« Tout ce qui se raconte au sujet de l’Iran est faux. »
Le dernier livre de Gareth Porter, Manufactured Crisis: the Untold Story of the Iran Nuclear Scare (Une crise fabriquée de toute pièce. L’histoire jamais racontée de la menace nucléaire iranienne) dit tout. Les événements de Crimée ont, semble-t-il, éclipsé et calmé le jeu avec l’Iran. On n’entend plus parler de la menace nucléaire émanant de Téhéran. Un événement chasse l’autre, c’est bien connu. Mais n’y aurait-il pas une cause plus sérieuse à cet état de fait, à savoir la récente parution aux États-Unis d’un livre explosif sous la signature de Gareth Porter (1) dont la thèse se réduit à ces quelques mots : Tout ce qui se raconte au sujet de l’Iran est faux. Cet ouvrage rencontre, dans les milieux spécialisés, un vif succès ; il fait l’objet de nombreuses présentations avec des critiques plutôt favorables et semble avoir débridé certains journalistes. Il suffit pour s’en convaincre de se rendre sur les nombreux sites anglo-saxons qui en font l’analyse (2). Pour l’Américain Gareth Porter, la menace nucléaire iranienne n’a tout simplement jamais existé, il le dit et l’écrit dans son livre intitulé « Manufactured Crisis: the Untold Story of the Iran Nuclear Scare ». Polémia n’a pas vocation à donner une appréciation sur le bien-fondé ou non d’une thèse, mais s’agissant d’un sujet fortement controversé, en passe de devenir un « casus belli », il lui paraît utile de soumettre à ses lecteurs l’éclairage d’un spécialiste du renseignement, Philip Giraldi (3), autorité reconnue sur les questions de sécurité et de lutte contre le terrorisme international, dont nous avons reçu la recension d’un correspondant américain. L’ouvrage de Porter sera-t-il jamais traduit en français ?
Polémia
Mon propos est d’expliquer pourquoi le dernier livre de Gareth Porter est probablement l’analyse de la corruption politique et des malversations gouvernementales la plus importante de ces dix dernières années. A travers un récit méticuleusement documenté, le journaliste d’investigation Porter raconte comment le gouvernement a menti maintes et maintes fois pour monter contre l’Iran une affaire forgée de toute pièce, qu’il qualifie de « récit mensonger ». A mesure que se tissait la fable, les gouvernements américain et israélien savaient tous deux que le processus entier était totalement faux et que l’Iran ne disposait d’aucun programme d’armes nucléaires ; ils ont néanmoins continué à se livrer à cette supercherie, en dépit du fait qu’elle créait une crise là où il n’y en avait pas et qu’elle générait une confrontation internationale qui aurait pu être facilement évitée.
Ce qui est choquant, c’est que Washington a participé à cette imposture alors qu’aucun intérêt national ne l’y obligeait et que, dans les dernières phases de cet énorme mensonge, les États-Unis ont été de connivence avec Israël pour diffuser de faux documents et des évaluations manifestement trompeuses de la part du Mossad, tout en alimentant à la fois leurs alliés et les médias en informations inexactes et autres renseignements inventés. Washington a aussi exercé des pressions de manière agressive sur des organismes internationaux pour les forcer à rendre crédibles ces mensonges dans le but de soutenir un programme américain à la fois frauduleux et dénué de sens à l’époque comme il l’est aujourd’hui. En cours de route, les États-Unis ont ignoré leurs obligations à l’égard du Traité de non-prolifération nucléaire dont ils sont signataires, ce qui est une violation flagrante de l’article six de la Constitution, et, finalement, ils ont frôlé dangereusement une guerre inutile, un piège conçu par Israël et ses puissants amis dont ils cherchent actuellement à se désengager.
