Par Etienne Lahyre, haut fonctionnaire, analyste politique ♦ Ce texte d’Etienne Lahyre est aussi riche que percutant. Si le constat de l’auteur peut parfois apparaître quelque peu pessimiste et dur, il n’en reste pas moins que son propos est révélateur d’une réalité à prendre en compte. Nous avons donc jugé important de le publier dans nos colonnes.
Polémia
« Le crépuscule du devoir » : tel est le titre d’un essai de Gilles Lipovetsky paru au début des années 1990. Cela pourrait être aussi la meilleure manière de qualifier le comportement de 31 millions de nos compatriotes qui, face à l’indigence inouïe de l’ensemble de la classe politique, n’ont même pas cru devoir se comporter en citoyens actifs lors des dernières élections régionales et départementales. En réponse aux manquements caractérisés de leurs dirigeants, les Français ont choisi de les ignorer. Ce comportement n’est pas excusable : le vote blanc, comptabilisé à part depuis la loi du 21 février 2014, permet d’exprimer un rejet de l’ensemble des candidats, tout en ne s’affranchissant pas de ses obligations de citoyen.
Quand le politique ne gouverne plus, les citoyens s’abstiennent
Quant aux motifs donnés par les abstentionnistes pour justifier leur passivité démocratique, ils sont de nature à disqualifier leurs auteurs : selon une enquête de l’IFOP mise en ligne le 20 juin, 40% des abstentionnistes ne sont pas allés voter car « ces élections ne changent rien à leur situation personnelle ». Le politique se bornerait donc à n’être qu’un prestataire de services que l’on n’actionnerait uniquement si l’on estime pouvoir en tirer avantage : l’individualisme, cette « rouille des sociétés » selon Tocqueville, a transformé l’animal politique en homo oeconomicus, soucieux exclusivement de maximiser son utilité. Jamais l’érosion du commun n’a paru aussi profonde dans les sociétés occidentales. Celles-ci s’apparentent au monde de Globalia, décrit par Jean-Christophe Ruffin en 2005 : « Fracture définitive entre les riches et les pauvres, dépolitisation totale, ignorance de l’histoire, hédonisme individualiste ; la peur obsessionnelle du terrorisme, des risques écologiques et de la paupérisation est alors utilisée comme facteur de cohésion sociale afin de justifier le contrôle de l’information et de la force publique par une oligarchie de sociétés multinationales. ».
Le processus de globalisation, à l’œuvre depuis le début des années 1970, dont on ne rappellera jamais assez qu’il n’est pas naturel, contrairement aux allégations des thuriféraires de la mondialisation heureuse, mais qu’il résulte de choix politiques, se manifeste essentiellement par un travail de sape effectué contre l’Etat-Nation, en tant que détenteur de la souveraineté et en tant qu’expression d’une identité. Jusqu’au début des années 1980, l’organisation politico-administrative de la France reposait sur le triptyque Etat / Département / Commune, légitime géographiquement et démocratiquement, cohérent et proche des gens. L’approfondissement de la construction européenne initié par l’Acte unique de 1985, aussi crucial que funeste, ainsi que les lois de décentralisation successives ont brisé cette architecture. Au triptyque précité, s’est substitué celui formé par l’Union européenne, la région et l’intercommunalité, présentant des caractéristiques opposées en termes de légitimité politique et démocratique, de répartition des compétences et de proximité. Des structures administratives ont remplacé des institutions politiques : l’administration des choses plutôt que le gouvernement des hommes. La progression vertigineuse de l’abstention est intimement corrélée à l’abandon délibéré par l’Etat-Nation de ses prérogatives et aux trahisons successives de nos dirigeants.
