Selon une perspective « gaullienne », que devrait être une véritable politique étrangère intelligente française vis-à-vis de la Fédération de Russie ? Un texte de Guillaume Faye.
La très grave crise actuelle, qui est une reprise de la guerre froide, c’est-à-dire d’un affrontement avec la Russie voulu par Washington, sous le prétexte de la crise (ou « provocation ») ukrainienne, doit être l’occasion pour les Français de bon sens et de bonne volonté d’ouvrir les yeux. Délaissant tout extrémisme, essayons de réfléchir.
La stratégie de provocation anti-russe
Refusons d’abord la propagande qui vend l’idée d’un régime russe dictatorial dirigé par le monarque Poutine qui serait, en outre, un fauteur de guerre. Les fauteurs de guerre sont du côté du gouvernement de Kiev, de ses milices financées par des oligarques (bataillons Dnipro et Aïdar), du Department of State et des dirigeants européens qui les soutiennent. Les crimes de guerre contre les populations civiles (voir autres articles de ce blog), notamment par bombardements contre des zones résidentielles, s’ajoutent aux tortures infligées par les troupes et milices du gouvernement de Kiev (je ne dis pas « ukrainiennes ») envers leurs prisonniers. Ils sont superbement ignorés par les médias et les gouvernements occidentaux pour lesquels tous les torts sont du côté russe. Vladimir Poutine a raison de dire que l’Europe (dont la France) n’est pas indépendante et suit la politique étrangère des USA, contraire à ses propres intérêts.
Le but logique et compréhensible de Washington est d’affaiblir à la fois la Russie et l’Europe péninsulaire. Encercler la première (d’où l’élargissement de l’OTAN aux anciens pays du bloc communiste), neutraliser la seconde, interdire toute « Maison commune » euro-russe. C’est une stratégie naturelle de la thalassocratie américaine – et de son supplétif britannique– ainsi que d’empêcher la naissance d’un concurrent géostratégique et géoéconomique euro-russe. Réchauffer l’ancienne guerre froide (1949-1991), c’est le but. La contradiction des gouvernements américains, depuis la fin de la terrible guerre de Sécession, c’est, sous le prétexte d’un ordre pacifique international, d’avoir sans cesse besoin du bellicisme – à ne pas confondre avec le militarisme. Pour des raisons à la fois morales et économiques. Ce bellicisme est légitimé par le concept de ”leadership”, nécessairement moral et positif (le sheriff mondial), qu’on pourrait traduire par le néologisme dirigeance (aptitude légitime à diriger) dont le ”soft power” est le centre.
Robert Steuckers, dans plusieurs textes géopolitiques et historiques, a été le meilleur analyste de ce soft power US, qui se transforme d’ailleurs aisément et maladroitement en hard power, avec l’US Air Force et les interventions armées. Steuckers a démontré la puissance de ce soft power qui, par des moyens culturels et économiques, financiers, diplomatiques, n’a de cesse – surtout depuis la fin de l’URSS – que de poursuivre trois buts :
- empêcher la remontée en puissance de la « nouvelle Russie » post-soviétique et la forcer à redevenir une puissance régionale limitée, « non-patriote » ;
- interdire à l’Europe toute velléité d’indépendance économique et géostratégique et notamment de se doter d’un système de défense commun hors OTAN ou d’un espace économique continental protégé ;
- contrer à tout prix une union euro-russe, en particulier dans les domaines commerciaux, techno-militaires, énergétiques, diplomatiques.
Les provocations antirusses continuent donc : non seulement il est question d’alourdir les sanctions économiques, alors que Poutine ne se livre à aucun acte hostile contre Kiev et qu’il propose au contraire toutes les fournitures de gaz pour l’hiver et qu’en décembre il a reconnu l’intégrité territoriale de l’Ukraine, mais le gouvernement ukrainien et les cercles atlantistes accélèrent les négociations pour le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Ce qui est évidemment inacceptable pour Moscou ; et ce qui revient à une déclaration de guerre soft. Complètement irresponsable, le gouvernement de Kiev – en particulier le premier ministre extrémiste Iatseniouk – provoque Moscou. Il espère, il veut un affrontement avec la Russie et aimerait y entrainer les Occidentaux.
La grande erreur de l’Allemagne de Mme Merkel.
