Par Jure Georges Vujic, écrivain franco-croate, politologue ♦ Le questionnement sur la nature et le sens du mal a donné lieu à de nombreuses réflexions philosophiques et théologiques, et malgré les nombreuses exégèses religieuses et existentialistes, l’énigme de l’Être du mal continue d’interroger aujourd’hui à une époque où le relativisme postmoderne a liquidé l’ensemble des certitudes et des grands récits explicatifs de la modernité.
En règle générale, l’idée du mal reste assimilée à tous les événements accidentels destructeurs, aux comportements immoraux et nuisibles qui causent des souffrances morales ou physiques. Néanmoins, le degré de banalisation et d’opacité du mal dans nos sociétés obsédées par le besoin de transparence, n’a jamais était aussi élevé et pesant.
En effet le phénomène de banalisation du mal dont parlait H. Arendt est concomitant ā la production idéologique et médiatique du mal absolutisé que l’on agite quotidiennement tel un épouvantail menaçant et omniprésent : « la bête immonde » , « l’axe du mal », l’ennemi diabolisé entre fascisme, et djihadisme totalitaire etc… Or, le mal contemporain ne se limite pas à la guerre de l’ailleurs lointain, la guerre de l’autre, ou aux simples circonstances contingentes dans lesquelles les gens agissent sous une contrainte extrême. En effet, tout comme l’avançait Zygmunt Bauman, nous vivons dans une ère de société « dérégulée », laquelle est devenue « liquide » car elle atteint un nouvel âge de l’émancipation des règles que l’on jugeait récemment nécessaires au maintien et à la reproduction de la société.
En effet, cela explique pourquoi le mal contemporain persistant semble insaisissable et fuyant , car il s’agit bien d’un mal dérégulé, émancipé des postulats épistémologiques classiques. Et c’est avec raison que le philosophe Lituanien, Leonidas Donskis parle de « mal liquide » contemporain, qui se révèle plus fréquemment dans l’insensibilité quotidienne à la souffrance toujours lointaine, dans l’incapacité ou le refus de comprendre les causes et les ressorts profonds du mal réel. Le mal liquide se manifeste au travers l’aveuglement moral (Moral Blindness), derrière lequel se cache des dispositifs mortifères, dans ce que nous prenons comme normalité dans la trivialité et la banalité de la vie quotidienne, et non seulement dans les cas exceptionnels.
L’adiaphora postmoderne
Alors que le concept stoïcien d’ adiaphora renvoyait aux choses neutres (indifférentes) moralement tels les biens matériels, alors que la vertu la justice étaient considérés comme des biens suprêmes, le mal contemporain est l’incarnation de cette adiaphora postmoderne, une adiophora inversée et pervertie qui présuppose le déni de certaines valeurs morales et sociales supérieures, le placement de certains actes ou de certaines catégories d’êtres humains jugés idéologiquement suspects, en dehors de l’univers des obligations morales et donc qui ne méritent aucune compassion. C’est bien ce mal Adiaphori-que qui implique une attitude d’indifférence à ce qui se passe réellement dans le monde – un engourdissement moral qui exclut toute possibilité de jugement autonome éclairé. Seules les celebrity ou les vedettes médiatiques, peuvent s’attendre à être remarquées dans une société bourrée d’informations sensationnelles et sans valeur. Seuls l’accroissement ou la baisse du bonheur individuel et du bien être matériel méritent d’être pris en compte et jugées.
Le mal comme puissance douce
Le mal n’est pas un phénomène nouveau, il a été avec nous depuis le passé. Cependant, ce qui est une nouvelle espèce est le mal qui marque notre monde moderne actuel. Le mal qui était marqué par l’ancienne forme de la modernité rigide était entre les mains d’un État-Léviathan qui avait le monopole des moyens de coercition et les utilisait pour atteindre ses objectifs, parfois indescriptiblement cruels. Dans nos sociétés modernes, le mal est paradoxalement omniprésent et en même temps de moins en moins visible et identifiable.