La révision constitutionnelle destinée à permettre la ratification du Traité de Lisbonne, stade suprême de la forfaiture, a contribué de manière décisive à ancrer l’idée que voter ne servait à rien. Non seulement le politique n’exerce plus le pouvoir, mais il empêche le peuple souverain de contester cet état de fait. Les prétendus représentants du peuple se sont retournés contre lui ; ils ont renforcé leur propre impuissance, et partant, remis en cause leur légitimité. Le poids des partis dans la constitution des listes aux élections régionales, qui mêlent conjoints, politiciens au rencart et exécuteurs de basses œuvres, la définition fluctuante de l’intérêt communautaire des établissements publics de coopération intercommunale (métropoles, communautés d’agglomération et communautés de communes) et le caractère peu démocratique du mode de désignation de leur exécutif ont éloigné les Français de ces institutions. La réforme inepte consistant en la création de « grandes régions », si emblématique de l’incurie du quinquennat Hollande, ayant quant à elle aggravé le caractère « hors sol » du mandat de conseiller régional.
Rien ne change depuis près de quarante ans
Depuis 1978, toutes les majorités parlementaires sortantes ont été battues aux élections législatives (si l’on excepte le scrutin de 2007 remporté par les sarkozystes qui avaient affiché leur volonté de rompre avec l’inertie chiraquienne). Cette situation, inédite dans un pays européen, est révélatrice du profond mécontentement des Français, qui ont le sentiment que rien ne change malgré leur vote sanction. Comment leur donner tort ? Depuis quarante ans, la politique migratoire est laxiste, la politique étrangère est atlantiste, la politique européenne est bruxelloise, la politique économique et sociale conjugue le pire du socialisme et du néo-libéralisme, en alliant goût immodéré de la dépense publique et de l’assistanat et ouverture à tous vents (le « libéralisme à la française » selon Guillaume Sarlat). Le corset des traités européens, le tropisme saint-simonien des dirigeants français, leur volonté d’être les meilleurs élèves de la globalisation et les hérauts du politiquement correct ont concouru à l’extinction du politique. Lassés de cette impéritie, les Français se sont alors tournés vers le « nouveau monde », le « parti du mouvement », et son candidat, disciple du banquier Laffitte, Emmanuel Macron, qui a mené exactement la même politique, en s’aliénant, par son arrogance, la quasi-totalité du bloc populaire. La jacquerie des gilets jaunes n’a pas eu plus d’influence sur le cours de choses que les manifestations contre la loi Taubira ou la loi El Khomri ; le parti de la mondialisation avance à marche forcée : le parti de la déconstruction, du déracinement et du mépris de classe n’a que faire des élections ou des mouvements populaires. Ne procédant pas du peuple, il n’a pas de comptes à lui rendre.
C’est cela que ressentent, sans le formaliser ainsi, de nombreux Français. C’est cela qui a abouti à l’émergence d’une « société de défiance ». Défiance renforcée par la crise du Covid 19 au cours de laquelle l’antagonisme entre les tenants du parti de la mondialisation et les gaulois réfractaires s’est notamment cristallisé autour de la figure du professeur Raoult. Chaque camp a alors rivalisé d’irrationalité, multipliant anathèmes et procès d’intention. Sans surprise, ce sont les sympathisants LFI et RN qui manifestent le plus de sympathie pour lui[1], alors que certains élus LREM n’hésitent pas à manifester ouvertement du mépris à son égard. Tout se passe comme si tout enjeu soumis au débat public opposait désormais « les deux clans » analysés par David Goodhart, organisés autour du clivage relatif à la mondialisation. Cette opposition ne s’est pas uniquement traduite en termes intellectuels : du fait de la nature-même de leur activité professionnelle, les habituels gagnants de la mondialisation, les prétendus « premiers de cordée », ont pu sortir indemnes des confinements successifs. La généralisation possible du télétravail a même amélioré le confort de vie de certains. À l’inverse, ce sont les classes populaires qui étaient en première ligne : dans les hôpitaux et les EHPAD, dans les entreprises de transport et de livraison, ou dans les services techniques des collectivités locales. Notre pays a tenu grâce à « ceux qui ne sont rien », ceux dont la rémunération est inversement proportionnelle à l’utilité sociale, ce qui démontre si besoin en était, la profonde indécence du capitalisme mondialisé façonné par et pour les « manipulateurs de symboles » (Robert Reich).