L’Allemagne est beaucoup trop soumise aux États-Unis parce que Mme Merkel est russophobe du fait de ses souvenirs de la RDA ; elle confond l’URSS et la Russie. De Gaulle avait compris, à l’inverse, que l’URSS n’était ni plus ni moins que la Russie impériale. Willy Brandt et Schröder avaient saisi que l’Ostpolik est indispensable à l’Allemagne et à l’Europe. Angela Merkel qui, au début de la provocation ukrainienne, était réticente aux sanctions contre la Russie, a cédé aux injonctions de Washington. Elle a confirmé le fait que, comme la Grande-Bretagne, l’Allemagne s’aligne sur la diplomatie décidée sur les rives du Potomac. Cette position de Mme Merkel nous indique que, si elle a une bonne vision des solutions économiques pour l’Europe sur le désendettement et l’orthodoxie, elle se méprend sur la politique étrangère.
La Chancelière a rompu avec la politique de Schröder d’ouverture vers la Russie. Elle a sacrifié les intérêts économiques allemands, au nom de bonnes relations avec une Pologne dominée par un gouvernement russophobe et atlantiste et par crainte d’affronter le suzerain américain. Mme Merkel défend une vision de l’Allemagne beaucoup trop atlantiste et, de plus, complètement inconsciente vis-à-vis du péril démographique et migratoire. Elle n’a pas compris que son cher pays est en train de mourir, tous doucement.
La crise ukrainienne a déjà une conséquence catastrophique : affaiblir les relations et les projets, notamment économiques, diplomatiques et stratégiques entre l’UE (surtout l’Allemagne et la France) et la Russie. Le projet de l‘« axe Paris-Berlin-Moscou » s’estompe. La Russie, échaudée par les sanctions économiques de l’Occident, se lance dans une Ostpolitik en direction de la Chine, de l’Asie centrale, de l’Iran, de l’Inde. Or l’intérêt de la France et de l’Allemagne est non seulement de développer un flux d’investissements en Russie mais de privilégier les fournitures d’hydrocarbures russes par rapport à celles des Arabes du Moyen Orient. L’idée de « Maison commune », d’espace euro-russe, qui est pourtant notre géopolitique naturelle, s’efface. Fedor Loukianov, politologue, écrit : « la Russie ne rompt pas avec l’Europe. Toutefois, le tournant qu’elle opère vers l’Est et l’Asie est inévitable, d’autant plus que l’Occident la pousse dans cette direction » (1) Les sanctions économiques contre la Russie, ordonnées par Washington, sont globalement pénalisantes pour la France, l’Allemagne et la zone euro mais favorisent l’économie US. C’est une erreur économique majeure.
La France aux abonnés absents
Vis-à-vis de la Russie, depuis le début de la crise (« provocation ») ukrainienne, la politique étrangère française a été inexistante. Elle s’est alignée sur les injonctions US et a cédé aux pressions de Bruxelles et à celles de l’Allemagne et de la Pologne. François Hollande a essayé de calmer le jeu, notamment en rencontrant Poutine le 6 décembre pour négocier et redonner vie au cessez-le-feu (protocole de Minsk de septembre dernier) mais, en même temps, il ne parvient pas à décider de la livraison des BPC de la classe Mistral. Cette lamentable affaire des Mistral démontre de manière claire la dramatique perte d’indépendance de la France, qui, en décidant de surseoir à la livraison des navires et rompant un contrat signé et payé, a cédé aux pressions américaines, dont l’objectif depuis les années 60 est de casser l’outil militaro-industriel français concurrent. Notamment en faisant obstacle, avec acharnement, aux exportations militaires françaises, y compris au sein de l’UE.
L’historien russe Alexandre Verchinine résume la situation :
« Que voyons-nous en 2014 ? Un effondrement de grande ampleur de tout l’édifice des relations entre la Russie et l’Occident. Avec ou sans les Mistral, Paris n’est déjà plus un médiateur » (2).
En obéissant à Washington sur l’affaire des Mistral et des sanctions antirusses, Paris a perdu son crédit de puissance indépendante que De Gaulle avait forgé. Europe1 7/01/2015 (3).
L’affaire de la vente des Mistral était un scandale pour Washington et tous les gouvernements atlantistes de l’UE (dont les Polonais et les Baltes) car « à travers cet accord, Moscou a pénétré au cœur du saint des saints du bloc occidental : la coopération militaro-technique, considérée comme la forme la plus élevée de collaboration entre les États », poursuit Alexandre Verchinine. Une coopération militaro-industrielle entre la France et la Russie est inacceptable pour les Anglo-Saxons comme pour la Pologne et les pays baltes. Avoir cédé sur ce plan enlève à la France une partie de son statut international.
La réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, initié par Chirac –prototype du pseudo-gaulliste– a été une erreur majeure, une bourde dévastatrice de politique étrangère. Et ce, au moment même où l’URSS disparaissait ainsi que le Pacte de Varsovie ! Les conséquences de cette gaffe monumentale furent triples :
- compromettre un rapprochement historique avec la Russie et la construction d’un axe continental Paris-Berlin-Moscou qui aurait pu naître progressivement, ainsi que la possibilité d’un système de défense européen indépendant ;
- sonner le glas d’une politique étrangère française autonome ;
- détruire l’image de la France comme puissance non-alignée sur l’américanosphère et donc nuire à sa position économique et stratégique.
