Par Johan Hardoy ♦ Dans un livre très documenté intitulé McKinsey, pour le meilleur et pour le pire (Éditions Buchet-Chastel, 448 pages, 24 euros), les journalistes du New York Times Walt Bogdanich et Michael Forsythe décrivent les agissements du cabinet de conseil le plus prestigieux du monde. Comme le grand public l’a découvert ces dernières années, notamment à l’occasion de la crise sanitaire, McKinsey & Company exerce une profonde influence sur les orientations politiques et budgétaires de nombreux gouvernements, dont celui de la France.
Une envergure planétaire
McKinsey a été fondé en 1926 par un expert-comptable qui enseignait à l’université de Chicago, James Oscar McKinsey (1889-1937), en vue de proposer à ses clients des bilans, des comptes certifiés et des études de marché. Après la crise de 1929, son expertise a fait l’objet d’une demande croissante de la part des entrepreneurs américains. La firme s’est alors restructurée sur le modèle d’un cabinet d’avocats tout en recrutant les meilleurs diplômés de la Harvard Business School.
De nos jours, l’entreprise emploie environ trente-cinq mille personnes. Chaque année, en application du principe de la « méritocratie bienveillante », ceux dont les performances sont jugées passables sont « invités à quitter le cabinet ». Ils n’auront cependant pas tout perdu car « un passage chez McKinsey, aussi bref soit-il, constitue un passeport à vie dans l’univers de l’industrie et des gouvernements, grâce au vaste réseau mondial d’anciens du cabinet ».
Ses clients les plus importants, qui peuvent parfois être en concurrence sur un même marché, sont « les principales entreprises pharmaceutiques du monde – de même que les autorités de régulation -, ainsi que quantité d’assureurs médicaux, de compagnies aériennes, d’universités, de musées, de fabricants d’armes, de sociétés d’investissement privées, de casinos, de bookmakers, de clubs sportifs professionnels et de médias ».
Ainsi, la quasi-totalité des cents plus grandes entreprises du monde et les dirigeants d’au moins soixante-trois pays sont ou ont été conseillés par McKinsey, y compris pour des questions régaliennes (défense, justice, intérieur) pour au moins quinze d’entre eux !
« Sous les administrations Obama et Trump, McKinsey a engrangé un nombre record de contrats avec l’État fédéral » pour « un montant total largement supérieur à un milliard de dollars, dont au moins cent-trente millions de dollars rien que pour la FDA » [la Food and Drug Administration, chargée notamment d’autoriser la commercialisation des médicaments sur le territoire américain]. De plus, « ces contrats ont été signés la plupart du temps en dehors de toute procédure d’appels d’offre ».
Certaines nations font également appel à la firme pour les conseiller sur des fonds souverains de plus de mille milliards de dollars.
Au total, ses actifs sous gestion s’élèvent à plus de trente milliards de dollars, dont une proportion importante est « dissimulée derrière un enchevêtrement de sociétés-écrans domiciliées dans un paradis fiscal situé dans la Manche ».
L’éthique du marché et l’esprit du capitalisme financier
Les dirigeants de McKinsey se targuent de ne pas être simplement mus par la soif de profit et mettent en avant des « valeurs » et des préoccupations « idéalistes » telles que les droits de l’homme, le réchauffement climatique, les inégalités sociales et la justice raciale.
Chaque année, une « Journée des valeurs » donne l’occasion aux responsables de rappeler que si l’objectif principal demeure de « faire passer les intérêts du client avant ceux de la firme », il reste important de ne pas « travailler avec des clients qui font du mal aux gens ou les tuent ou qui trompent leurs clients ».
Des contradictions entre ces proclamations éthiques et les activités du cabinet sont pourtant apparues publiquement : « la révélation la plus choquante a été la décision de McKinsey d’aider les entreprises à vendre plus d’opioïdes alors que l’abus de ce type de médicaments avait déjà tué des milliers d’Américains. » Ce scandale a conduit la société à payer plus de 600 millions de dollars afin de mettre fin aux procédures judiciaires aux États-Unis.
Des consultants de la firme admettent également avoir contribué à aider un client à licencier des employés, non à cause de difficultés financières mais pour générer davantage de profits en réduisant la masse salariale.
Par ailleurs, McKinsey « s’est faite le chantre de la délocalisation dans des déclarations publiques », en affirmant que celle-ci contribuerait à la croissance économique et à l’innovation tout en permettant aux consommateurs d’acheter des produits à bas prix.