Le RN désorienté face à des scrutins locaux sans enjeu national
C’est dans ce contexte de covidisation des esprits que se sont tenues les élections municipales, puis départementales et régionales. Depuis le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, les élections locales sont fréquemment utilisées par les Français pour exprimer leur mécontentement vis-à-vis du pouvoir exécutif. La droite avait ainsi perdu les élections cantonales de 1976, les municipales de 1977 ou de 2008, et les régionales de 2004 et 2010, quand la gauche connaissait un sort identique aux cantonales de 1982, aux municipales de 1983 ou de 2014 et aux régionales de 1992 et 2015. Le pouvoir macroniste a quant à lui affronté les élections locales de 2020 et 2021 sans bastions à défendre, ce qui a eu pour effet direct de démotiver les électeurs habituellement adeptes du vote sanction. Le retour de l’obsolète clivage droite / gauche a contribué à mobiliser uniquement la frange la plus âgée de l’électorat, structurellement moins abstentionniste et continuant à se reconnaitre dans ce clivage artificiel. Pour paraphraser la célèbre boutade soviétique, les Français se sont dit en quelque sorte : « Ils font semblant de nous représenter, faisons semblant de voter pour eux ». Dans les grandes villes, les élections municipales ont vu aussi la mobilisation d’une partie de la jeunesse, diplômée, informée, très présente sur les réseaux sociaux, qui a largement contribué à la victoire des Verts à Lyon, Bordeaux ou Strasbourg.
Quant au Rassemblement national, les premiers signes annonciateurs de la débâcle aux élections régionales étaient perceptibles. Si la réélection de la plupart des maires sortants et le miracle de Perpignan, face à un sortant héritier de la famille Alduy, qui tenait la ville depuis 1959 (!), avaient été mis en avant par Marine Le Pen, le parti n’en avait pas moins enregistré de cuisants revers dans les grandes villes en obtenant parfois des résultats inférieurs aux scores planchers de 2001 et 2008, années de vaches maigres pour le FN. Outre les évolutions sociologiques défavorables au RN dans les grandes villes, celui-ci avait payé la médiocre qualité de ses élus sortants, dont une part significative l’avait quitté avant le terme de leur mandat, l’érosion qualitative et quantitative de sa structure militante et l’absence de propositions relatives aux enjeux locaux, particulièrement problématique dans un scrutin dénationalisé. Le FN avait obtenu 1498 sièges de conseillers municipaux en 2014, le RN n’en a obtenu que 827 six ans plus tard.
Les sondages flatteurs, des ralliements inattendus (tels celui du Sénateur Jean-Louis Masson en Moselle, ou de l’ancien directeur de cabinet de Georges Frêche dans l’Hérault), l’impopularité relative de l’exécutif, la volonté prêtée aux Français de protester contre les atteintes aux libertés publiques, avaient conduit Marine Le Pen à considérer que les élections régionales pouvaient constituer la rampe de lancement idéale de sa candidature à l’élection présidentielle. Las ! Le RN a perdu plus de la moitié des 6 millions de voix obtenues en 2015 : presque 910 000 voix pour Marine Le Pen dans les Hauts-de-France en 2015, moins de 325 000 pour Sébastien Chenu six ans plus tard ; 640 000 voix pour Christophe Boudot en Auvergne Rhône-Alpes 2015, 210 000 pour Andrea Kotarac en 2021. Le RN, qui a changé 11 de ses chefs de file sur 13, a particulièrement souffert face aux sortants de droite. Et le résultat de second tour enregistré par Thierry Mariani (42.7%) a démontré une énième fois qu’en duel, même face à un adversaire d’une insondable indigence politique et morale tel que Muselier, le candidat RN ne peut pas l’emporter à l’échelle d’un territoire relativement vaste.
Pour la France, il faut saborder le RN !