Les trois dangers pour la France, qui peuvent signer sa disparition au XXIe siècle sont :
- une islamisation et une invasion migratoire de colonisation ;
- une soumission à la politique étrangère de Washington ;
- un système socio-économique de type collectiviste (État Providence exsangue, surendetté, surfiscaliste ) dans un écosystème européen et mondial concurrentiel, ce qui paralyse l’économie et paupérise la société.
La Russie réelle
Présenter la Russie comme un danger est donc un absurde mensonge. Un faux problème. Tout d’abord, l’idée que la Russie post-communiste n’est pas démocratique, dirigée par un néo-Tzar nommé Poutine qui serait un clone soft de Staline, est une position étrange, défendue par d’anciens gauchistes (trotskistes ou maoïstes) reconvertis dans les « Droits de l’Homme »
La Russie est en réalité un pays démocratique (contrairement à la Chine et aux pétro-monarchies du Golfe) qui a réussi à se libérer du communisme soviétique sans crise majeure, un exploit historique, mais dont l’État de Droit fonctionne de manière autoritaire – bien moins que sous la monarchie et le communisme d’ailleurs – ce qui correspond à la tradition russe et ce qui est inévitable dans un pays de dimension continentale. La Russie a surmonté la période communiste et son système économique obsolète mais son problème majeur est la construction d’une économie diversifiée qui ne repose plus uniquement sur le pétrole et le gaz, aux ressources fluctuantes.
Dans l’histoire récente, à aucun moment la Russie n’a attaqué les autres. Au contraire elle a été agressée à deux reprises, d’abord par la France napoléonienne puis, en 1854 en Crimée par les forces franco-britanniques, et enfin par l’Allemagne hitlérienne ; elle a vaincu à chaque fois. Ni Napoléon, ni Hitler n’avaient pris conscience que la Russie est invincible. Du fait de l’immensité de son territoire et de la ténacité de son peuple ; mais aussi de la particularité de sa langue et de sa culture. Washington a décidé de mener une guerre « soft » contre la Russie., en réanimant la guerre froide. Il ne s’agit plus de lutter contre le communisme, disparu, mais d’empêcher la reconstitution d’une grande puissance.
Ni l’Ukraine, ni la Pologne, ni les pays baltes n’ont quoi que soit à craindre de la Russie. Ils sont victimes d’une propagande qui leur fait très habilement croire le contraire. La Russie ne possède aucun intérêt à agresser ses voisins, ni à annexer les oblasts de Donetsk et de Louhansk, régions pauvres qui grèverait le budget. Bien sûr, la Russie connaît d’immenses faiblesses ; mais qui n’en a pas ? Mais sa force – que la France devrait posséder – c’est qu’elle est patriote.
Les 7 axes d’une politique russe de la France
Dans ces conditions, quelle devrait être la politique étrangère de la France vis-à-vis de la Russie ? Cela supposerait d’abord une vision claire et constante d’une politique étrangère, ce qui, depuis De Gaulle et Pompidou, n’est plus le cas. Et ensuite de manifester un peu de courage et moins de pleutrerie. Voici les sept axes que je propose :
- Refuser de valider et de s’associer à toute sanction économique (financière et commerciale) imposée par l’UE et les USA contre la Fédération de Russie même au prix d’un désaccord majeur avec la Chancellerie de Berlin. Après tout, une « crise » avec Berlin, les fonctionnaires de Bruxelles, Washington et Varsovie serait moins graves qu’une brouille durable avec la Russie. L’intérêt de la France et celui de l’Europe passe avant le fait de plaire ou de déplaire à tels ou tels gouvernements ou oligarchies ;
- S’opposer définitivement et clairement à toute extension de l’OTAN à de nouveaux membres, en particulier l’Ukraine ou la Géorgie. La France n’a pas été claire sur ce point ;
- Opérer un retrait français du commandement intégré de l’OTAN (retour à la doctrine gaullienne) et œuvrer pour un système de défense européen commun qui aura vocation à moyen terme à associer la Russie. Il s’agit de construire progressivement un système continental euro-russe de sécurité et de défense communes ;
- Initier une vaste coopération techno-militaire entre la France et la Russie et essayer d’y associer l’Allemagne et d’autres partenaires européens. Il faut non seulement livrer les Mistral mais poursuivre la coopération et les projets communs dans les autres domaines, militaires et civils de pointe, aéronautiques, spatiaux, numériques, etc. ;
- Plutôt que le pacte de libre-échange avec les USA, en préparation, et qui ressemblera aux « traités inégaux » jadis passés au XIXe siècle avec la Chine, il faut négocier un traité de libre échange avec la Russie et les pays membres de la CEI. L’objectif final, à long terme, est la constitution d’un espace semi autarcique euro-russe de co-développement diversifié ;
- La France doit reconnaître le rattachement de la péninsule de Crimée à la Fédération de Russie comme on a reconnu en 1918 le retour de l’Alsace-Lorraine à la France. Et elle doit aussi organiser une conférence internationale pour régler une fois pour toutes le problème de l’Ukraine qui, comme jadis celui de l’Irlande du Nord – mais en plus grave– est un furoncle infecté ;
- Réinstaurer une Commission permanente franco-russe, sur le modèle créé par De Gaulle de la « grande Commission franco-soviétique ».
