Par Johan Hardoy ♦ Durant une belle carrière qui l’a amené au grade de contre-amiral de l’aéronautique navale, Claude Gaucherand a « bourlingué » tant sur les mers et les océans du globe que dans le ciel, aux commandes d’un Crusader. Depuis sa cessation d’activité, il a écrit quatre livres dans lesquels il s’inspire de ses expériences multiples.
Article 13 – Marin, pilote, officier et rebelle. Récit authentique d’un militaire en conflit avec sa hiérarchie, dont la lecture est à la fois instructive et agréable, évoque des événements survenus à l’occasion d’une affectation au Sahel dans les années 1970. Si la forme est romancée afin de préserver un nécessaire degré de confidentialité, le lecteur est d’emblée averti que « toute ressemblance avec des événements ayant eu lieu, ou avec des personnages existant ou ayant existé, ne serait pas que pure coïncidence ».
Le titre du livre fait référence à un recours très peu utilisé mais néanmoins prévu par l’article 13 du règlement de discipline générale des armées. Intitulé « droit de réclamation », ce texte indique que « tout militaire qui estime avoir fait l’objet de la part d’un supérieur d’une mesure non conforme à la réglementation militaire ou aux lois en vigueur dispose du droit de déposer réclamation par la voie hiérarchique et qu’une réponse lui sera apportée sous deux mois terme de rigueur ».
Des convictions affichées
Pour cerner davantage la personnalité de Claude Gaucherand, il convient de rappeler son intervention publique après la diffusion récente de la tribune de militaires appelant nos gouvernants à réagir face au délitement de la société française.
En réponse à cette publication, le contre-amiral et d’autres officiers ont signé un communiqué dans lequel ils ont exprimé des divergences avec leurs collègues concernant les dangers et les solutions retenus.
Selon eux, il convient de « distinguer les symptômes et la racine du mal », car le problème central réside dans la « haute finance » qui détient les cordons de la bourse, contrôle les grands médias et dévoie la classe politique en s’appuyant sur des relais tels que « Bilderberg, Davos, le CRIF et les fratries ». Les signataires ajoutent que la France se trouve en péril à cause d’un « libéralisme effréné inscrit dans le marbre des traités dits européens » et de son « servile alignement sur la doctrine politique et militaire anglo-saxonne », avant de conclure que les Gilets jaunes pourraient bien avoir indiqué la voie permettant d’attaquer le mal à la racine…
Un mataf au Sahel
Dans son livre, l’auteur relate l’histoire du capitaine de corvette Philippe Lamongil. Celui-ci reçoit un jour un ordre de détachement pour N’Djamena, avec pour mission d’y assurer des fonctions de responsable des éléments de marine au sein de l’état-major interarmées. Il quitte donc son escadre qui navigue vers le port de Sébastopol – un signe fort de détente en pleine Guerre froide ! – pour se diriger vers « un monde particulier aux ambiances florentines » dont il ignore tout, d’autant qu’il va découvrir des us et coutumes plutôt différents dans les autres armes.
Le contexte africain lui réserve également des surprises, comme le jour où il voit un Africain en boubou et turban qui traverse à pas lents l’aérodrome militaire. En effet, les moyens de faire respecter les restrictions d’accès habituelles font tout simplement défaut !
L’officier, qui prend la résolution de regarder, d’écouter et d’apprendre pour mieux comprendre son environnement, réalise rapidement que sa mission consiste simplement à optimiser l’emploi des moyens dont il a la responsabilité, mais qu’elle s’exerce dans un univers hostile où les menaces sont diffuses. Six mois plus tôt, des « pilotes mercenaires », recrutés principalement parmi des anciens de l’Armée de l’air française par le gouvernement tchadien, ont été assassinés par des rebelles. Par ailleurs, malgré son soutien avéré à des factions armées, le voisin libyen reçoit des missiles sol-air performants, couplés à un radar de tir, de la part d’un « manufacturier réputé de notre pays ».
Ses relations avec le général de division de l’Armée de terre qui commande le dispositif sont tout d’abord cordiales, bien que celui-ci ne manque pas d’ironiser fréquemment à l’encontre du pilote de chasse de la « Royale ». Le marin comprend vite que, condamné à un sans-faute, il ne pourra compter que sur lui-même et sur ses subordonnés directs au milieu des représentants des autres armes.
