Qui connaît aujourd’hui Jacques Dupont ? Plus grand monde, sans doute. Il fut pourtant l’un des meilleurs cinéastes de sa génération, promis à un brillant avenir. Sorti major de la première promotion de l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC, aujourd’hui Fémis), il choisit les documentaires pour l’aventure. Ses premiers courts-métrages, réalisés dans des conditions particulièrement difficiles (Au pays des pygmées, 1946, et Pirogues sur l’Ogooué, 1947), sont unanimement salués. Suivront La Grande Case (1949), L’Enfant au fennec (1954) ou encore Coureurs de brousse (1955). Cette même année sort Crèvecœur, filmé aux côtés des soldats français combattant en Corée (1950-1953) et nommé pour l’Oscar du meilleur film documentaire en 1956 : le Parti communiste lance ses militants à l’assaut des rares cinémas qui osent le programmer. Après La Passe du Diable (1958), tourné en Afghanistan avec Joseph Kessel, Pierre Schoendoerffer et Raoul Coutard, Jacques Dupont réalise son premier grand film de fiction : Les Distractions (1960). À moins de 40 ans, il dirige Jean-Paul Belmondo, Claude Brasseur, Alexandra Stewart et Mireille Darc… G.G.
Lors d’une rediffusion sur Canal Plus, dans les années 1980, Télérama se fend d’une critique étonnamment élogieuse : « Crèvecœur, film sur le rôle du bataillon français dans la guerre de Corée, avait valu à Jacques Dupont la réputation d’un cinéaste “de droite ”. Lorsqu’il tourna Les Distractions au début de la Nouvelle Vague, la plupart des critiques se montrèrent tièdes ou hostiles. Le cinéaste fut accablé sous le poids de la comparaison avec Godard (À bout de souffle) à cause de Belmondo. Tout cela fut très injuste et il faut carrément, aujourd’hui, découvrir ce film. Bien construit, bien mis en scène, bien interprété, il représente, à la fois, une certaine façon de vivre dangereusement, d’être arriviste ou cynique, et une très belle relation d’amitié dans laquelle se transforment les personnages, même s’il n’y a pas de fin heureuse. Le désarroi d’une époque y est inscrit. »
Du cinéma à la télévision, en passant par la case… prison !
L’époque est de braise… Comme l’écrit Philippe d’Hugues dans sa préface : « C’est le moment que choisit Jacques Dupont pour s’engager à fond dans une cause perdue, lui, les siens, famille et amis. Bientôt, l’étiquette aux trois lettres infamantes : OAS, leur collera sur le dos pour longtemps, si longtemps que Jacques Dupont ne pourra plus jamais faire de longs métrages. En effet, à son nom, toutes les portes se ferment, tous les projets sont refusés. » Il faut dire que les Dupont paient leur « activisme » – comme l’on disait à l’époque – au prix fort. Arrêté dans l’affaire du « complot de Paris », censé relayer en métropole le putsch des généraux à Alger, Jacques Dupont est innocenté par le tribunal mais le pouvoir le considère suffisamment dangereux pour le condamner à plusieurs mois d’internement administratif au camp de Saint-Maurice-l’Ardoise, dans le Gard. Sa fille aînée Claudine devient à 17 ans « la plus jeune détenue pour l’Algérie française », à la prison de la Petite-Roquette, à Paris. Le virus politique ne la quittera plus puisque, ancienne élue régionale FN puis MNR en Bretagne, Claudine Dupont-Tingaud préside aujourd’hui encore l’association RéAGIR (pour « Résister et agir »), à Quimper. Enfin, le fils de Jacques Dupont, Jean-Jacques, aura le temps de faire sauter quelques pains de plastic avant d’être appréhendé par le commissaire Jacques Delarue : il ne sera libéré de la prison de Saint-Martin-de-Ré qu’en 1966, à l’âge de 22 ans. Tout reste à re-construire.
« Non seulement dans l’aventure la France a perdu l’Algérie, mais aussi nombre de ses meilleurs serviteurs, militaires et civils. Elle a perdu notamment un futur grand cinéaste et c’est bien dommage », commente sobrement Philippe d’Hugues. Jacques Dupont trouve salut et refuge à la télévision, où il réalisera plusieurs des Grandes Batailles du passé en compagnie de Daniel Costelle et Henri de Turenne dans les années 1970, ainsi que de nombreux films des séries sur les Grands Fleuves, les Grands Pèlerinages et les Grandes Villes du monde. Il renoue ainsi avec sa passion pour l’histoire et pour les voyages lointains – au détriment parfois de ses responsabilités familiales immédiates. En 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir lui inspire une retraite forcée, qu’il met à profit pour entreprendre une monumentale histoire des guerres carlistes. Elle ne sera jamais achevée : en 1986, avec l’alternance, la télévision publique se rappelle à son bon souvenir. À l’occasion de la célébration du couronnement d’Hugues Capet (987), il réalise Les grandes chroniques du millénaire, vaste fresque de l’histoire de France diffusée sur FR3. S’enchaînent ensuite, avec l’appui d’Alain Griotteray, un téléfilm sur Honoré d’Estienne d’Orves, le premier fusillé de la France Libre (1990), puis un autre sur L’Abbé Stock, le passeur d’âmes (1991), et enfin Les Vendéens (1993), en hommage aux combattants de la « Grande armée catholique et royale », qui bénéficie du concours et de la complicité de Philippe de Villiers au Puy-du-Fou.
