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Mon opposant est un criminel : une idée politique qui marche fort

Mon opposant est un criminel : une idée politique qui marche fort

par | 3 avril 2021 | Politique, Société

Mon opposant est un criminel : une idée politique qui marche fort

Par Philippe-Joseph Salazar, auteur de Suprémacistes ♦ Lorsqu’on a appris qu’ une enquête judiciaire sur Génération identitaire  était confiée à  «  l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH) » (sic) de la Gendarmerie on a cru à un gag  (in)digne des gendarmes de Saint-Tropez. Mais quand on sut que cette officine politique avait entendu subito presto la dangereuse « terroriste » Thaïs D’Escufon, on a eu confirmation du changement de nature du régime. Là où la démocratie repose sur le libre débat, l’anarcho-tyrannie s’impose sur la démonisation des adversaires.
Nos lecteurs trouveront ci-dessous un article du professeur Philippe Salazar, dont nous avions déjà repris un texte concernant – justement – la notion d’anarcho-tyrannie. À l’heure des opérations « Black lives matter » et « Me too » le terrorisme intellectuel, sinon physique, se porte bien.
Polemia

 

La prison et l’exil forcé, qui est une prison par bannissement dans des contrées désolées parmi des gens incultes, aiguise l’esprit et donne des idées. Platon prisonnier en Sicile pense à une cité idéale, la République (comme on dit mal). Ovide, sur l’affreux rivage de la mer Noire peuplé de cannibales, écrit ses plus beaux poèmes. Même Hugo, millionnaire il est vrai, fulmine depuis Guernesey. Mais, plus près de nous, et au plus près de la politique puisqu’il fut probablement le plus original, le plus érudit et le plus en prise sur les affaires publiques des théoriciens du droit politique depuis Grotius au XVIIe siècle : Carl Schmitt (1888-1985). Membre du parti nazi et dignitaire universitaire nazi comme Martin Heidegger, qui, lui, eut droit à la gentillesse des occupants français. Schmitt, pour son malheur, et le bonheur des idées, est tombé dans le secteur américain de Berlin.
Jeté donc en taule par les Américains victorieux après « l’invasion » de la Normandie (« invasion » en anglais, pas notre indolore « débarquement »), Carl Schmitt est questionné par un professeur de pédagogie allemand qu’il traite, avec ironie, de Maître. Pourquoi ce choix ?

Les Américains sont des techniciens roués, qui croient, même dans le domaine des idées, au fordisme, bref à la chaîne d’assemblage. Donc, s’est dit le Gouvernement militaire, puisque Schmitt est professeur, il faut demander à un autre professeur qui, lui, détient le levier du mécanisme et comprend les rouages de la machine : l’Éducation. Car le Herr Professor en question, chargé de l’interrogatoire, a développé une classification empirique des types humains, le genre d’étiquetage qui plaît beaucoup aux militaires et aux services de renseignement car ça leur permet de faire des rapports qui paraissent intelligents. Les professeurs en éducation arrivent souvent, aussi, à traverser toutes les crises puisqu’ils n’enseignent rien, donc savent tout, et ont donc toujours des idées sur comment enseigner tout sans savoir ce qu’est le savoir. Or, justement, le professeur en question, qui donc ne sait rien en dépit de ses théories empiriques, pose à Schmitt cette question : « Qui êtes-vous ? »

On imagine la jubilation de Schmitt. Il écrit : « Eh bien je peux lui faire une radiographie, comme ça je deviendrai transparent. » Évidemment le professeur de pédagogie appliquait un questionnaire fourni par les Yankees et qui commence par une question de base, dans un tribunal ou quand on monte une machine : déclinez votre identité ou quelle est la première pièce ? Imaginez le Tribunal révolutionnaire, le Nuremberg de la Révolution, demandant à Condorcet (†1794) : « Qui es-tu ? » C’est le genre de détail dont ne s’embarrasse pas dans l’armée américaine. Schmitt rétorque : « Qui êtes-vous ? » On passe à la question suivante et Schmitt, lui, à mettre sur le papier ce qui suit.

De Nuremberg à #balancetonporc

Car c’est le début d’un remarquable mémoire, passé en catimini grâce à un jeune médecin militaire américain de Boston. La médecine est encore une rare profession où « professeur », si galvaudé par ailleurs, est quasiment un titre de noblesse. Il faut y ajouter le prestige de l’université allemande dans le patriciat éduqué américain depuis le XIXe siècle. On saisit la déférence du jeune docteur en médecine pour Herr Professor Dr Schmitt. Le document, quasiment écrit sur du papier hygiénique, s’intitule, en latin, genau : Ex Captivitate Salus. De la prison le salut.
Dans ce document, se trouve une idée saisissante, une idée profondément politique, au sens où il s’agit d’un mécanisme-cadre de la terreur politique qui sévit de nos jours. Je traduis librement cette phrase, écrite dans un cachot, avec un bout de crayon : « La contamination réciproque du juridique et du politique est un poison. Elle exacerbe à leur maximum les conflits en transformant les moyens et méthodes du droit en moyens et méthodes d’annihilation. Les juges siègent alors en tant qu’ennemis. Les tribunaux révolutionnaires et les tribunaux populaires ne sont pas établis pour éteindre la terreur mais pour la rendre plus efficace. Les diffamations et incriminations faites en public, les “murs des cons” publics ou secrets, les déclarations qu’Untel est l’ennemi du peuple, de l’État ou de l’humanité n’ont pas pour but de donner aux opposants le statut juridique d’un ennemi au sens d’une partie belligérante. Tout au contraire, ces actions ont tout but de lui refuser ce droit. Il en résulte sa privation radicale de droits au nom du droit. La haine devient si absolue que même la distinction ancienne et sacrée entre un ennemi et un criminel se dissout dans un paroxysme d’arrogance moralisatrice. Douter de celle-ci devient une trahison. Prêter attention aux arguments de l’opposant devient une perfidie. Ouvrir un débat c’est passer à l’ennemi. »

Faut-il faire un dessin et transposer 1945 en 2021 ?

