Chantal Delsol est philosophe, membre de l’Institut. Elle a publié le 22 janvier aux éditions du Rocher Le Populisme et les Demeurés de l’Histoire.
« Ils défendent la liberté d’expression quand ce sont eux qui en définissent les contours. Ils ridiculisent Mahomet ou Jésus, mais ils ne permettront pas que quelqu’un ridiculise les homosexuels ».
Nous sommes en deuil. Dix-sept victimes en quelques jours, lâchement assassinées. On ne peut que s’incliner. Penser à leurs familles. Au fond, ils ont été tués d’abord parce qu’ils étaient français et ensuite parce que les tueurs ne supportaient pas la liberté française. Contrairement à ce que certains ont réclamé et à ce que laisse entendre clairement l’énorme buzz médiatique, je pense pourtant qu’il ne serait pas opportun de panthéoniser la rédaction de Charlie Hebdo. Peut-on se permettre de ne pas penser en ce moment exactement comme tout le monde ? Ce serait cela, précisément, la liberté française.
Il ne suffit pas d’être victime pour être saint. Ni d’être victime pour être un héros. Qu’est-ce en effet que la liberté française (occidentale) que l’on cherche à assassiner ? C’est celle des Lumières, résumée par le mot de Copernic, repris par Kant : « Ose penser par toi-même ! » Et cela s’adresse à tout le monde, sans exception, y compris à mon voisin dont je n’aime pas les idées.
Il est curieux de voir que toutes ces manifestations stylo en main ont lieu quelques jours après la demande d’interdiction de parler d’Éric Zemmour et la levée de bouclier contre Michel Houellebecq. Les caricaturistes de Mahomet et leurs amis ne sont pas des héros de la liberté d’expression. Puisque dans le même temps ce sont des gens qui tentent d’empêcher d’autres personnes de s’exprimer.
Ils défendent la liberté d’expression quand ce sont eux qui en définissent les contours. Ils ridiculisent Mahomet ou Jésus, mais ils ne permettront pas que quelqu’un ridiculise les homosexuels. Les gens de Charlie sont pour leur propre liberté, mais pas pour celle de Dieudonné.
Autrement dit, ils ne défendent pas la possibilité de blasphémer dans une démocratie, mais la possibilité, pour eux, de désigner les blasphèmes permis et ceux interdits et frappés de punition. Ils souillent le sacré des autres (Mahomet, Jésus), mais n’acceptent pas qu’on souille le leur propre. Ils disent qu’il faut pouvoir rire de tout, mais ce sont eux qui décident de ce dont on ne doit pas rire. Je n’appelle pas cela des combattants de la liberté, car c’est leur liberté qui leur importe, non celle des autres.
Ce sont des victimes d’un attentat odieux, et à ce titre ils méritent notre compassion, notre solidarité, notre soutien de toute sorte. Mais ce ne sont pas des héros de la liberté : car celle-ci n’est pas sélective, elle ne s’applique pas seulement à un petit pré carré. Comme disent les Polonais dans leur Constitution : « Pour votre liberté, et la nôtre »… Voilà la liberté.
Pour défendre la liberté de pensée, il faut être crédible : la défendre pour les autres, d’abord.
Les enfants de familles musulmanes qui, jeudi dernier, dans les écoles de Seine-Saint-Denis, quittaient les classes au moment de la minute de silence en claquant la porte et en criant « Je ne suis pas Charlie » ne disaient pas seulement qu’ils récusaient les caricatures du Prophète. Mais surtout, les musulmans de France se rendent bien compte que la liberté de pensée s’exerce contre eux, mais pas contre tout le monde : il y a des catégories protégées — sacrées. Autrement dit, la France connaît la catégorie du sacré, puisqu’elle protège par exemple le discours sur la Shoah. Mais Mahomet, lui, n’est pas dans cette catégorie, il n’est pas sacré (Jésus non plus, d’ailleurs, mais c’est moins grave parce que les chrétiens sont tolérants : non seulement ils ne disent rien, mais ils ont la grandeur d’âme de sonner le glas pour pleurer ceux qui les persécutent.)
D’ailleurs, le premier ministre a redit clairement, samedi, sur les lieux de la tuerie de Vincennes, à l’intérieur même de son discours sur la liberté d’expression, que caricaturer les juifs doit être absolument interdit. Il est facile d’imaginer la révolte des enfants de Seine-Saint-Denis devant cette protection des symboles à géométrie variable. Quand on nous parle de créer des cellules de déradicalisation à l’usage de ces jeunes, afin sans doute de les détacher de la mauvaise influence de leurs parents, je crois qu’il vaudrait mieux convaincre nos humoristes de les respecter davantage.
Ceux qui prétendent décider de ce qui est sacré, de ce dont on n’a pas le droit de rire, je ne les appelle pas des héros de la liberté d’expression, mais des défenseurs exclusifs de leur propre dérision.
Chantal Delsol
Source : Valeurs actuelles
20/01/2015