« Le seul concept qui permet de rendre compte du mouvement actuellement à l’œuvre dans nos sociétés libérales, … c’est celui « d’horizontalisation » ».
J’entends par là le processus de délégitimisation, de destitution et de décrédibilisation de tout rapport à la « transcendance », au « symbolique », à l’ « immatériel » … Je parle du déclassement de ce que l’on appelle, depuis Nietzsche, les « valeurs », [c’est-à-dire] ce qui nous détermine à agir de telle ou telle manière au nom d’une idée ou d’un sentiment ineffable, et qui échappe à ce que l’on appelle d’ordinaire la rationalité. » Fiche de lecture de Bernard Mazin, essayiste.
Ainsi s’exprime, dans son ouvrage « La Gauche du capital : Libéralisme culturel et idéologie du marché », récemment publié aux éditions Krisis, Charles Robin, qui fait partie de ces auteurs comme Jean-Claude Michéa (1), Costanzo Preve (2), Jacques Julliard (3) et d’autres, qui sont passés par la gauche communiste, trotskyste ou maoïste, mais qui ont su dépasser leurs appartenances partisanes pour élever leur réflexion au niveau métapolitique. Ils ont en commun de mettre en évidence la convergence qui s’opère sous nos yeux depuis la fin du XXe siècle entre les versions économique et politique du libéralisme, ce qui confère à leurs analyses une pertinence pour notre famille de pensée, même si leurs propositions restent souvent plus nébuleuses. Le livre de Charles Robin rassemble un texte intitulé « Le libéralisme comme volonté et comme représentation », que l’auteur qualifie d’ « essai philosophique à tonalité pamphlétaire », et une série d’articles qui résument, commentent ou développent certains aspects de l’ouvrage-source. Cette configuration a pour inconvénient d’entraîner quelques redites, mais le lecteur aura tôt fait de dégager les lignes de force de la pensée « robinienne ».
L’extrême gauche, chien de garde du capitalisme
Dans un premier temps, Charles Robin revient aux sources philosophiques du libéralisme et rappelle que « la philosophie libérale se présente, dès l’origine, comme un courant de pensée double », reposant :
- d’une part sur le postulat suivant lequel l’initiative privée et la libre concurrence au sein du Marché sont ce qui garantit seul le bien commun par l’équilibrage et par l’harmonisation naturels des intérêts particuliers ;
- d’autre part sur la primauté du principe de liberté individuelle à l’égard des conventions sociales imposées de manière arbitraire par les institutions.
Il s’agit donc d’un « programme philosophique global qui pose l’individu et sa liberté (supposée “naturelle”) comme les seules instances normatives de la vie en société ». Et Robin de poursuivre :
« … Dès l’instant où l’idéal philosophique du “gouvernement par la liberté” a été posé comme la visée théorique et pratique qui structure tout l’édifice de la pensée libérale, l’opposition classique entre libéralisme politique et libéralisme économique tend inévitablement à s’abolir. Cela revient à dire […] qu’il n’existe aucune contradiction de principe entre la lutte des “libertaires” d’extrême gauche, pour une expansion illimitée des libertés individuelles (la “libéralisation des mœurs”) et les plaidoyers incessants des économistes libéraux en faveur d’un Marché mondial “libre”, “ouvert” et “concurrentiel”. »
Le cœur de l’analyse repose donc sur l’idée de l’unité du libéralisme, via la convergence entre formalisme politique et matérialisme économique. Cette idée peut être résumée de la façon suivante :
« La doctrine dite du libre-échange ne constitue pas autre chose que l’application à la sphère marchande du principe de liberté individuelle qui gouverne l’épistémologie politique du libéralisme du droit naturel […] dans un second temps, en déléguant à l’économie le soin de fixer les modalités sous lesquelles toute vie humaine serait appelée désormais à se dérouler – à savoir la recherche permanente du profit – les partisans de la thèse du libre-échange [invitent inéluctablement] à l’élimination méthodique de tous les obstacles politiques et culturels à l’avènement du marché, c’est-à-dire, en définitive, à l’abolition de tout ce qui, dans les lois, les coutumes et les mœurs léguées par l’histoire, entrave encore l’action rationnelle des individus, c’est-à-dire la libre poursuite par ceux-ci de leurs intérêts bien compris. […] Il existe, par conséquent, un lien étroit qui invite à voir dans la lutte incessante des libéraux politiques en faveur d’une émancipation sans fin vis-à-vis des structures normatives traditionnelles (Eglises, Morale, Tradition) la condition culturelle et anthropologique de l’expansion du principe marchand que les libéraux économiques appellent unanimement de leurs vœux. »
Cette analyse, exposée dans la seconde partie, « L’extrême gauche et le libéralisme », est reprise sous une forme plus concrète dans l’entretien intitulé « L’extrême gauche, armée de réserve du libéralisme ».