Idées politiques : une « nostalgie française » ?
Les personnages illustres fourmillent dans ces mémoires, où se croisent sans cesse grande et petite histoire, anecdotes, récits épiques et considérations politiques. À cet égard, Jacques Dupont reconnaît être atteint du « virus » du patriotisme. Le 11 novembre 1940, il fait partie des quelques lycéens et étudiants qui défient les autorités d’occupation allemandes en se regroupant à l’Arc de Triomphe pour honorer le soldat inconnu. Arrêté, il est conduit à la prison de la Santé – ce qui lui vaudra d’être considéré comme récidiviste 20 ans plus tard ! Rapidement libéré, il tente de rejoindre Londres, gagne Marseille (où il croise la philosophe Simone Weil) mais est une nouvelle fois arrêté, après avoir traversé les Pyrénées, par la garde civile espagnole. Il ne réussira finalement à s’engager qu’à l’occasion des combats de la Libération, dans la Première Armée du général de Lattre, avec laquelle il finira la guerre en Allemagne.
Tous ces événements, et bien d’autres encore, sont l’occasion de commentaires politiques, mais l’ouvrage est dénué de toute analyse ou mise en perspective proprement politique. Jacques Dupont est au sens propre un réactionnaire : il réagit, avec son cœur et ses tripes, aux événements. À l’aune de l’histoire, il a le goût des causes perdues : les Guerres de Vendée et la royauté, la guerre de Sécession ou celle des Boers, l’empire colonial français, les peuples autochtones authentiques qui se battent pour leur survie (à l’instar de son ami Jean Raspail)… Il est en cela assez symptomatique d’une certaine droite, que René Rémond aurait qualifiée de « légitimiste », davantage tentée, même inconsciemment, par le confort intellectuel de ses défaites passées que par l’audace – mais aussi les transgressions – qu’exige toute victoire.
Jacques Dupont est donc un révolté, dont la forte capacité d’indignation est cependant mâtinée d’ironie, voire d’autodérision, ce qui évite qu’elle ne verse dans les pénibles sermons, mi-larmoyants, mi-inquisiteurs, caractéristiques de l’intelligentsia de gauche. Au contraire, tout à la fois artiste – puisque « metteur en scène » – et viscéralement français, il a cette légèreté d’esprit et de ton qui correspond bien à une partie de sa génération, celle des Hussards, dont il sera évidemment un proche : des hérauts d’un anticonformisme rafraîchissant qui manquent dramatiquement à notre époque.
Dupont, un modèle anthropologique
À l’origine, ces mémoires devaient s’intituler Dupont, fils Dupont et La Grande Aventure de nos vies. Sur trois générations : celle de son père Georges, combattant de la Grande Guerre, la sienne, confrontée à la Seconde, et celle de son fils, Jean-Jacques, engagé dans les combats pour l’Algérie française. C’est-à-dire l’histoire d’une famille française et, en creux, de la France elle-même au cours de ce terrible Siècle de 1914 (Dominique Venner).
La publication de Profession cinéaste… permettra à un large public de revivre cette histoire, à la fois si proche
et si lointaine, de l’immédiat Avant-Guerre aux lendemains de la chute du Mur de Berlin. Elle permettra aussi de redécouvrir voire, pour les plus jeunes, de mieux comprendre ce qu’est un Français. « Pourquoi la France ? » avait titré la revue Eléments il y a quelques années. Cet ouvrage semble y répondre, à sa manière, simplement : « Parce qu’il y a des Français ! » Un modèle anthropologique singulier à l’échelle de l’histoire, un peuple qui a fini par se fabriquer un pays à sa juste mesure.
Le nom même de Dupont peut paraître ordinaire. Sauf que c’est de moins en moins vrai si l’on veut bien comparer, dans chaque commune de France, la liste des naissances à celle des noms inscrits au monument aux morts. Et la banalité même du nom « Dupont » est lourde de sens, de signification. En témoignant en faveur de l’auteur lors du procès du « complot de Paris », devant le tribunal militaire, le grand écrivain et polémiste Jacques Perret dira que ce patronyme « désigne le Français moyen et impose de ce fait à celui qui le porte une charge d’honneur » – mais pour mieux ajouter que « Dupont sera un nom de plus en plus difficile à porter si les vertus qu’il implique, naguères banales, deviennent suspectes et attentatoires aux valeurs de la France de demain… » Et dans « la France d’après » que l’on nous a promise, les Dupont sont de toute évidence, d’ores et déjà, une espèce menacée, un ADN « en dormition ». Peu de Français prendraient aujourd’hui tous les risques pour l’idée même de patrie, de l’honneur qui s’y attache et que l’on se doit d’abord à soi-même. Parmi les nombreuses maximes qui émaillent cet ouvrage en tous points étonnant, il en est deux que Jacques Dupont semble adresser plus particulièrement à ses compatriotes, en pensant à la France : « Ne pas subir » et « Cessez de pleurer comme des femmes ce que vous n’avez pas su défendre comme des hommes ! »
G. Gambier
27/02/2013
Jacques Dupont, Profession cinéaste… politiquement incorrect !, éditions Italiques, 2013, 354 pages, 23 €