Par Paul Tormenen, juriste et spécialiste des questions migratoires ♦ Le 24 novembre, 27 migrants sont morts noyés en voulant traverser le détroit de la Manche. De nombreuses voix se sont fait entendre pour que l’on ne connaisse « plus jamais ça ». En mer Méditerranée, c’est par milliers que les morts par noyade se comptent chaque année. Ces faits divers, aussi tragiques soient-ils, ne font que refléter l’ampleur d’une immigration clandestine tacitement autorisée. Cette situation n’est plus tenable. Des solutions radicales s’imposent. L’exemple australien est à ce titre riche d’enseignements.
La route migratoire par la mer Méditerranée
Les clandestins qui arrivent en France tentent pour certains de gagner le Royaume-Uni en traversant la Manche. Avant d’arriver dans notre pays, ils ont fréquemment emprunté les routes migratoires qui passent par la mer Méditerranée. Pourtant, parmi les solutions envisagées pour enrayer l’immigration illégale et le business des passeurs, son arrêt pur et simple par la mer Méditerranée n’est jamais évoqué. Preuve s’il en fallait que cette immigration est tacitement tolérée depuis des années, tant par les dirigeants des pays d’Europe de l’Ouest que par l’Union européenne, ce qui lui a permis de prendre une ampleur considérable.
Les récents événements illustrent l’anormalité d’une situation à laquelle l’oligarchie s’est habituée. À cet égard, elle serait bien avisée de s’inspirer de l’exemple de l’Australie, qui pratique un blocus maritime résolu à l’immigration clandestine. Le résultat est éloquent : zéro arrivée = zéro mort.
Au-delà des événements dramatiques, il faut sans cesse rappeler que les centaines de milliers de migrants qui arrivent clandestinement chaque année en Europe foulent aux pieds nos frontières et imposent leur présence sans le consentement des peuples. Quand l’Europe aura-t-elle enfin le courage d’imposer un « no way », un sens interdit à l’immigration clandestine ?
Un phénomène massif
Les statistiques tenues par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU permettent de mesurer l’ampleur de l’immigration clandestine qui transite par la mer Méditerranée. Depuis 2015, le HCR a recensé l’arrivée de près de deux millions de migrants sur les côtes du sud de l’Europe. Si ces arrivées étaient déjà nombreuses avant 2015, elles s’inscrivent désormais dans le temps.
Arrivées clandestines par la mer Méditerranée
Italie |
Espagne |
Grèce |
|
2021 (au 21-11) | 60 720 | 36 162 | 3 568 |
2020 | 34 154 | 40 323 | 9 714 |
2019 | 11 471 | 26 168 | 59 726 |
2018 | 23 370 | 58 569 | 32 494 |
2017 | 119 369 | 22 103 | 29 718 |
2016 | 181 436 | 8 162 | 173 450 |
2015 | 153 842 | 5 312 | 856 723 |
TOTAL | 584 362 | 196 799 | 1 165 393 |
Source : Operational data portal UN HCR
Les moyens de lutte contre l’immigration clandestine : accompagner plutôt qu’arrêter
Pour faire face à ces flux massifs, l’Union européenne a engagé des actions de deux ordres :
- la lutte contre les passeurs ;
- l’action humanitaire.
La lutte contre l’immigration clandestine en mer Méditerranée
Afin de lutter contre l’immigration clandestine en mer Méditerranée, l’Union européenne a noué des partenariats avec plusieurs pays africains d’où partent les clandestins (1). Des accords visant à neutraliser les réseaux de trafic de migrants et de traite d’êtres humains ont ainsi été conclus avec la Libye, le Maroc et la Tunisie. Il s’agit aussi plus officieusement d’empêcher les départs de bateaux clandestins des côtes de ces pays vers l’Europe. Ces pays bénéficient à ce titre d’importants subsides de l’Union européenne. Au regard des chiffres des arrivées clandestines en Europe précédemment cités, le moins que l’on puisse dire est que le résultat n’est pas probant.
L’agence européenne de garde-côtes Frontex intervient également dans ce domaine. D’une part en assistant les pays européens membres de l’espace Schengen à garder leurs frontières, d’autre part au travers de différentes opérations qu’elle organise elle-même : Thémis en Méditerranée centrale, Poséidon, en Méditerranée orientale et Indalo en Méditerranée occidentale (2). L’objectif de ces opérations affiché par l’Union européenne ne doit pas faire illusion : il s’agit de « sauver les migrants en danger et de lutter contre le trafic de migrants », et en aucun cas de stopper purement et simplement l’immigration clandestine.
Les interceptions honteuses
Les interceptions des bateaux qui partent des côtes africaines vers l’Europe par les douaniers de pays du Maghreb ne sont pas seulement insuffisantes, elles ne sont pas assumées par l’Union européenne. La situation est identique pour l’agence Frontex, qui est accusée par des ONG no border d’utiliser des avions et des drones pour identifier et signaler les bateaux des clandestins aux garde-côtes des pays d’Afrique du Nord, en vue de leur interception (3). Les agents de Frontex sont également suspectés de pratiquer des refoulements de clandestins en mer Méditerranée, ce qui vaut à cette organisation d’être de plus en plus étroitement surveillée et entravée dans ses actions (4).
