Par Johan Hardoy ♦ En février 2023, la revue Omerta a lancé son premier numéro trimestriel intitulé « Ukraine, la vérité qui dérange » (114 pages, 14,90 euros). Comme le précise l’éditorial de Charles d’Anjou, ce magazine indépendant, dont la rédaction est dirigée par le grand reporter Régis le Sommier, souhaite « avant tout évoquer les non-dits et les interdits » au sujet d’un thème fort choisi dans l’actualité. Les réflexions de ces « plumes prestigieuses », agrémentées de photos de grande qualité, se portent évidemment sur la guerre en Ukraine qui dure depuis un an. Nous en proposons ici quelques courts extraits.
Un conflit qui s’inscrit dans la durée
Régis le Sommier, qui a couvert les événements des deux côtés depuis le 24 février 2022, s’interroge sur la durée d’un conflit « à la fois ultra-moderne et en même temps archaïquement barbare ». « Les deux camps sont dans l’état d’esprit où chacun pense qu’il peut encore gagner et où perdre est impossible », mais « le temps n’est pas forcément du côté des Occidentaux ».
Jean-Marc Marill, général de brigade qui a commandé le 21ème RIMA et ancien directeur des opérations adjoint à la Direction militaire du renseignement, souligne « l’importance du numérique dans le champ de bataille », où la « haute technologie ramène le soldat à un combat qui finalement se rapproche de celui de 1914-18 ». Par ailleurs, l’implication de la société militaire privée russe Wagner constitue une surprise qui peut s’expliquer par le besoin de recourir rapidement à une infanterie de haut niveau.
Mayeul Chemilly met l’accent sur la dimension humaine d’une guerre dont le visage ne changera pas avec l’arrivée des chars occidentaux.
Des portraits de personnalités
Alexandre Cervantes propose un bilan de la politique d’Emmanuel Macron, dont la légitimité est « minée », tandis que Jules Andrieu évoque successivement Ursula von der Leyen, qui ne « cherche certainement pas la paix », et Volodymir Zelensky, qui tente d’« impliquer le monde occidental dans la guerre ».
Victor Fourrière décrit l’itinéraire d’Evgueni Prigojine, le fondateur de Wagner.
Pierre Laurent s’intéresse aux divergences qui animent les Oligarques et les Minigarques russes (ces derniers n’étant riches que de centaines de millions d’euros…).
Annabelle Grünwald dresse les portraits de trois comédiens russes engagés dans la défense de leur patrie.
Alexandre de Galzain évoque Bernard-Henri Lévy et son « traditionnel esprit va-t-en guerre ».
La dimension économique de la guerre
Christian Harboulot, directeur de l’École de guerre économique, relate des anecdotes vécues qui révèlent l’implication américaine dans l’économie ukrainienne. Du point de vue économique, « les États-Unis profitent de la guerre » et l’Europe en pâtit, mais « les pays qui soutiennent l’Ukraine ont de la chance que les Russes n’exploitent pas tellement pour l’instant une faille aussi voyante ». Il tient à garder une position critique sur les deux camps, sachant que « l‘Ukraine ne vaincra jamais la Russie ni ne l’occupera jamais ».
Gérald Autier, spécialiste du marché obligataire et bon connaisseur de la Russie, dresse un bilan détaillé des effets produits par près de 11 000 sanctions occidentales. Malgré les déclarations de Bruno Le Maire en mars 2022 concernant « l’effondrement de l’économie russe », le PIB de ce pays ne s’est contracté que de 3,5 % (loin des prévisions occidentales d’une contraction de 12 %), son inflation est comparable à la moyenne des pays européens et son taux de chômage reste très bas. « Les sanctions pénalisent indubitablement l’économie russe à court et à moyen terme mais elles lui offriront le motif et l’occasion de poursuivre ses réformes économiques. »
L’économiste Jacques Sapir estime que « l’Union européenne rouvrira des négociations avec la Russie au printemps ». En effet, les réserves de gaz seront consommées dès cet été et les importations d’autres pays ne seront pas suffisantes : « Le vrai danger, c’est l’hiver prochain. »
Jérôme Besnard s’intéresse aux erreurs stratégiques françaises en matière énergétique. Il remarque que « l’Union européenne s’est tournée vers l’Azerbaïdjan pour compenser sa pénurie d’approvisionnement en gaz », ce qui « heurte de plein fouet la grande et juste sensibilité à la cause arménienne ».
Aïda Kane observe que « les États-Unis ont su aligner leurs intérêts économiques de soutien au peuple de la révolution de Maïdan avec leurs objectifs géostratégiques d’affaiblissement de la Russie », en bénéficiant pour leur propre compte de l’aide massive accordée à l’Ukraine. En novembre 2022, la multinationale BlackRock a signé un mémorandum d’entente avec le ministère de l’économie ukrainien en vue de participer à la reconstruction de l’après-guerre.
Alexandre de Galzain décrit l’Ukraine comme un « pays de la corruption systémique » où le PIB par habitant est le plus faible du continent européen, derrière le Kosovo et la Moldavie.
La propagande de guerre
Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire au ministère de la Défense, met en avant la notion de « complexe militaro-intellectuel » [notre prochaine recension sur Polémia sera consacrée à son dernier livre, « Vendre la guerre »].