Conclusion : Pax europeana et « hérisson géant ».
Serait-ce une provocation contre les États-Unis ? Non, car cela ne menacerait nullement leur sécurité mais seulement leur hégémonie, cette dernière n’ayant aucune légitimité. Les États-Unis ne doivent pas être considérés comme un ennemi mais seulement comme un adversaire et un compétiteur. Ils ne sont forts et dominants que de la faiblesse soumise des Européens, entièrement responsables de leur sort. D’autre part, face à une alliance déterminée euro-russe, Washington ne commettrait pas la folie de s’y opposer frontalement. Il négocierait et, au final, coopérerait. Car l’ impérialisme américain n’est efficace qu’envers les faibles. Seule la force génère la paix.
Une telle politique de coopération stratégique et économique euro-russe, initiée par la France (et ses partenaires de l’UE) ne pourrait être que très progressive. Elle devrait rassurer la Pologne, les trois pays baltes et d’autres d’Europe centrale qui se méfient de la Russie, ainsi que l’Ukraine : une alliance euro-russe globale, à la fois stratégique, diplomatique, économique, militaire, technologique serait la meilleure garantie d’une pax europeana au sein de la Maison commune. Il faut rappeler l’expression parlante inventée par Robert Steuckers de « hérisson géant » pour désigner l’alliance euro-russe à venir : une puissance globale, inattaquable, dissuasive, pacifique, protégée et respectée pour sa force tranquille. Qui s’y frotte s’y pique.
Il s’agirait, pour une véritable grande politique étrangère française, de persuader nos partenaires européens de trois choses absolument essentielles :
- notre sécurité ne dépend que de nous-mêmes, peuples apparentés, de l’Ibérie à la Sibérie, et de notre entente ; et elle sera mieux assurée si nous pactisons entre nous.
- les gouvernants US ne pourront et ne voudront jamais être notre protecteur naturel.
- la véritable menace ne provient pas de la Russie mais de cette réalité archéofuturiste que vous avez sous les yeux, cette marée qui monte à vos portes – surtout en Europe de l’Ouest– et qui va constituer le principal problème : les flux migratoires incontrôlés qui vont dissoudre notre identité en moins d’un siècle.
Menace russe ou chance russe ? La Russie est l’exemple d’un peuple et d’un État à la force profonde qui, en dépit du communisme a su conserver l’identité et le patriotisme. Les Américains ? A terme, l’intérêt des USA est de s’aligner sur une position euro-russe. Et de coopérer avec nous. L’Amérique, en tant que telle, a vocation, contre son propre gouvernement, à s’entendre avec l’alliance euro-russe. Nos racines ethno-cuturelles profondes ne sont-elles pas exactement les mêmes, en dépit de différences mineures ?
Guillaume Faye
05/01/2015
Notes de l’auteur
(1) Fedor Loukianov, Président du Conseil pour la politique étrangère et la politique de défense.« Un demi-siècle après, une nouvelle ”Ostpolitik”, mais conçue à Moscou » In Rossiykaya Gazeta, 17/12/2014, distribué par Le Figaro.
(2) Alexandre Verchinine : « Mistral : précédent à méditer » Ibidem.
Note de la rédaction
(3) « « La France, c’est un grand pays, elle est la cinquième puissance économique du monde. Nous avons donc toutes les raisons d’avoir confiance en nous », déclarait François Hollande le 31 décembre dernier, lors de ses vœux aux Français. Sauf qu’entre-temps, la Commission européenne a publié de nouveaux chiffres, repérés par Le Figaro, et ces derniers placent désormais la France au sixième rang mondial, derrière le Royaume-Uni. Et ce n’est pas vraiment une surprise, même si on peut aussi y voir ce qu’on appelle une « illusion monétaire ».