L’auteur y dénonce en particulier deux mythes couramment répandus :
- l’idée que le libéralisme serait une doctrine exclusivement économique politiquement incarnée dans la « droite ». Il a beau jeu de rappeler que les véritables racines intellectuelles du libéralisme, au XVIIIe siècle, étaient à gauche et se situaient au confluent du courant « jusnaturaliste » et du courant « utilitariste » ;
- l’idée que l’extrême gauche serait la seule force d’opposition au libéralisme et à ses effets humainement dévastateurs.
Il en résulte une contradiction philosophique intenable pour l’extrême gauche qui, dans la mesure où elle adosse sa condamnation du libéralisme économique à une défense inconditionnelle des principes du libéralisme culturel et des droits « sociétaux », est amenée ainsi à « déplorer les conséquences de ce dont elle chérit les causes ».
Historiquement, les libéraux politiques des Lumières cherchaient à lutter contre les forces d’oppression de l’Ancien Régime. Leur représentation de la liberté humaine était conçue comme la capacité de s’affranchir de tout lieu de « dépendance » ou même d’ « appartenance », que celle-ci soit familiale, nationale ou encore historique, à l’égard d’une autorité supra-individuelle. Elle débouchait sur ce que Jean-Claude Michéa a nommé « l’aptitude de l’homme à se déraciner perpétuellement ».
Depuis Mai-68, les « apôtres de la pensée libertaire [travaillent] bien plus efficacement, de fait, à l’aménagement méthodique des conditions politiques et culturelles de son « atomisation », soit à la mise en circulation du modèle social et anthropologique […] le plus adapté aux besoins idéologiques du marché ».
Comme le note Hervé Juvin (4), « La société politique libérale tente d’aspirer chacun vers l’abstraction du sujet du droit, elle le déshabille de tout ce qui fait de lui un être de chair et de sang, un passé, des origines, des liens, une terre et une histoire, pour le rendre fluide, liquide, mobile, indéfiniment ». Et Robin de conclure sur ce point :
« Tel est donc l’irréductible paradoxe du travail de désymbolisation accompli par les théoriciens de l’extrême gauche depuis ces quarante dernières années. En proclamant partout l’égale illégitimité de toutes les figures traditionnelles de l’autorité, sous couvert de lutter contre l’oppression et l’exploitation capitalistes, il se donnait les moyens de noyer définitivement les derniers îlots de résistance culturelle à l’extension sans fin du règne de la marchandise. »
Ainsi se met en place un univers culturo-marchand dans lequel les problématiques « sociétales » (lutte pour la diversité, pour la défense des minorités, contre toutes les discriminations…) se substituent à la « question sociale » d’autrefois, avec la complicité de la classe politique, (presque) toutes tendances confondues, et des médias.
Charles Robin ne se contente pas de rester au niveau de la philosophie pure. Il passe de la théorie à la pratique en braquant le projecteur sur différents champs de manœuvre de l’idéologie de l’extrême gauche libertaire au profit du capitalisme mondialiste :
- l’école et le système éducatif conviés au nivellement par le bas ;
- la défense du métissage et la thématique de l’antiracisme ;
- la sexualité avec la mise en place d’une « économie libidinale » au service de la « désinhibition pulsionnelle » et de la « libération du désir ».
Il ne répugne pas, au passage, à désigner certains maîtres à penser de la « déconstruction » comme Pierre Bourdieu et leurs relais politiques, certes beaucoup plus indigents intellectuellement, comme Olivier Besancenot. Il convoque aussi les complices censément de « droite », du MEDEF à Nicolas Sarkozy ou à Valérie Pécresse. C’est sans doute là que se niche la dimension pamphlétaire de l’ouvrage.
Le réalisme contre l’utopie
Le problème des réflexions de Charles Robin et des auteurs cités plus haut auxquels il s’apparente est qu’elles sont certes très pertinentes dans l’analyse et le constat, mais n’offrent pas de perspectives tangibles ou acceptables à nos yeux.
