« Deux pays, deux partis néolibéraux, deux stratégies de lutte contre la droite populaire et sociale… et deux échecs flagrants ! »
En arrière-fond de l’histoire de l’UMP et du Parti Populaire il y a deux personnalités notoirement dissemblables mais pareillement célèbres. Les images réelles ou mythiques de De Gaulle et de Franco, forgées durant des décennies par le pouvoir et les médias dominants de leurs pays respectifs, font désormais partie de l’inconscient collectif. À l’heure d’analyser les raisons de l’échec de l’UMP et du PP aux élections européennes de mai 2014, il n’est pas inutile de s’interroger sur l’impact, direct ou indirect, positif ou négatif, que ces deux figures historiques ont et auront sur l’opinion publique.
Voilà près de trente ans que je réside en Espagne et presque autant que j’entends formuler les mêmes questions par mes amis de part et d’autre des Pyrénées ; dans la Péninsule : « Pourquoi le FN est-il aussi fort en France ? Quelles sont les raisons de son succès et de son enracinement électoral ? » ; dans l’Hexagone : « Pourquoi la droite populaire et sociale est-elle aussi absente de la scène politique espagnole ?
Selon les grands médias français, l’erreur fatale, à l’origine de « la catastrophe FN», serait la diabolisation ou la banalisation du parti lepéniste. À entendre les uns, la propagande anti-lepéniste aurait globalement joué le rôle d’un puissant facteur de la montée du FN. À entendre les autres, la banalisation ou la dédiabolisation du FN, qui s’est produite au fil des ans, constituerait la faute majeure. Dans les deux cas, le FN serait le principal responsable des maux de la France. Diabolisation et dédiabolisation ne seraient, somme toute, que l’effet d’un retournement contre le parti lepéniste de ses propres méthodes de combat idéologique. En aucun cas, il ne saurait être question ici de reconnaître que le succès du FN tient avant tout à l’incapacité radicale des partis politiques conventionnels à résoudre les grands problèmes de notre époque, en particulier depuis la crise de 2008.
Ma conviction en la matière est différente mais néanmoins complémentaire. Elle ne manquera pas de faire bondir les antigaullistes viscéraux. Je crois en effet qu’une grande partie du succès du FN tient au refus de l’UMP d’assumer ouvertement la part d’héritage du meilleur gaullisme. Je n’ignore pas que le général De Gaulle poursuivit d’une impitoyable vindicte ceux qui étaient le plus proches de lui par les idées ou la sensibilité. Je sais son mépris et son aversion pour les Français d’Algérie et pour les musulmans qui crurent à la France. Tout cela est vrai. Mais De Gaulle n’est pas que cela. Le modèle du gaullisme des années 1960 est celui d’un président qui voulait réconcilier l’idée nationale et la justice sociale. De Gaulle savait qu’il ne peut y avoir de défense réelle de la liberté, de la justice sociale et de l’intérêt du peuple tout entier sans une défense simultanée et conjointe de la souveraineté et de l’indépendance politique, économique et culturelle. De Gaulle incarnait la version française du national-populisme. Passion pour la grandeur de la France, résistance à l’hégémonie américaine, éloge de l’héritage de l’Europe blanche et chrétienne, revendication de l’Europe des nations de Brest à Vladivostok, aspiration à l’unité nationale, démocratie directe, antiparlementarisme, populisme, « ordo-libéralisme » et planification souple, telle est l’essence du meilleur gaullisme. Le gaullisme est une des versions contemporaines de la droite sociale et populaire, si proche de la gauche nationale. Il est un modèle possible de troisième voie. Il interprète, modifie, corrige, mais garde l’essentiel : l’alliance de la démocratie directe et du patriotisme.
« Nous avons essayé d’inventer un nouveau régime, une troisième voie entre l’oligarchie et la démocrassouille », disait De Gaulle en 1966. Comme l’ont bien vu Jean Cau, Raymond Abellio et Dominique de Roux, pour ne citer qu’eux, le plus grand gaullisme s’opposait à l’euro-atlantisme. Qu’on le veuille ou non, par-delà le nationalisme étriqué, ce gaullisme était centré sur l’intégration de l’ensemble du continent eurasiatique à partir du noyau franco-allemand. Son discours, l’UMP néolibéral ne veut plus l’entendre. Résultat : un FN à 25%. Les Raffarin, Juppé, Fillon, Copé, Sarkozy et consorts, tous déserteurs inavoués du gaullisme, sont à ce jour les meilleurs fourriers du FN.
Mais venons-en à la deuxième question : pourquoi la droite populaire et sociale est-elle quasiment absente de la scène politique espagnole ? Une réponse sérieuse ne peut faire l’économie d’un bref rappel historique. L’Espagne a connu près de 40 ans de franquisme, un franquisme qui n’était pas une idéologie mais un régime autoritaire, non totalitaire, celui d’un militaire, le général Franco : un militaire, qui n’était ni phalangiste, ni traditionaliste, ni démocrate chrétien, ni républicain-conservateur, ni technocrate, mais monarchiste-libéral ; un militaire partisan de la branche libérale des Bourbons ; un militaire « instaurateur » de la monarchie, qui gouverna avec l’appui circonstanciel de personnalités se réclamant de l’une ou l’autre des tendances politiques opposées à la République populaire en 1936.