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Les raisons « officielles » de la tolérance vis-à-vis de l’immigration clandestine
Les raisons invoquées tant par l’Union européenne que par l’Italie et l’Espagne pour tolérer l’immigration clandestine qui arrive d’Afrique sont de deux ordres : le droit maritime et le droit d’asile. Le droit maritime érige comme principe intangible que toute personne en situation de péril en mer doit être secourue. Le droit d’asile prohibe pour sa part le retour forcé de personnes souhaitant demander l’asile vers une destination où leur vie ou leur liberté serait en danger.
Mais chacun aura bien compris que, indépendamment du droit applicable, ces flux d’immigration clandestine sont non seulement tolérés, mais aussi souhaités et favorisés par l’Union européenne. Le projet de pacte européen sur la migration et l’asile est à ce titre tout à fait éloquent : il prévoit des mécanismes de répartition automatique des clandestins arrivés dans l’Union européenne (5). Face à ces difficultés et au regard de l’exemple australien, la seule mesure à même de stopper l’immigration clandestine est d’organiser un blocus des bateaux clandestins arrivant sur les côtes sud de l’Europe.
Le « no way » australien
L’Australie, comme l’Europe, a été confrontée à une importante immigration clandestine arrivant sur ses côtes par bateau. Sur la période 2008-2013, la politique migratoire laxiste du gouvernement travailliste a rendu possible l’arrivée de plus de 50 000 clandestins sur plus de 800 bateaux. Près de 1 200 personnes seraient mortes noyées en tentant de gagner le continent australien (
Afin de faire face à cette situation difficilement acceptable, la coalition conservatrice portée au pouvoir en 2013 a mis en place l’« opération frontières souveraines » (OFS). Cette initiative de contrôle militaire des frontières du continent comprend plusieurs mesures :
- un traitement « off-shore » des demandes d’asile : les demandeurs d’asile n’accèdent pas au territoire australien mais sont pris en charge dans un pays tiers, Nauru ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée ;
- des opérations de refoulements (turnbacks) des embarcations clandestines qui se dirigent vers l’Australie. Ces opérations sont réalisées dès que celles-ci sortent des eaux territoriales du pays de départ, qui est fréquemment l’Indonésie ;
- des opérations de détournement (takebacks) des embarcations clandestines, comme cela se pratique avec le Vietnam et le Sri Lanka.
Le résultat est spectaculaire :
- alors que, au cours de la seule année 2013, plus de 20 500 migrants étaient arrivés clandestinement sur les côtes australiennes, ils n’étaient plus que 450 en 2014 et… 6 en 2020 ;
- depuis le début de l’opération, près de 38 bateaux ont été interceptés et 873 personnes ont été renvoyées dans leur pays d’origine (6).
L’effet dissuasif sur les départs a donc été incontestable.
Cette politique est appuyée par une politique de communication gouvernementale sans détour. Sur son site, le ministère australien des Affaires étrangères affirme avec force vidéos mises en ligne la détermination des autorités australiennes : « L’Australie est déterminée : aucune chance pour l’immigration illégale », « vous avez zéro chance » de parvenir illégalement chez nous (7). Le dernier bulletin mensuel du gouvernement australien sur l’opération Sovereign borders affiche un calme plat : « aucune arrivée maritime irrégulière », « aucun transfert de migrants dans un pays tiers » (8).
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Une solution « légale » ?
La lutte du gouvernement australien contre l’immigration clandestine fait l’objet de nombreuses critiques de la part d’ONG et d’organisations internationales. Les conditions de rétention des migrants à Nauru et en Papouasie-Nouvelle-Guinée sont fréquemment dénoncées. Le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies a également multiplié les accusations de non-respect de la convention internationale de 1951 sur l’asile. Mais force est de constater que le seul infléchissement à la politique du gouvernement australien en la matière est la libération de migrants acheminés pour raison médicale de camps de rétention du Pacifique en Australie (9).
Au-delà des exégèses sur la compatibilité de l’exemple australien au droit communautaire et au droit d’asile consacré par la convention de 1951, le gouvernement de ce pays a montré qu’il était possible de faire primer un objectif politique, l’arrêt de l’immigration clandestine, sur d’autres considérations.
L’exemple italien
Deux autres exemples donnent des indications sur le lien entre l’intensité de l’immigration clandestine et le nombre de morts et de disparus lors des traversées maritimes.
Le gouvernement italien a mené dans la période récente, à deux reprises, une politique très restrictive en matière d’accueil des migrants arrivés par la mer :
- sous le mandat de Matteo Salvini, quand il était ministre de l’Intérieur, entre juin 2018 et septembre 2019 ;
- lors du premier confinement pour motif sanitaire, en mars 2020.
