Chaque année, la traditionnelle promotion du Nouvel An de la Légion d’Honneur est l’occasion pour l’oligarchie qui nous gouverne de distribuer très généreusement les hochets à des personnalités ayant (selon ceux qui la dé-composent) « fait honneur à la France ». M.L.
Cette breloque autrefois réservée aux grands hommes incontestables, aux plus fidèles serviteurs de l’État, aux savants illustres ou aux militaires ayant fait don de leur vie à la Patrie est depuis un bon moment déjà devenue une distinction qui n’a plus guère de sens, tant elle est attribuée aussi bien à de vrais récipiendaires qu’à des femmes et hommes de -basse- cour, des artistes plus ou moins talentueux mais toujours à la mode, des vrais-faux journalistes évidemment aux ordres, des affairistes et lobbyistes de tous poils, et bien évidemment plus généralement et pour faire court aux copains et coquins de nos élites politiques de droite et de gauche confondues.
La promotion du 1er janvier 2013 met ainsi « à l’honneur » 558 chevaliers, 97 officiers, 21 commandeurs, 2 grands officiers et 3 grands-croix. 681 personnes au total ! Ouf ! Pas une de moins… Elle représente la dernière des trois promotions civiles de 2012, portant donc le nombre total de décorés de la Légion d’Honneur à… 3.180 pour l’année ! Je ne sais pas pour vous, mais j’étais en ce qui me concerne très loin de me douter que la France devait ainsi exprimer -et pour la seule année qui vient de se terminer- sa reconnaissance à tant de monde !
Dans la longue, très longue liste des heureux élus, on retrouve bien-sûr le lot habituel de sportifs ayant brillé sur les stades ou les terrains de sport : le simple fait d’obtenir une médaille… Mérite médaille, c’est bien connu ! Figurent donc entre autres (ils sont tout de même 87 !) pour cette année le champion de canoë-kayak Tony Estanguet, le judoka Teddy Riner, l’athlète malvoyante Assia El Hannouni, ou les nageurs Camille Muffat, Yannick Agnel et Florent Manaudou. Sont toutefois interdits de dessert Nikola Karabatic et Renaud Lavillenie, pour cause de petites ratures sur le CV qui font un peu désordre… Ce sera pour une autre fois sans doute.
Parmi les artistes, hommes et femmes de plume ou supposés tels, à noter le on ne peut plus « hollando-compatible » réalisateur et comédien Bruno Podalydès, l’acteur Jean-Pierre Léaud (dont l’extraordinaire actualité artistique méritait à l’évidence d’être en ce début d’année 2013 ainsi honorée), le dessinateur de BD Jacques Tardi (*), dont l’œuvre en faveur de la France est évidente pour tous (du moins j’ose l’espérer !), ainsi que la très germanopratine et bobo de concours rédactrice en chef de Télérama, l’inénarrable Fabienne Pascaud, celle qui considère que la désormais culte pièce de théâtre Golgotha Picnic est un « spectacle profondément mystique… Sans doute le plus beau spectacle de Rodrigo Garcia » (et ceux qui n’ont jamais lu par ailleurs un de ces éditoriaux « téléramesques » où elle louait par exemple la formidable audace artistique d’un metteur en scène catalan ayant fait déféquer ses acteurs sur scène ne savent pas ce qu’ils ont perdu !).
En ce qui concerne les personnalités issues du monde économique, Yvon Gattaz, ex-président du CNPF, est carrément élevé à la dignité de Grand-Croix (il était déjà Grand officier depuis septembre 2008, ce n’était visiblement pas assez). Grand-Croix de la légion d’Honneur… Le plus haut grade de L’Ordre, celui qui est attribué aux Chefs de l’État, aux militaires les plus prestigieux, aux résistants emblématiques, aux plus grands commis et serviteurs de la patrie, à quelques rares chercheurs, scientifiques ou universitaires de renommée mondiale… Et donc aujourd’hui à Yvon Gattaz, ancien patron des patrons, sous un gouvernement « de gauche » nommé par un Président qui « n’aime pas les riches »… CQFD
Gattaz rejoint d’ailleurs grâce à cet honneur suprême de la Nation d’autres Grand-Croix tout à fait remarquables : Antoine Bernheim (décédé en 2012), grand banquier, dirigeant de Lazard Frères & Co, PDG de Generali, et membre du Siècle, Marc Ladreit de Lacharrière, ancien de la banque Indo-Suez, président de la Financière Marc de Lacharrière (Fimalac), président de la section française du groupe Bilderberg et… Membre du Siècle, ou Michel David-Weill, banquier, PDG en son temps de la Banque Lazard et… Membre du Siècle. Mais aussi Jacques Servier, des laboratoires du même nom (dont on a quelque peu entendu parler et pas forcément en bien ces dernières temps) ou Pierre Fabre, des laboratoires pharmaceutiques là encore du même nom (décidément, ça paie bien pour les décorations, d’être dans le médicament !). Et même, et accrochez-vous bien à vos chaises … Mieux que cela, car croyez-moi, vous allez en avoir besoin… Jean Todt, ex-patron de l’écurie de formule 1 Ferrari, et actuel président de la Fédération Internationale de l’Automobile ! Si, si, vous avez bien lu : Jean Todt, Grand-Croix de la Légion d’Honneur… Comme De Gaulle, Pasteur, Leclerc, Foch, Joffre, De Lattre de Tassigny, Cambacérès ou Henri Bergson… Elevé au grade suprême de l’Ordre National par Nicolas Sarkozy lui-même, en 2011 ! N’oublions pas enfin dans cette petite liste non exhaustive (et pour la route) de citer quelques chefs d’états étrangers aussi remarquables et fameux que Bronisław Komorowski, actuel président de la République de Pologne ( ?), Giorgio Napolitano, président en exercice de la République italienne ( ??) et Ilham Aliev… Président – sans doute à vie – d’Azerbaïdjan (???). Autant de personnages ô combien éminents, qui ont bien mérité de la France et des Français !