Un jour, le général lui adresse subitement une bordée d’injures et de critiques, en ajoutant qu’il demande son rappel immédiat. Une telle sanction est évidemment lourde de conséquence sur le plan professionnel.
En proie à un profond sentiment d’injustice, le capitaine de corvette se souvient de la devise du maréchal de Lattre de Tassigny, « Ne pas subir », et décide de faire usage de l’article 13, un droit qu’aucun officier n’a jamais fait valoir dans la Marine.
En l’accompagnant à l’aérogare pour son retour à Paris, trois semaines seulement après son arrivée au Tchad, son homologue de l’Armée de l’air l’assure quand même de tout son soutien.
Le monde est petit !
Décidé à défendre son honneur, Philippe Lamongil sollicite les conseils de ses pairs et supérieurs hiérarchiques concernant sa volonté de recourir à l’article 13. « Pas de vagues ! » lui répondent les marins… Après un court moment de doute, il décide pourtant de ne pas « courber l’échine », mais les pressions hiérarchiques s’accentuent en vue de le dissuader et il finit par céder, sacrifiant son devoir d’officier à ses responsabilités envers sa femme et ses trois jeunes enfants.
Le temps passe mais la page n’est pas tournée, comme le lui écrit un de ses anciens « patrons », car son intention de porter réclamation a fortement irrité « en haut lieu » et l’institution ne le lui pardonnera pas.
À ce stade de son existence, l’officier réalise qu’en son absence, son épouse organise très bien la vie familiale sans lui et qu’il a, à chaque retour à Toulon, un peu plus de mal à retrouver une place parmi les siens. Durant la navigation, il assiste également aux baisses de moral engendrées par les prolongations de mission, parfois pour des durées indéterminées, qui surviennent chez ceux qui craignent que leur compagne n’ait pas la vertu des femmes de marin chantée par Barbara.
Après une promotion où il est nommé capitaine de frégate, il sert comme commandant en second sur un bâtiment de débarquement qui navigue dans l’Atlantique Nord. Une surprise lui est réservée : le fameux général s’invite à bord en vue de contrôler l’entraînement des troupes de marine ! L’officier s’engage auprès de ses supérieurs hiérarchiques à s’en tenir strictement au règlement de discipline générale, sans faire d’esclandre. Dans son for intérieur, il entend pourtant bien profiter de cette rencontre improbable pour rendre une « justice immanente ».
Le jour venu, le général arrive en hélicoptère puis, guidé par un amiral présent pour l’occasion, passe en revue la garde d’honneur en se présentant tout d’abord devant le capitaine de frégate, à qui il rend son salut sans le reconnaître avant de lui tendre une main impérative. Ce dernier maintient sa position et lui déclare d’une voix claire et ferme que le règlement l’oblige à le saluer mais en aucun cas à lui serrer la main ! L’amiral intervient immédiatement pour inviter le général stupéfait à continuer le passage en revue.
À la fin de la visite, alors que le bateau vire de bord, une vague plus forte que les autres s’abat sur le trio formé de l’amiral, du général et du capitaine de frégate. Les deux premiers s’agrippent immédiatement tandis que le terrien glisse puis s’écroule de tout son long, au risque d’être entraîné vers l’extrémité du pont et de tomber à la mer ! D’un bond, l’officier de marine se jette à plat ventre et parvient à lui attraper une jambe pour le retenir. Une fois l’eau évacuée, les deux hommes se relèvent et le marin se retire sans un mot et sans un regard pour celui qu’il vient de sauver, après avoir salué l’amiral.
Désormais, Philippe Lamongil se sent en paix avec lui-même pour la première fois depuis bien longtemps. Bien des années plus tard, il apprendra que l’amiral a fait son possible pour ralentir sa progression professionnelle, mais c’est en homme libre qu’il a continué à servir le pavillon, avec moins d’illusions mais une détermination intacte.
Il est ainsi des hommes, dans l’armée ou ailleurs, qui se font une certaine idée de l’honneur !
Johan Hardoy
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