovines productrices de CO2. Dans cette étable traditionnelle devenue un « laboratoire hors sol » et désormais détentrice du label « exploitation responsable », la fermière finit par confier à Thomas que la production de lait a été arrêtée faute d’être rentable, raison pour laquelle elle et son mari jouent la comédie pour les touristes en remplissant simplement des pots devant eux.
Plus loin, Thomas découvre un immense chantier à ciel ouvert, où d’énormes machines procèdent à un abattage massif des arbres, ne laissant sur place que des racines, des souches et des branches manifestement sans valeur sur le marché. On lui explique que les Chinois rachètent tout ce bois, ce qui préserve l’empreinte carbone de la Rugénie car les industries de transformation sont situées à l’étranger.
Une petite guerre de diversion
Le président Jan Crosz s’alarme de la grève des éboueurs qui menace d’indisposer les créanciers internationaux à l’égard de son pays, devenu complètement désindustrialisé depuis l’application de la feuille de route préconisée par les institutions financières.
Un de ses conseillers lui suggère de désigner les grévistes comme des « populistes ultra-nationalistes », opposés « au progrès » et proches des indépendantistes pro-molduves.
Les forces armées rugènes, soutenues par des déclarations de responsables de l’OTAN et de l’Union européenne, interviennent bientôt chez les « séparatistes ultra-nationalistes » de Haute-Rugénie, tandis que des syndicalistes éboueurs sont arrêtés et accusés de collusion avec les factieux.
Un journaliste annonce « que les forces de sécurité rugènes viennent de déterrer un charnier contenant mille trois cents corps », information rapidement démentie par un autre commentateur qui déclare que les corps, au nombre d’une dizaine, proviennent d’un ancien cimetière.
Le Président Crosz dénonce les « massacres de civils commandités par la Molduvie » et demande à l’OTAN de garantir la souveraineté de la Rugénie.
Dans la une du principal quotidien du pays, Stepan Gloss incrimine « la provocation molduve » et clame la nécessité de défendre l’indépendance du pays. L’économiste se rend sur place, porteur d’un casque militaire et arborant son habituelle écharpe beige autour du cou, pour débattre avec des partisans du gouvernement de Sbrytzk et lancer un « appel aux consciences du monde entier ». Il interpelle également les nations européennes, sommées de prouver leur générosité en accueillant les populations qui fuient « l’odieux régime molduve » (pendant ce temps, de nombreuses files de réfugiés fuient la zone des bombardements).
Quelques jours plus tard, les affrontements armés se terminent subitement et l’actualité rugène se focalise sur des bagarres qui ont opposé cyclistes et piétons en plein cœur de la capitale, chacun prétendant circuler librement sur les trottoirs…
Johan Hardoy
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