Article initialement publié le 10 décembre 2018 La France depuis le 17 novembre dernier est confrontée à une révolte sociale, le mouvement des gilets jaunes. Incontestablement, dans cet ordre, il s’agit de la crise la plus grave depuis les évènements de Mai 1968. Cette révolte a jailli de cette France périphérique, largement analysée, notamment par le géographe Christophe Guilluy. Comme toute forme de convulsion qui naît dans la société, le mouvement présent a ses caractéristiques propres, ses causes profondes et les facteurs circonstanciels qui l’ont engendré.
L’ampleur du phénomène exige donc des réponses sociales et politiques. Elles emportent, au moins pour les premières, des conséquences majeures quant aux directions économiques suivies jusqu’à maintenant.
Le mouvement des gilets jaunes et ses caractéristiques
Ce mouvement en cours dont l’issue est encore à imaginer s’il devait être comparé à d’autres conflits qui touchèrent le pays dans son ensemble, les grèves de 1936, celles de 1947-1948 et mai 1968, dans son aspect social, a pour première caractéristique qu’il n’a pas pour cadre l’entreprise. Il se situe hors de celle-ci. Ce ne sont pas les conditions de travail qui sont directement en cause mais les conditions de vie. Le poids de la fiscalité et sa répartition sont les éléments fédérateurs du mouvement sans qu’ils soient exclusifs d’autres revendications qui touchent au pouvoir d’achat en général. Cette marque explique que le mouvement agglomère des catégories sociales (ouvriers, employés, artisans, petits patrons) aux intérêts apparemment contradictoires. Regroupant diverses catégories sociales, la contestation présente aussi une sociologie, celle d’une France provinciale et rurale, délaissée par une classe dirigeante habituée à ne considérer comme ferment d’une revendication que les minorités telles qu’elles émergent de la pensée d’un Michel Foucault. Seules ces minorités et ce qui s’y attache seraient dignes de l’intérêt commun et donc d’une promotion pour toute une classe intellectuelle et médiatique à laquelle se sont asservis la plupart des dirigeants politiques.
Les causes profondes d’un mouvement
Elles tiennent d’abord à la situation économique. Elles ont été largement évoquées ces dernières semaines sans qu’elles soient, s’agissant de beaucoup de commentateurs, suffisamment précisées. Ces causes économiques ont des origines successives qui se sont empilées au fil du temps. Il y a d’abord au sein des grandes économies occidentales le ralentissement structurel de la croissance du produit intérieur depuis le milieu des années soixante-dix. Il s’explique pour une part par la baisse du taux de croissance de la productivité. Ainsi, les gains en termes de valeur ajoutée globale sont insuffisants pour assurer le plein emploi ou des emplois stables et une progression des revenus voire le maintien de leur niveau ces dernières années. A ce premier phénomène, s’est ajoutée le basculement dans une mondialisation économique intégrant des puissances émergentes à faibles coûts de production. Il en est résulté, l’Allemagne mise à part, la disparition d’une part substantielle de l’activité manufacturière amplifiant les conséquences précédemment évoquées. Enfin, l’effet du ralentissement démographique constaté dans les sociétés occidentales ne saurait être négligé car ce qui fut appelé le baby boom a compté parmi les moteurs des Trente glorieuses.
La France dont la performance au temps de ces Trente glorieuses fut remarquable a mal franchi le tournant économique du milieu des années soixante-dix et la nouvelle donne qui s’en est suivie. Peut-être est-ce là une conséquence de Mai 1968 et la crainte de nouveaux mouvements sociaux. Néanmoins, le pays a connu un certain redressement dans les années quatre-vingt-dix, notamment son commerce extérieur. Or elle s’est imposée à la fin de la décennie une contrainte : la monnaie unique. Celle-ci, par sa conception, a annihilé, surtout après la crise financière de 2007-2008, l’espoir réel d’un redressement. La révolte sociale présente est une retombée de cette situation.
Jusqu’à maintenant la dégradation de la situation économique depuis plusieurs décennies et les déconvenues face aux promesses électorales n’avaient conduit qu’à des changements de majorité presque systématiques à chaque échéance, présidentielle ou législative. Hormis des conflits sociaux localisés, il s’agissait là de la seule marque de défiance à l’égard du politique si ce n’est l’émergence au début des années quatre-vingt d’un vote qualifié maintenant de populiste. Observant son électorat traditionnel l’abandonner pour une part, la gauche, délaissant la question sociale car ralliée dans les années quatre-vingt aux conceptions libérales qui prédominaient, s’est faite le relais d’une idéologie mondialiste en accord avec son tropisme européen. Tout en restant fidèle à l’idée de progrès à la base de sa pensée, la gauche l’a fait basculer de la question sociale aux questions sociétales compatibles avec le néo-libéralisme économique en cours. Elle s’est ralliée ainsi un nouvel électorat au détriment du précédent. Cette évolution est parfaitement illustrée par les analyses et les conclusions du cercle de réflexion Terra Nova.