Cette conception du marché s’inscrit logiquement dans « une vision strictement financière des entreprises, une philosophie qui donne la prééminence au prix des actions et des obligations par rapport à la production, et aux gains à court terme par rapport aux investissements à long terme », quitte à « laisser au passage des milliers de salariés sur le carreau ».
Au service de l’Arabie saoudite
Depuis plusieurs décennies, les consultants ont tissé des liens étroits avec l’Arabie saoudite, un pays où le pouvoir économique est « relativement centralisé entre les mains des ministres, des responsables gouvernementaux seniors et d’une élite entrepreneuriale en grande majorité composée de membres de la famille royale ou proches d’elle ».
Dans les années 2010, « la firme avait si bien réussi à s’incruster dans les affaires du royaume que le ministère de la Planification avait été surnommé le ministère McKinsey ».
Là encore, des contradictions éthiques sont apparues et des jeunes consultants ont éprouvé quelques états d’âme à l’idée de travailler de concert avec le régime de l’« impitoyable » prince héritier Mohammed Ben Salmane (MBS).
Ces dernières années, une étude de McKinsey adressée aux autorités saoudiennes, concernant la manière dont les sujets du royaume réagissaient à des mesures gouvernementales, a entraîné des incarcérations d’opposants et des fermetures de comptes sur les réseaux sociaux. En effet, ce document citait les noms d’influenceurs saoudiens dont les propos étaient jugés critiques. L’un d’entre eux, qui a été menacé alors qu’il réside au Canada, coopérait étroitement avec le journaliste Jamal Khashoggi, lui-même assassiné et dépecé dans les locaux de la représentation diplomatique saoudienne à Istanbul en 2018.
En 2020, une autre facette de cette collaboration du cabinet avec les autorités saoudiennes a été révélée lorsque « McKinsey a déposé une déclaration plus que tardive auprès du ministère de la Justice (américain) en vertu de la loi sur l’enregistrement des agents étrangers ». Il est alors apparu que l’entreprise ne jouait pas seulement un rôle de consultant pour le royaume mais représentait également ses intérêts aux États-Unis.
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Les auteurs ne mentionnent pas d’activités particulières de McKinsey dans notre pays mais le journaliste économique Pierre-Henri de Menthon souligne dans la préface que ce cabinet a présenté une facture d’une dizaine de millions d’euros au ministère de la Santé en 2021.
En 2022, une commission d’enquête sénatoriale s’est interrogée sur le bien-fondé des recours de l’administration à des cabinets de conseil. Ses conclusions ont révélé des dépenses des ministères croissantes qui sont passées de 379,1 millions d’euros en 2018 à 893,9 millions d’euros en 2021 !
Ce rapport sénatorial a également révélé que McKinsey, qui présente un « résultat fiscal systématiquement négatif », ne payait pas d’impôt sur les sociétés depuis une dizaine d’années, ce qui a conduit le Parquet National Financier à ouvrir une enquête du chef de « blanchiment aggravé de fraude fiscale aggravée ».
Par ailleurs, en octobre 2022, une information judiciaire a été ouverte des chefs de « tenue non conforme de comptes de campagne et minoration d’éléments comptables dans un compte de campagne, portant sur les conditions d’intervention de cabinets de conseil dans les campagnes de 2017 et 2022 ». Le mois suivant, une seconde information a été ouverte concernant les campagnes électorales du chef de l’État pour des chefs de « favoritisme » et « recel de favoritisme ».
En juillet dernier, la Cour des comptes a appelé l’État à faire preuve d’une pratique « mieux maîtrisée » et lui a reproché de laisser des prestataires privés remplir des missions relevant du « cœur de métier de l’administration », voire d’« intervenir dans le processus de décision », alors que la haute fonction publique possède « un corps d’inspection nombreux et compétent ».
Outre les coûts et l’opportunité des prestations fournies par McKinsey, leur qualité est également sujette à caution. L’hebdomadaire satirique – mais bien en cour – Charlie Hebdo, écrivait récemment que cette entreprise facturait « très cher à l’Élysée des recommandations de niveau CM2 » !
Demeure enfin la question majeure : est-il judicieux de confier à un cabinet de conseil étranger le soin de définir des orientations sur des questions relevant de l’intérêt national et du bien commun ?
Johan Hardoy
17/11/2023
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