Marine Le Pen a commis plusieurs erreurs lourdes : la principale consistant à considérer que l’électorat populaire lui était acquis et que l’unique ressort de son adhésion était son opposition à l’immigration (en mésestimant notamment la fracture territoriale et ses conséquences[2]). Et qu’en conséquence de quoi, sa présence au second tour de l’élection présidentielle étant certaine, elle se devait d’aller à la conquête des quelques points manquants auprès de l’électorat bourgeois et âgé. Sa tribune parue dans l’opinion le 21 février dernier[3] consacrée à la dette avait pour but de démontrer qu’un fois élue président de la République, son gouvernement serait composé, selon la formule de Léon Blum au 38ème congrès de la SFIO, de « gérants honnêtes et loyaux des affaires du capitalisme ». Abandon du Frexit, de la sortie de la CEDH, silence sur les questions sociales et sociétales : la Présidente du RN a abandonné sa ligne social-souverainiste de 2017 au profit d’un discours attrape-tout, fondé sur la recherche éperdue de crédibilité. Sa volonté de normalisation lui a été fatale au premier tour, la rémanence de la diabolisation l’a été au second.
Les élections régionales de Marine Le Pen : le début de la fin
Les palinodies et l’absence de sens stratégique de Marine Le Pen sont connues. Mais au fond, c’est le RN lui-même qui est une scorie, inadaptée aux institutions de la cinquième République, fondées sur le scrutin majoritaire, a fortiori depuis la promulgation de la loi constitutionnelle instaurant le quinquennat qui a vidé de leur sens les élections législatives qui ne sont désormais plus qu’un troisième tour confortant quasi-mécaniquement le président de la république élu quelques semaines plus tôt. François Mitterrand avait parfaitement compris que dans le cadre des institutions gaulliennes, un candidat issu du PCF ne parviendrait jamais à être élu à l‘Elysée, et qu’il pouvait s’engager dans une alliance avec les communistes alors même que le PS était plus faible. Le PCF, pourtant dominant à gauche jusqu’aux élections législatives de 1978, ne pouvait convaincre une majorité de Français au second tour d’une élection présidentielle. Le RN n’en est pas davantage capable aujourd’hui, quel que soit le candidat qu’il serait amené à présenter. Quant à l’ « union des droites », elle est chimérique et inopérante face au clivage relatif à la mondialisation. Nicolas Sarkozy en 2007 avait ainsi réuni des patriotes « de droite » (Buisson, Guaino) et des mondialistes « de droite » (Copé, Woerth et tant d’autres) : sa présidence fut celle de la trahison de Lisbonne, de la réintégration de la France dans le commandement intégré de l’OTAN et de la désastreuse guerre en Libye. Les expériences autrichienne (gouvernement Schüssel, 2000-2002) et italienne (gouvernements Berlusconi 1994-95, 2001-2006 et 2008-2011) ont montré qu’une telle union entre les « libéraux » et les « nationaux » bénéficie exclusivement aux premiers et aux intérêts de la droite du capital. Comment unir dans un même camp classes populaires et retraités dont les intérêts et les aspirations économiques sont aux antipodes ?
Transformer l’élection présidentielle en référendum sur l’immigration ?
Contrairement à Marine Le Pen, la défaite de LREM aux élections régionales n’aura aucune incidence sur Emmanuel Macron, quand bien même le mouvement présidentiel n’est qu’un « parti Potemkine ». Le président de la République, élu en 2017 sans l’appui d’une quelconque structure partisane, se moque des élections locales : celle-ci ne sont pour lui qu’une sorte de « Ligue 2 » de la compétition électorale, sans talents, et surtout sans spectateurs. Macron répond parfaitement aux attentes de ses mandants et du bloc élitaire, minoritaire en voix mais dépositaire de l’idéologie dominante. Face à Marine Le Pen, Emmanuel Macron a rassemblé bourgeoisies de gauche et de droite au premier tour, puis les électeurs issus de l’immigration au second. La carte électorale du macronisme de 2017 correspond ainsi parfaitement à la superposition des cartes du oui au référendum de 2005 et du vote François Hollande en 2012. Macron obtient ainsi 93,4 % dans le troisième arrondissement de Paris, 88,8 % à Neuilly-sur-Seine et 79,4 % à Clichy-sous-Bois. Il sait parfaitement que l’opposition, si elle est incarnée au second tour par Marine Le Pen, ou par tout autre candidat issu de la droite nationale, ne peut pas s’unir face à lui en raison de la fracture identitaire autour de la question de l’immigration et de l’islam. La fracture identitaire brise l’unité du bloc national, tout comme la fracture sociale brise celle du bloc populaire.