La nature et l’ampleur des soutiens au régime franquiste ont varié considérablement au cours de sa longue existence de 1937 à 1975. Au début des années 1970, la quasi-totalité des oligarques franquistes souhaitait une transition pacifique vers un système de démocratie représentative. Très vite, la classe politique franquiste a nourri non seulement les deux principaux partis politiques libéraux, l’Union du Centre démocratique (UDC), dirigé par le dernier secrétaire général du Movimiento, Adolfo Suárez, puis, le Parti Populaire, de José María Aznar et de Mariano Rajoy, mais aussi le Parti socialiste de Felipe González et de José Luis Zapatero. Soulignons-le : la dictature de Franco céda la place à une démocratie représentative grâce à sa propre réforme interne. Il n’y eut pas de rupture, mais une transformation grâce à l’action des oligarques franquistes et de la majorité des partisans de Franco, qui firent délibérément le choix de l’atlantisme et du néolibéralisme.
La droite libérale, qui avait bénéficié pendant près de 40 ans du système franquiste, a ensuite fait tout son possible pour s’en démarquer. Simultanément, elle a tout mis en œuvre pour empêcher l’émergence d’une nouvelle droite populaire et sociale. En France, la droite populaire et sociale peut s’inscrire parfaitement dans la lignée d’un De Gaulle, principal résistant contre le nazisme et le fascisme, icône respectée, au moins en parole, par l’ensemble de la droite et de la gauche. En Espagne, au contraire, la droite populaire et sociale renvoie automatiquement, de par la volonté conjointe de la droite libérale et de la gauche social-démocrate et marxiste, à l’image médiatique, caricaturale et honnie du Caudillo dictateur de l’Espagne fasciste. La différence est notable.
Depuis 2011, l’action politique de Mariano Rajoy, appuyée par les oligarques néolibéraux du PP, représente la quintessence de la stratégie hostile à la droite populaire et sociale. L’inévitable conséquence en a été un échec électoral patent aux élections européennes de mai 2014. Le résultat de ces élections est en effet sans appel : près de 49% des Espagnols ont voté pour des partis de gauche ou d’extrême gauche. À ce chiffre il faut ajouter les 12% de voix des formations nationalistes-séparatistes, modérées ou radicales. Le Parti Populaire, qui avait recueilli 6,5 millions de voix aux élections européennes de 2009 et près de 11 millions aux élections générales de 2011, a vu son score réduit à 4 millions de voix. Le PSOE, jusque-là son principal rival, est tombé à moins de 3,5 millions de voix, mais l’ensemble de la gauche s’est clairement remobilisé au bénéfice des partis d’extrême gauche. Le PP a été sanctionné, puisqu’une grande partie de son électorat a choisi l’abstention.
Le principal responsable de cette situation délétère est indubitablement le PP. Depuis son retour au pouvoir en 2011, il n’a cessé de lutter contre l’émergence d’une droite populaire et sociale en son sein ou à sa périphérie. Entre 2004 et 2009, la résurgence d’une droite populaire et sociale capable de disputer l’hégémonie médiatique et culturelle de la gauche bobo et crypto-marxiste était encore possible. Le PP, qui était alors relégué dans l’opposition, prétendait vouloir lutter pour l’unité nationale, contre le terrorisme, pour le droit à la vie, pour la famille naturelle, pour la liberté de l’enseignement, etc. Il s’appuyait sur quelques médias libres, tels le Groupe Intereconomia, Libertad Digital ou la Cope. Mais une fois parvenu au pouvoir, il s’est empressé de se débarrasser de son programme, trahissant sans vergogne une grande partie de son électorat.
La politique menée par le PP de Rajoy a été celle du centre gauche : néolibéralisme, mondialisme, culte du marché, multiculturalisme, exploitation et appauvrissement des classes moyennes, consolidation de la législation antifamiliale, maintien du mariage des homosexuels, confirmation de la politisation de la justice, perpétuation de la corruption, incapacité de réformer la loi sur l’avortement, etc. « Le PP, écrit l’un des meilleurs politologues et journalistes espagnols, José Javier Esparza, a fait exactement tout le contraire de ce qu’une part importante de son électorat attendait. Pire, il a démantelé consciemment les plateformes médiatiques et civiques qui durant plusieurs années avaient permis la naissance d’une droite sociale ».
Au lieu de renforcer la place de la droite populaire et sociale naissante dans les médias, le PP a permis le développement de la gauche médiatique : il a sauvé le groupe Prisa (propriétaire du journal El Pais, le Monde espagnol) ; il a sauvé la chaîne de TV de gauche La Sexta ; il a neutralisé toute opposition sur sa droite ; il a laminé volontairement toute opposition de la droite anti-néolibérale.
Le résultat est que le PP a augmenté considérablement le poids de la gauche radicale. Grâce à lui, la gauche extrême, la plus sectaire, la plus antidémocratique, la plus dangereuse pour les libertés des personnes et des familles, est redevenue un protagoniste important de la scène politique espagnole.
Deux pays, deux partis néolibéraux, deux stratégies de lutte contre la droite populaire et sociale… et deux échecs flagrants !
Arnaud Imatz
31/05/2014