Matteo Salvini a mis en place un quasi-blocus maritime des côtes italiennes aux bateaux des passeurs et des ONG quand il était ministre de l’Intérieur. Tant le nombre d’arrivées que celui de morts lors des traversées à destination de l’Italie ont fortement baissé en 2018 et 2019.
Nombre d’arrivées et de morts et de disparus en Italie :
Arrivées |
Morts et disparus |
|
2020 | 34 154 | 955 |
2019 | 11 471 | 754 |
2018 | 23 370 | 1 311 |
2017 | 119 369 | 2 873 |
Source : Operational data portal UN HCR
Durant le premier confinement, les passeurs et les bateaux des ONG ont cessé leur activité en mars et en avril 2020 en mer Méditerranée. Le résultat a été immédiat : en Italie, alors que les arrivées clandestines pouvaient atteindre 27 300 en un mois (octobre 2016), elles ont été nulles en mars et en avril 2020, pour reprendre progressivement et atteindre 7 000 en juillet (10).
Un autre effet de la « fermeture » de l’Union européenne et de l’arrêt de l’activité des bateaux des passeurs et des ONG en Méditerranée est passé inaperçu : le nombre de morts et de disparus en mer a été divisé par trois entre mars 2019 et mars 2020 (de 119 à 36) et par quatre entre avril 2019 et avril 2020 (de 63 à 14). Cet effet vertueux s’est prolongé en mai, avec un nombre de morts et de disparus divisé par dix entre 2019 et 2020 (11).
Nombre de morts et de disparus en mer Méditerranée :
mars | avril | mai | |
2020 | 36 | 14 | 11 |
2019 | 119 | 63 | 107 |
Source : Operational data portal UN HCR
La suspension de l’activité des ONG et des passeurs entre la mi-mars et la mi-juin 2020 et le blocus momentané des ports européens, présentés comme un « crève-cœur » par les no-border, sont donc allés de pair avec une baisse drastique du nombre de morts et de disparus en Méditerranée (12).
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Les migrants basés en Libye
L’ONU estime que près de 560 000 migrants sont présents en Libye (13). En dépit des dénégations de cette institution, ceux-ci veulent dans leur immense majorité gagner clandestinement l’Europe. Il est urgent d’adresser aux migrants le message que leur traversée de la Méditerranée est non seulement dangereuse, mais qu’elle est aussi une impasse. À ce titre, l’organisation du retour des migrants présents en Libye dans leur pays d’origine devrait être accélérée. Le récent vol de retour volontaire de Maliens dans leur pays, affrété par l’Office international pour les migrations avec l’aide financière de l’Union européenne, pourrait être suivi de nombreux autres (14).
Les chiffres présentés sont implacables : tant la sécurité des migrants que la nécessité d’arrêter la submersion migratoire commandent de couper le véritable pont maritime en mer Méditerranée entre l’Afrique et l’Europe. L’exemple australien et celui, plus ponctuel, de l’Italie, sont à ce titre riches d’enseignements. Reste maintenant le problème de la volonté politique à changer de paradigme. Et cela n’est pas le moindre des problèmes avec les gouvernements dits « progressistes » au pouvoir en Europe de l’Ouest.
Paul Tormenen
29/11/021
(1) « Joint communication to the European Parliament, the European Council and the Council – Migration on the Central Mediterranean route – Managing flows, saving lives ». Commission européenne. 25 janvier 2017.
(2) « Sauver des vies en mer et s’attaquer aux réseaux criminels ». Conseil européen. 19 octobre 2021.
(3) « Migrants en Méditerranée, les drones remplacent les patrouilles maritimes ». La Croix. 7 août 2019.
(4) « Refoulements illégaux : les députés européens se penchent à leur tour sur l’affaire Frontex ». InfoMigrants. 26 octobre 2021.
(5) « Pacte européen sur la migration : “meilleur des mondes” ou “camp des saints” ? ». Polémia. 6 octobre 2020.
(6) « Statistics on boat arrivals and boat turnbacks ». Refugee Council of Australia. 20 novembre 2021.
(7) Site du gouvernement australien. Operation Sovereign borders. Consultation le 27 novembre 2021.
(8) « Operation Sovereign Borders monthly update: September 2021 ». Australian border forces. 12 octobre 2021.
(9) « Australie : des dizaines de migrants libérés après des années de détention ». Le Figaro. 2 mars 2021.
(10) Operational portal, refugee situation. UNHCR. Consultation le 1er août 2020.
(11) Operational portal, refugee situation. UNHCR. Requête « Dead and missing at sea, march » 2020.
(12) « Coronavirus : en Méditerranée, plus aucun navire humanitaire n’est présent ». InfoMigrants. 20 mars 2020.
(13) « Libye : « Nous ne sommes pas en mesure d’évacuer tous les réfugiés à risque » selon le chef de mission du HCR ». RFI. 21 octobre 2021.
(14) Tweet de l’OIM Mali du 12 novembre 2021.