À la faveur des sondages d’opinion mettant en lumière une attente forte des Français en matière d’immigration [4], d’aucuns espèrent faire des trois « I » (Immigration – Islam – Insécurité), l’enjeu central, voire unique de l’élection présidentielle. Passons sur le caractère réducteur et lacunaire de la démarche, qui néglige délibérément des pans essentiels du débat public. Cette stratégie ne perçoit pas davantage l’évolution inquiétante d’une partie de la jeunesse, qui a toujours connu une forte présence immigrée en France, et ne s’en offusque pas. Un récent sondage a montré que 67% des 18-24 ans était favorable à l’autorisation du burkini dans les piscines[5]. C’est cette même tranche d’âge qui est la plus favorable à la PMA dite « pour toutes »[6], et qui a le plus de sympathie pour la marche dite « des fiertés »[7]. L’américanisation de la jeunesse française est en marche : elle adhère de plus en plus au mythe de l’individu législateur de lui-même et, sans le savoir, à la phrase du Pape François : « Qui suis-je pour juger ? ». Qui suis-je pour juger une femme qui porte le voile islamique ? Elle peut tout à fait le porter dans la mesure où son choix ne m’ôte aucun droit. Qui suis-je pour juger l’émigré syrien ou érythréen demandant l’asile à la France dès lors qu’il fuit la misère et la guerre ? Qui suis-je pour juger nos compatriotes qui, bien que Français, donnent des prénoms non européens à leurs enfants dans la mesure où je peux continuer à appeler mon fils Théo et ma fille Océane ? Cette montée de l’indifférence au commun dès lors que les droits individuels ne sont pas remis en cause par les choix des autres est fondamentale pour appréhender l’évolution intellectuelle de la jeunesse. Pour méritants qu’ils soient, les jeunes militants identitaires n’ont jamais été aussi isolés. Cette politisation inconsciente de la jeunesse se réalise, non plus par le truchement des partis politiques, mais au sein des établissements d’enseignement supérieur, et par l’influence des piliers de la société du spectacle (mass médias, grandes marques, fédérations sportives entre autres). Les gaullistes ont commis, dans les années 1960, les mêmes erreurs que les Républicains américains, en négligeant le combat culturel, et en ne percevant pas la dynamique déconstructrice du marché. L’historien Russell Jacoby voit là la posture schizophrénique de la droite traditionnelle qui « vénère le marché tout en maudissant la culture qu’il engendre ». La jeunesse française hanounisée, tiktokisée, hermétique à la culture classique, est à mille lieues des attentes de ceux qui virent en la mobilisation de masse contre la loi Taubira un avatar de la prétendue « droitisation » de la société, voire « une révolution des valeurs » ou un « mai 68 conservateur ». Ce fut un contraire le dernier sursaut du vieux monde moribond.
En deuxième lieu, à la supposer établie, l’hostilité d’une majorité de nos compatriotes à l’égard de l’immigration n’a pas vocation à se traduire par une poussée des mouvements politiques censés incarner ladite hostilité. 62.5% des Allemands seraient hostiles à l’accueil de migrants[8] ; or, dans les intentions de vote mesurées avant les élections législatives prévues en septembre prochain, l’union CDU/CSU est donnée à moins de 30%, ce qui constituerait le pire résultat de son histoire, l’AFD, particulièrement focalisée sur les questions d’immigration, plafonne à 12%, quand les Verts obtiendraient plus de 20% de voix.