Ce Mal liquide, constitue une puissance fluide et « douce » n’aboutissant jamais à une forme durable, reposant sur une stratégie de séduction et d’adhésion passive, et non sur la contrainte, avec une capacité de d’adaptation et de métamorphose semblable au marché du capitalisme libéral tardif. Le mal « dérégulée » se cache a l’image des flux numériques ou rizhomiques interconnectés , dans les réseaux d’interactions et d’échanges, dissimulé dans le tissu sociétal et mental même de leur coexistence, comme une part importante de la reproduction quotidienne et routinière des codes culturels dominants, des habitudes comportementales, et des modes de pensées conformistes.
Le mal réside dans les innombrables trous noirs d’un espace social complètement dérégulé et privatisé où la compétition et l’aliénation impitoyables sapent la possibilité de toute forme de coopération et la solidarité, alors que l’hyper-individualisation forcée aggrave le pouvoir de dé-liaison sociale. Cette forme postmoderne du mal est difficile à percevoir, à démasquer et à contrer. Il nous attire par la force de sa banalité enveloppante, en soustrayant les rêves, la possibilité d’ alternatives, de résistance et des capacités de dissidence,
Mal du siècle et mal post-générationnel
On se souvient que les générations qui nous ont précédé depuis les Lumières et le Romantisme, jusqu’à la modernité attribuaient le mal du siècle ā certains bouleversements politiques et sociaux sans précédent et nourrissaient des espoirs de renaissance et de refondation. A ce titre Alfred de Musset dans les Confessions d’un enfant du siècle, déclarait : « toute la maladie du siècle présent vient de deux causes ; le peuple qui a passé par 1793 et par 1814 porte au cœur deux blessures. Tout ce qui était n’est plus ; tout ce qui sera n’est pas encore. Ne cherchez pas ailleurs le secret de nos maux. ». Le mal du siècle était consubstantiel à un certain projet révolutionnaire ou restaurateur.
Si l’on se réfère aux philosophe Michael Löwy, pour qui la vision romantique constituait une « autocritique de la réalité » portant sur les symptômes suivants de la modernité: le désenchantement du monde, sa quantification, sa mécanisation, l’abstraction rationaliste et la dissolution des liens sociaux, force est de constater que les dits symptômes ont été il y a longtemps consommés, et que le mal postmoderne accentue, dilue en quelque sorte les maux de la modernité, mais tout en liquidant toute foi en un projet reconstructeur ou refondationniste. C’est ce qui fait la différence entre le “Spleen” Baudelaireien des générations précédentes, qui se sentaient en exil dans leur patrie et la “nausée” existentialiste de la Beat generation, et le mal contemporain qui reposant sur la faillite de certitudes et des espoirs, représente par essence un mal post-générationnel, post-historique, puisque qu’il s’efforçe de dissoudre l’idée même de responsabilité et de transmission générationnelle.
Puisque le mal est ontologiquement évacué et existentiellement refoulé tout comme la mort, chacun est désormais requis de satisfaire indéfiniment son ego, ses plaisirs personnels, une satisfaction qu’il ne peut chercher que dans un rapport et souvent au détriment des autres, eux-mêmes pris dans les mêmes relations spéculaires.
Ce mal individuellement internalisé, consisterait alors en cette course à l’éphémère vers l’autoréalisation, qui génère paradoxalement des états d’anxiété eux-mêmes canalisés par les mécanismes de la consommation. L’autofondation individuelle avec de plus en plus de liberté et d’autonomie sans fin, cohabite avec plus de précarité sociale, plus d’incertitude et d’angoisse, une sorte de mal de siècle, un curieux cocktail d’autoréalisation individuelle et d’autodestruction collective. Le mal contemporain serait alors un sorte d’écumoir de tout ce qui nous différencie par des normes et de valeurs symboliques particulières et fait « présence au monde » sur un mode singulier de « vivre ensemble ».
Jure Georges Vujic
01/06/2018
Source : Correspondance Polémia
Crédit photo : Thibsweb [CC BY-SA 4.0], via Wikimedia Commons
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