On rappellera à cet égard que Constanzo Preve se qualifiait lui-même de « marxiste dissident » et plaidait la compatibilité entre le marxisme et la réhabilitation d’une certaine forme de communautarisme.
D’autres, comme Jean-Claude Michéa, entrevoient une solution dans le retour à la « convivialité » en s’inspirant de la notion de « common decency » orwellienne ou, comme Alain de Benoist, dans la décroissance.
Robin, quant à lui, revendique son adhésion pleine et entière au projet d’une société qui aurait fait sienne le mot d’ordre de Marx « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».
Tous ces penseurs, au-delà de leurs différences idéologiques parfois considérables, ont en commun d’estimer qu’il existe un dysfonctionnement « structurel » du modèle capitaliste et qu’il n’est de remède que dans une mise en cause radicale et totalisante du Système.
C’est sans doute sur ce point que l’on est tenté d’adopter une position moins tranchée que Charles Robin et ses épigones. D’une part, les catégories ne sont pas aussi absolues que la présentation qui en est faite : souvenons-nous, par exemple, que Friedrich von Hayek, grand défenseur s’il en est de l’économie de marché, a été simultanément un critique intransigeant du rationalisme cartésien et de ses conséquences sur l’abandon de l’enracinement et des traditions.
D’autre part, l’idéologie « libertarienne », que ce soit sous la forme économique de l’ultra-libéralisme ou sous celle du « Jouissons sans entraves ! » des héritiers de Mai-68, n’est qu’une utopie, et, comme telle, elle s’expose au mieux à la dégénérescence, au pire à la révolte dès qu’elle est mise à l’épreuve du réel.
À cet égard, il ne faut pas minimiser le phénomène de « défiance préventive » des classes populaires à l’égard des entreprises de « modernisation » entendue précisément comme une volonté de déracinement systématique. La gauche et l’extrême gauche ne comprendront jamais ce phénomène, tout engluées qu’elles sont dans le tabou du « Progrès continu ». Mais les forces de résistance existent.
Le « gouvernement planétaire » et le village global, tout comme l’idée de « citoyens du monde » sont des utopies qui ne se réaliseront jamais. Pour autant, il ne faut pas organiser la riposte autour d’autres utopies. Pour notre part, il nous semble qu’une perspective plausible est plutôt à rechercher du côté de l’analyse dumézilienne de l’organisation trifonctionnelle des sociétés indo-européennes, en l’occurrence le rééquilibrage et le découplage entre la fonction souveraine et la fonction marchande. Par ailleurs, l’on observe que des pays de plus en plus nombreux mettent en œuvre des expériences de gouvernement reposant sur la synthèse libérale et nationale (Hongrie, Inde, Turquie…). Sauf à considérer que l’évolution vers le cosmopolitisme est une tendance irrésistible, il n’est pas vain de penser que ce type d’expérience soit amené, sous l’influence de peuples de plus en plus rétifs à la mondialisation, à se multiplier dans les années à venir.
Bernard Mazin
01/12/2014
Charles Robin, La Gauche du capital : Libéralisme culturel et idéologie du marché, Editions Krisis, octobre 2014, 245 pages.
Notes
- De Jean-Claude Michéa, deux ouvrages ont été commentés sur le site : Impasse Adam Smith, par Michel Geoffroy le 20/05/2011 (http://archives.polemia.com/article.php?id=3810), et Les mystères de la gauche, par C.D. le 13/03/2013. On peut aussi lire sur le même thème : Le Complexe d’Orphée, Ed. Flammarion, Coll. Climats, 2013, 357 p.
- De Costanzo Preve, La Quatrième Guerre mondiale a été présenté sur le site par Bruno Guillard le 19/03/2014. Un commentaire de l’ouvrage Éloge du communautarisme (Ed. Krisis, 2012, 267 p.) interviendra prochainement.
- Cf. Jacques Julliard, Les Gauches françaises 1762-2012, Ed. Flammarion, 2012, 940 p. On notera que J. Julliard et Jean-Claude Michéa viennent de publier un ouvrage de « lettres croisées » intitulé La Gauche et le Peuple, Ed. Flammarion, octobre 2014, 318 p.
- Hervé Juvin et Gilles Lipovetsky, L’Occident mondialisé, Ed. Grasset, 2011, 256 p.