Les facteurs circonstanciels
Fruit d’une campagne électorale marquée par des épisodes qui ont altéré la sérénité du débat, l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République est apparue comme la victoire de cette société ouverte qui s’appuyait sur la minorité la plus bienveillante à l’égard de la mondialisation dans ses différents aspects. Comme programme, il s’agissait de l’adapter à celle-ci en abaissant les protections et en poursuivant l’intégration européenne dans l’objectif du fédéralisme.
Au-delà de son électorat, la jeunesse du nouveau président et le fait qu’il se distinguait de la classe politique traditionnelle ont engendré un espoir de renouveau dans une partie de la population. Les prémices de la défiance sont apparues à la fin du printemps. Puis il y eut l’affaire Benalla engageant le processus de défaveur. Devait-il aboutir inéluctablement à la situation présente ?
Face à cette France où les grandes concentrations ouvrières d’autrefois ont pour beaucoup disparu, les modes de travail dans l’industrie ayant aussi profondément changé, où les groupes sociaux sont beaucoup plus parcellisés il était possible possible que la politique entreprise ne rencontre guère d’oppositions sinon mouvements ponctuels ou catégoriels.
Mais la maladresse de l’action et la provocation dans les propos ont provoqué une réaction inattendue. Par le jeu des réseaux sociaux une conscience collective s’est réveillée agglomérant les lassitudes et les détresses individuelles. Quoique certains puissent en penser, les eaux qui ont débordé ne rentreront pas naturellement dans leur lit.
Les réponses à la contestation exprimée
L’état du pays oblige à des mesures économiques et politiques exceptionnelles de la part du Président de la République. S’il faut saluer la tenue des forces de police et de gendarmerie qui exercent leur mission dans les plus grandes difficultés au regard de violences inacceptables, le maintien de l’ordre qui est une nécessité impérative n’est pas la solution par rapport à l’étendue de la révolte et ses causes.
Certes, le Président et son gouvernement n’ont aucunement les marges économiques dont disposaient l’exécutif en 1968. Pourtant, il leur sera difficile d’échapper à la satisfaction de revendications matérielles qui iront à l’encontre des politiques d’austérité prônées au sein de la zone euro. Plutôt que de chercher l’onction des autorités allemandes, un rapprochement avec le nouveau pouvoir italien et d’autres pays de l’Europe du sud doit être envisagé afin de définir de nouveaux modes de fonctionnement de cet espace monétaire qui ouvriraient la voie d’un redressement économique. Ce redressement impliquera aussi de définir une stratégie industrielle qui visera avec les appuis, les outils et les protections nécessaires à reconstituer un tissu d’entreprises compétitives. Sans rompre avec l’Union européenne qui ne serait probablement pas le choix des Français, le gouvernement doit desserrer l’étau que lui imposent la Commission européenne et certains de ses partenaires en n’hésitant pas à s’opposer à ceux-ci.
La révolte sociale à laquelle le gouvernement français est confrontée met en évidence le caractère absolu de la responsabilité politique qui lie un peuple et ses gouvernants. La Commission européenne, irresponsable politiquement devant les peuples, ne saurait décider en laissant à un gouvernement qu’elle astreindrait la charge des conséquences induites par ses décisions. Par le biais de la situation présente en France et par les répercussions qu’elle pourrait engendrer le caractère illégitime de la Commission en tant qu’autorité supranationale apparaît bien.
L’ampleur et la profondeur de la contestation exigent aussi des réponses politiques. Sans entrer dans le jeu des actes immédiats, changement de gouvernement ou dissolution de l’Assemblée nationale, des évolutions des institutions paraissent nécessaires. Après l’instabilité gouvernementale observée sous la IVè République le scrutin majoritaire mis en place sous la Vè République à assurer la stabilité nécessaire à l’action des gouvernements. Deux ensembles l’un de droite, l’autre de gauche prétendaient au pouvoir et depuis 1981 jusqu’à 2017 se le sont successivement partagés. Avec le temps et les évènements, ces deux ensembles ont progressivement convergé sur le fond des choses dans leur conception politique. De nouvelles forces politiques ont émergé, principalement le Rassemblement national et plus récemment la France insoumise qui ne disposent d’une représentation à hauteur de leur poids électoral. S’agissant de la première formation citée, il faut remarquer que son discours sur l’immigration est frappé d’ostracisme malgré le fait qu’il rencontre un large écho dans l’opinion. Dans les circonstances présentes, le rétablissement de la proportionnelle intégrale pour les élections législatives constitue une ouverture nécessaire même s’il présente d’indiscutables inconvénients.
Le champ du référendum devra aussi être élargi afin de permettre par rapport à des questions essentielles que la voix du peuple puisse s’exprimer.
Michel Leblay
13/08/2019
Source : Correspondance Polémia