Par ailleurs, dans le cadre de la recension de l’ouvrage de Jérôme Fourquet « Karim vote à gauche, son voisin vote FN »[9], nous avions rappelé le caractère homogène et massif du vote afro-musulman contre les candidats les plus hostiles à l’immigration. C’est cet électorat qui avait assuré la défaite de Sarkozy en 2012. C’est cet électorat, qui est le plus abstentionniste lors des scrutins intermédiaires (ainsi aux régionales de 2021, on a relevé 86.7% d’abstention à Clichy-sous-Bois, 82,4% à Roubaix ou 80% à Grigny), et qui est en capacité de se mobiliser dans la cadre d’un scrutin national à enjeu. Plus la question de l’islam sera au cœur des débats, plus la possibilité d’élection d’un candidat opposé à l’islamisation sera élevée, plus la mobilisation de cet électorat, dont le poids dans le corps électoral ne cesse d’augmenter, sera forte. Et parallèlement, on sous-estime largement le poids de la droite du capital dans la promotion de l’immigration, dans laquelle elle continue à trouver son armée de réserve[10].
Enfin, si par extraordinaire un candidat hostile à l’immigration venait à l’emporter, il aurait les mains liées par les traités européens et la CEDH. L’adoption par référendum d’une loi restreignant le droit d’asile ou instaurant l’éloignement automatique des délinquants étrangers serait parfaitement inopérante. En effet, rappelons que la CJUE, alors CJCE, avait jugé dès 1978 que le juge national a « l’obligation d’assurer le plein effet des normes communautaires, en laissant au besoin inappliqué, de sa propre autorité, toute disposition contraire nationale, même postérieure, sans qu’il y ait à demander ou attendre l’élimination de celle-ci par voie législative ou tout autre procédé constitutionnel[11]. ». Toute mesure d’éloignement d’un étranger fondé sur des dispositions législatives contraires au droit dérivé de l’UE ou aux stipulations de la CEDH sera immanquablement annulée par les juges nationaux, privant de tout effet utile la loi référendaire. Rappelons-le à nouveau : il est fallacieux de prétendre pouvoir contrôler l’immigration dans le cadre de la CEDH et de l’UE, cette dernière ayant l’obligation juridique d’adhérer à la CEDH depuis l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne et du protocole 14 à ladite convention.
« Let’s take back control ! »
Il est donc fort peu probable de gagner la prochaine élection présidentielle en se bornant à déplorer le « grand remplacement ». Les opposants au parti de la mondialisation doivent se poser une seule question : quand, au cours de ces quarante dernières années, ont-ils été dans le camp des vainqueurs lors d’une soirée électorale ? À une seule reprise : le 29 mai 2005, quand 54.7% des Français ont rejeté le traité établissant une Constitution pour l’Europe, en dépit d’un intense blitzkrieg médiatique et des pressions internationales. Tout le défi consiste à trouver un candidat susceptible d’incarner les aspirations hétéroclites et parfois contradictoires de ce bloc du non, et de passer d’un vote dépersonnalisé, de statu quo, à un choix politique pouvant constituer un saut dans l’inconnu.
Il s’agit d’une gageure à laquelle la fiction a pu trouver une réponse non dénuée d’intérêt. Dans la série « Baron noir », une jeune technocrate, euro-libérale, dont le profil rappelle celui d’Emmanuel Macron, est élue présidente de la République en 2017 face au représentant du Front National. L’exercice de son mandat est difficile, marqué par le terrorisme et la contestation sociale ; la Présidente est même giflée par un manifestant au cours d’un déplacement en province, et chacun anticipe une élection présidentielle de 2022 à haut risque, avec un Front National aux portes du pouvoir. À quelques mois du scrutin, un vidéaste, inconnu des médias et populaire sur les réseaux sociaux, annonce sa candidature articulée autour de la critique radicale de la démocratie représentative et de la promotion du tirage au sort. Ce candidat connaît une ascension fulgurante, siphonne une partie des voix FN et parvient à se qualifier au second tour, sans véritable programme mais s’étant montré plus « disruptif » que le candidat frontiste.