Côté business toujours, Louis Schweitzer, l’ancien patron de Renault, est pour sa part seulement élevé au rang de Grand officier (encore un peu de patience, Louis !), et le président de Casino, Jean-Charles Naouri, chichement promu Officier.
Business toujours, notre cher (très cher) ministre des affaires étrangères Laurent Fabius a aussi de son côté nommé au grade de Commandeur Yves-André Istel, homme d’affaires franco-américain richissime, ancien dirigeant de Lehman Brothers et de la banque Rothschild, membre de l’Investment Banking Committee et de la French American Foundation. Istel a d’ailleurs et décidément toutes les vertus aux yeux de notre chère république, puisqu’il est également Officier des Arts et de Lettres.
Bien entendu, le wagon des renvois d’ascenseurs politiques est lui aussi bien pourvu : on y découvre entre autres Nacer Meddah, préfet…Mais surtout secrétaire général de la campagne élyséenne de François Hollande, ou Martin Hirsch… Hirsh, pourtant ancien ministre de Nicolas Sarkozy, mais qui avait eu la très noble et très bonne idée de trahir celui-ci peu avant les élections et d’appeler à voter Hollande pour la présidentielle de 2012. Trahison qui lui valut nettement moins d’ennuis et même d’insultes dans les colonnes de nos chers médias que celle d’un Éric Besson en 2007 : car si trahir la gauche pour la droite est forcément ignoble, trahir la droite pour la gauche est évidemment formidable… Pour cette superbe action, Hirsh méritait bien une médaille fort judicieusement estampillée de ce mot qui lui va donc comme un gant : « Honneur ». Tiens, au fait, et pendant qu’on y pense, ils ont oublié Roselyne Bachelot…
Enfin, mention spéciale pour le directeur général de l’Organisation Mondiale du Commerce, le socialiste Pascal Lamy, promu quant à lui Commandeur. En cette période d’euphorie économique que le monde traverse, et étant donné le rôle éminemment social et progressiste qu’y joue chaque jour l’OMC, c’était bien la moindre des choses !
Tout cela est bien-sûr grotesque, pathétique, parfois même obscène. Jusque là, rien de nouveau sous ce soleil si chaud et si particulier qui luit pour nos élites dans les palais dorés et douillets de la République, pendant que le petit peuple se gèle les miches dehors. Mais cette année, grâce à François Hollande, Jean-Marc Ayrault et tout leur orchestre, nous avons franchi un nouveau palier dans le sordide, et avons même carrément basculé dans l’immonde…
Vous le savez sans doute déjà, hormis les joyeux drilles évoqués plus haut, la Légion d’Honneur a également été attribuée dans cette promotion du nouvel an et à titre posthume à Abel Chennouf, Imad Ibn Ziaten et Mohamed Legouad, les trois militaires assassinés en mars 2012 par Mohamed Merah…
Certes, des esprits chagrins pourrait relever avec justesse que nos trois militaires ne sont pas tombés au champ d’honneur et l’arme à la main pour défendre la Patrie sur un lointain champ de bataille comme leurs compagnons morts en Afghanistan, mais dans les rues de Toulouse et Montauban, en allant faire les courses ou en faisant la queue devant un distributeur de billets… Certes, certes… Il n’en reste pas moins qu’ils ont bien été tués par leur assassin pour ce qu’ils représentaient, et qui était insupportable à ses yeux : des militaires français d’origine étrangère qui avaient choisi de servir la France, fut-ce au péril de leur vie. Parmi les joyeux « nominés légionnaires d’honneur » cités plus haut, ils étaient donc très loin de faire tache, du moins si l’on s’en tient au sens péjoratif de ce terme. Si trois noms méritaient d’être sur la liste de la promotion du Nouvel An, c’étaient en l’occurrence bien les leurs. Mais pas uniquement. Car lors de sa sanglante épopée, Merah avait aussi tenté d’assassiner un quatrième militaire : le caporal Loïc Liber. Très grièvement blessé, celui-ci n’est toutefois pas mort. Il a survécu… Mais est désormais tétraplégique. Le petit veinard ! Pas mort, il n’a lui donc eu droit… Qu’à la Médaille Militaire !
Oui, vous avez bien lu, et il convenait en effet de faire le distinguo : quand on sert la France de François Hollande, la tétraplégie, ce n’est pas assez cher payé pour mériter la Légion d’Honneur. C’est en tout cas nettement moins méritoire pour notre gouvernement à la rose que les « exploits et services évidents rendus à la Nation » des 678 autres honorés du jour de l’An. Pas de pot pour lui, Loïc Liber était sans doute 682ème sur la liste du jour, et le 3.181ème sur celle de l’année… A quoi cela tient parfois, l’honneur, en 2013…
Marc Leroy
La Plume à Gratter
02/01/2013
NDLR : Depuis la rédaction de cet article, Jacques Tardi, l’auteur de bandes dessinées a dit sa « stupéfaction » qu’on lui ait attribué cette décoration et justifie son refus par sa volonté de « rester un homme libre ». (Libération, 02/01/2013)