Jacques Baud, ancien colonel des services de renseignement suisse, constate un changement dans le traitement du renseignement par les États occidentaux, qui l’utilisent désormais davantage pour « valider un narratif », « en décalage complet avec la réalité des faits », que comme un guide à la décision. Il rappelle également que les deux objectifs de l’intervention russe étaient la « démilitarisation » et la « dénazification » du Donbass, et non de l’Ukraine. Le second d’entre eux est donc atteint depuis la prise de Marioupol. Selon lui, l’armée russe n’a jamais voulu prendre Kiev au début de la guerre mais simplement fixer les troupes ukrainiennes pendant qu’elle entrait dans le Donbass.
Christian Harboulot s’interroge sur l’absence de démonstration sérieuse au Sénat américain et au Parlement britannique concernant les crimes de guerre reprochés à l’armée russe.
Stanislas Tarnowski analyse le traitement médiatique du conflit et la façon dont « l’émotion a pris le pas sur l’analyse ».
La psychologue clinicienne Marie-Estelle Dupont note que « la pensée a régressé à un niveau binaire ». Par ailleurs, elle s’inquiète vivement d’une « déspiritualisation » de la vie au profit d’une « technicisation », comme l’appréhendait déjà Georges Bernanos.
Une France qui a renoncé à sa souveraineté
Henri Guaino, député UMP et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, décrit un engrenage historique qui amène l’Occident, et donc la France, à faire la guerre par procuration. L’escalade vers la montée aux extrêmes est désormais manifeste : « Tout ça n’est pas raisonnable. On se laisse aller à des emportements idéologiques, émotionnels qui une fois enclenchés sont difficilement maîtrisables. »
Bernard Squarcini, ancien directeur de la DGSI, déclare que « les Américains nous mêlent à une coalition que l’on n’avait pas souhaitée forcément, et avec des sanctions qui se retournent contre nous ». « Il faut arriver à obtenir un cessez-le-feu (…) conformément à l’histoire juridique et au traité de Minsk », sans perdre de vue que le vrai danger pour l’avenir réside dans le rapprochement entre la Chine et la Russie.
Le philosophe Michel Onfray, qui se définit comme souverainiste, « y compris pour l’Ukraine », déplore la vassalisation de la France acceptée par tous les successeurs de Charles de Gaulle. Selon lui, seul un Frexit, « suivi d’une politique de souveraineté nationale », pourrait désormais nous sauver. Notre pays « s’engouffre dans cette guerre voulue par les États-Unis depuis des années ». La France se retrouve en état de cobelligérance du fait des livraisons d’armes, sans consultation du parlement. Dans le même temps, « il est urgent de ne pas s’indigner » pour le sort des Arméniens, « un peuple digne, l’un des premiers à être devenu chrétien, donc l’un des premiers à devoir être déconstruit ».
Stanislas Tarnowski recense les différentes manières dont « les États-Unis tissent leur toile au sein des élites françaises et mondiales », entre les Young leaders, l’embauche d’anciens responsables français par des sociétés américaines, l’influence des ONG et le poids de cercles très fermés tels que Davos, Bilderberg et la Trilatérale…
Une action diplomatique délaissée
Un débat oppose le général Dominique Trinquand, conseiller d’Emmanuel Macron, à Georges Kuzmanovic, dirigeant du parti République souveraine. Le premier insiste sur la responsabilité personnelle de Vladimir Poutine dans le déclenchement de la guerre, alors que le second réfute cette approche en rappelant l’extension de l’OTAN et le non-respect des accords de Minsk que devaient garantir l’Allemagne et la France. Kuzmanovic estime que « la position de la France doit être celle de 2003, c’est-à-dire d’une nation levier qui essaie d’amener tout le monde à la paix ».
L’avocat Arno Klarsfeld, auteur d’une récente pétition remarquée sur Internet (« Non à une troisième guerre mondiale pour le Donbass ») regrette « que l’Union européenne, la France et l’Allemagne ne prennent pas d’initiatives pour essayer de trouver une solution diplomatique à ce conflit, qui devrait se régler par un compromis territorial ». Tout en condamnant « l’agression de Poutine », il observe que « l’Ukraine n’est pas innocente non plus : depuis 2014, elle a bâti son identité sur une haine de la Russie, en renversant les monuments commémorant la victoire sur le nazisme et en érigeant des monuments à ceux qui avaient collaboré avec les nazis et massacré des dizaines de milliers de familles juives, comme Bandera ou Choukhevytch ».
Le géopolitologue Alexandre del Valle et Alexandre Cervantes s’intéressent au rôle de la Turquie, un acteur « stratégiquement ambivalent » qui a accueilli des pourparlers de paix au début de la guerre mais qui « ne peut influencer ni la Russie, ni l’Ukraine ».
Le diplomate Maurice Gourdault-Montagne, ancien directeur de cabinet du Premier ministre Alain Juppé et conseiller diplomatique de Jacques Chirac à l’Élysée, souligne que « La mémoire émotionnelle et collective des peuples est quelque chose qui doit être pris en compte et non pas négligée. » Aujourd’hui, l’Occident n’est plus dominant, le monde est désorganisé et le modèle démocratique est en danger, y compris chez nous comme l’a révélé la tendance liberticide survenue durant la période du Covid.
Johan Hardoy
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