Plus que dans le contenu programmatique, la radicalité semble devoir se manifester dans l’attitude générale vis-à-vis du système : les victoires de Trump en 2016 et du mouvement cinq étoiles italien en 2018 ont procédé de cette logique. Emmanuel Macron lui-même n’avait pas hésité à affirmer en décembre 2016 : « On se fout des programmes ! ». Plus que dans la cohérence et le sérieux des propositions, la capacité à emporter l’adhésion repose sur la tonalité d’espoir imprégnant le discours du candidat. « Un chef est un marchand d’espérance » selon Napoléon. « Make America Great Again ! » proclamait Donald Trump, reprenant le slogan de Reagan en 1980, quand Macron nous enjoignait à « penser Printemps » (!) en construisant ses discours à coups de truismes lénifiants dignes d’Obama et d’incantations de télévangéliste.
Trump et le mouvement cinq étoiles ont échoué dans l’exercice du pouvoir, non en raison de leurs excès mais de leur incompétence et de leur incapacité à faire « turbuler le système », le « Deep State » américain et le carcan européen ayant eu raison de leurs velléités respectives.
Boris Johnson, quant à lui, s’est inscrit avec brio dans le sillon tracé par Theresa May, entérinant la rupture avec le thatchérisme[12] et renouant avec les accents sociaux des Tories de Benjamin Disraeli. Il a fait du parti conservateur le parti des « brexiteurs », en marginalisant le mouvement de Nigel Farage et en présentant le Labour comme le parti des seules minorités. BoJo l’excentrique a su jouer de ses extravagances et appréhender le Brexit non comme une fin en soi, mais comme la condition sine qua non permettant de recouvrer pleinement les prérogatives d’un Etat souverain (« take back control ») pour réinventer le modèle britannique : un « populisme décent » au service de l’intérêt national.
La victoire face au bloc élitaire n’est possible qu’en affirmant avec force une volonté de rupture par rapport au modèle de la mondialisation visant à l’extinction du politique, en ayant le courage de réunir enfin au sein d’une plate-forme politique commune, épigone du Conseil National de la Résistance, patriotes de gauche comme de droite, fondée non sur l’absurde tirage au sort, mais sur un engagement principal consistant à rendre le pouvoir aux Français. Le candidat, représentant les populares, devra composer un gouvernement de salut public et s’engager à soumettre au référendum dans les plus brefs délais une révision constitutionnelle permettant à la France de quitter l’Union européenne et instaurant le référendum d’initiative citoyenne. C’est à ces conditions nécessaires que le peuple français, à nouveau maître de son destin, pourra trancher lui-même les questions essentielles liées à la préservation de l’identité nationale et aux enjeux stratégiques de demain.
Etienne Lahyre
04/07/2021
[1] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/le-professeur-raoult-apprecie-par-un-francais-sur-deux-selon-un-sondage-20200916
[2] https://www.lopinion.fr/edition/politique/ayons-idees-claires-bon-sens-dette-tribune-marine-lepen-237103
[3] https://www.lopinion.fr/blog/a-front-renverse/si-vous-fermez-bureau-poste-on-vote-front-national-98673
[4] https://observatoire-immigration.fr/lopinion-des-francais-sur-limmigration/
[5] https://www.fdesouche.com/2021/06/25/73-des-francais-sont-pour-interdire-le-burkini-dans-les-piscines/
[6] https://www.bfmtv.com/societe/67-des-francais-en-faveur-de-la-pma-pour-toutes-53-a-la-gpa-pour-les-couples-homosexuels_AN-202106070009.html
[7] https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2021/06/118228_Rapport_Ifop_ADFH_MarcheFierte_2021.06.22.pdf
[8] https://www.fdesouche.com/2021/06/23/sondage-625-des-allemands-estiment-que-leur-pays-ne-doit-plus-accueillir-de-migrants-un-desaveu-pour-angela-merkel/
[9] https://www.polemia.com/karim-vote-a-gauche-et-son-voisin-vote-fn-dirige-par-jerome-fourquet/
[10] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/2011/04/16/97002-20110416FILWWW00429-immigration-parisot-s-oppose-a-gueant.php
[11] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A61977CJ0106
[12] https://www.lesechos.fr/2016/07/le-programme-tres-social-de-theresa-may-214050
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