Une autre manière de considérer Black Lives Matter, #balancetonporc, mais aussi le radicalisme initial de La France Insoumise, est de reprendre l’analyse de Schmitt et de la leur appliquer. Ces mouvements confondent sciemment opposant et criminel au point où l’État de droit prend faite et acte pour eux, et fait alors interférer la loi avec une pratique politique. Par l’interdiction ou la restriction de droit à la libre expression. L’opposant politique devient, légalement, un criminel. Les magistrats doivent appliquer la loi et donc siègent alors en tant qu’ennemis de ceux et celles qu’on prive de leurs droits pour une raison spécifique. Quelle est cette raison ? C’est simplement l’affirmation publique par le groupe qui détient la puissance que sa propre position est morale tandis que celle de l’opposant est immorale. La morale devient l’apanage d’un groupe (en anglais on dit « le surplomb moral »). Or le domaine d’action en question n’est pas la morale (qui relève en fin de compte d’une vision religieuse) mais la politique (qui ne relève pas de la religion).

Trois moyens simples pour se débarrasser de ses opposants politiques

Schmitt donc identifie trois critères de détermination « exacerbée » de ce qui est moral dans la politique, ce par quoi un groupe affirme son surplomb moral sur ses opposants transformés d’ennemis, en criminels : le peuple, l’État, l’Humanité. Bref comment on terrorise ses adversaires en démocratie.

Si le groupe qui réclame l’apanage de la moralité veut être efficace il doit jouer, simultanément ou tour à tour, sur trois claviers en vue d’ostraciser ce qui est le fond même de la démocratie, le débat public libre entre citoyens.

Invocation du « peuple »

Un. Le groupe en surplomb moral doit proclamer que son opposant est immoral, donc néfaste à la démocratie, parce que sa position, telle qu’elle est argumentée, s’attaque au « peuple ». Mais il lui est inutile, et même contre- productif, de définir « peuple » car la ruse rhétorique est de laisser l’opposant commettre, pour se défendre, l’erreur de vouloir définir : « Pour nous le peuple, c’est ceci ou cela » – ce qui donne immédiatement au groupe qui aspire à l’apanage de moralisation de dire :

« Voyez, ils nous divisent, ce sont des racistes, des sectaires. » L’opposant parce qu’il argumente divise, donc est mauvais.

Invocation de l’État

Deux. Le groupe en position de jugement moral peut se rabattre sur la structure de l’État, bref passer de l’indéfinition quasi mystique du « peuple », à une sur-définition symbolique : l’État. Et il proclame : « Vous vous attaquez à la République. » L’effet est magique car qui ose, en France, dire « À bas la République », surtout dans le domaine des rivalités politiques entre partis ou groupes reconnus ? Personne. Soudain, l’État devient le symbole de la morale. C’est le buste de Marianne, c’est le drapeau, c’est la Marseillaise, c’est les Bleus, c’est les « héros soignants », bref tout un appareil symbolique incarnant l’État. Quiconque ose dire que les institutions de la « République » datent des années 1960 et sont le fruit de tractations politiciennes, bref que l’État est une fabrication, est accusé de sédition. Et même la gauche radicale se retranche derrière cette mystique. Les opposants ont perdu d’avance dans la mesure où, eux-mêmes, ont digéré la symbolique comme étant une chose naturelle.

Invocation de l’Humanité

Trois. Le groupe, qui moralise et siège en jugement des « salauds » (terme de Sartre) depuis son surplomb moralisateur, peut avoir recours à l’argument de l’Humanité. Si brandir les clichés du peuple et de l’État (ou la République) ne marche pas, c’est-à-dire si le groupe moralisateur ne parvient pas à exacerber la terreur politique et à conduire les opposants devant les tribunaux pour contravention aux lois qui restreignent la liberté d’opinion en limitant la liberté d’expression (genre, race, groupe), il passe alors au niveau supérieur : l’Humanité. À ce niveau-là, la terreur moralisatrice peut s’instrumenter de tout l’arsenal du droit international, aussi inefficace et arbitraire dans les faits (guerres, massacres, dictatures siégeant dans les conseils onusiens) qu’il est envahissant et pompeux dans les pratiques juridiques : l’opposant est traité comme un ennemi du genre humain, lequel reste indéfinissable car toute tentative pour argumenter sur la définition est immédiatement présentée comme un aveu de ce dont on accuse l’opposant : d’être inhumain.

Trois instruments rhétoriques pour une seule trajectoire : vers la captivité. L’opposant devient captif de ces trois mécanismes de moralisation mis en action par le groupe qui a transformé la politique en morale pieuse. Ou il finit effectivement en prison. D’opposant il est devenu ennemi et d’ennemi un criminel. L’opposant, l’opposante, sont passés d’une position de débat public à une situation de harcèlement et finissent dans un étau juridique.

Et cela en démocratie. Et cela décrit depuis une prison américaine en 1945 par un ancien membre du parti hitlérien.

Philippe-Joseph Salazar
03/04/2021

Source : Les Influences

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