Cette dissimulation pratiquée par la Maison Blanche à propos de la menace posée par l’Iran a commencé avec Ronald Reagan, qui avait mis l’embargo sur le programme nucléaire iranien engagé au temps du Shah. Le désir qu’avait Reagan de punir l’Iran était peut-être compréhensible dans le contexte du sentiment anti-iranien qui était encore fort au lendemain de la crise des otages. C’est cette prédisposition qui a conduit Washington à basculer vers l’Irak, son futur ennemi, dans sa guerre d’agression contre les mollahs entre 1980 et 1988.
Cette image de l’Iran ennemi numéro un s’est accentuée sous Bill Clinton, qui appartenait et continue à appartenir au lobby pro-israélien. C’est Clinton qui a pris la décision politique, essentiellement domestique, d’aligner la politique américaine vis-à-vis de l’Iran sur celle d’Israël qui proclamait à l’époque que l’Iran était la plus grande menace du monde entier contre la paix. Le paradoxe est qu’Israël n’a jamais vraiment cru, ni à l’époque ni maintenant, à ce battage médiatique. G. Porter démontre qu’Israël n’a jamais eu l’intention d’attaquer l’Iran tout en espérant que l’Oncle Sam s’en chargerait. Mettre l’accent à tout moment sur la menace iranienne a été un moyen précieux de détourner les critiques étrangères vers d’autres choses dont se rendait coupable Israël, y compris sa colonisation illégale des terres palestiniennes.
Le conseiller clef en politique étrangère de Clinton pour le Moyen-Orient était le lobbyiste israélien Martin Indyk, d’origine australienne, mais même l’orientation pro-israélienne de Indyk a été éclipsée par le président, qui affirmait qu’il voulait changer le comportement des Iraniens ou « changer leur régime ». Clinton a mis en place la politique, de facture israélienne, du « double endiguement », visant à punir à la fois l’Iran et l’Irak par des restrictions sur le commerce et la finance. Le secrétaire d’État américain Warren Christopher a qualifié l’Iran de « hors-la-loi international », tandis que la communauté du renseignement s’est mise à accuser l’Iran de tous les actes terroristes, allant jusqu’à qualifier ridiculement le « Hezbollah », allié de l’Iran, de groupe terroriste « le plus agressif et le plus meurtrier» de la terre, avec une portée s’exerçant jusqu’à « tous les continents sauf l’Antarctique ».
Ces fanfaronnades et cette attitude hautaine ont toutes abouti à la perception essentiellement artificielle et incontestée d’une « crise iranienne » en même temps qu’à cette histoire de « menace nucléaire iranienne » forgée par Israël, qui a fini par faire partie du cadre de politique étrangère américaine sous les présidents successifs George W. Bush et Barack Obama. Pendant ce temps-là, les tentatives faites par Téhéran pour régler les questions en suspens par la diplomatie avec Washington étaient repoussées par Bush qui, au lieu de cela, optait pour un changement de régime et mettait fin à tout accord en incluant l’Iran dans son « axe du mal ». Bush est allé jusqu’à rejeter un accord négocié en Europe en 2004-2005 qui aurait éliminé la capacité de l’Iran à créer une arme nucléaire.
La campagne contre l’Iran impliquait inévitablement les services de renseignement américain et israélien mais ni les uns ni les autres ne trouvèrent de preuve réelle d’un programme nucléaire iranien. Toutefois ces services étaient aussi mis sous une pression politique constante : il fallait qu’ils trouvent quelque chose en matière d’ADM et qu’ils fassent quelque chose. Cela a conduit à la rétention délibérée d’informations contraires à la version autorisée ainsi qu’à la fabrication de documents compromettants, à l’assassinat de scientifiques iraniens et au sabotage d’ordinateurs iraniens par l’introduction de vers sophistiqués qui malheureusement se sont aussi échappés et ont infecté d’autres logiciels utilisés ailleurs dans le monde. La pression exercée contre l’Iran a également eu des conséquences mondiales réelles. Les sanctions de plus en plus dures ont entraîné de graves dommages à l’économie iranienne, en particulier dans les secteurs les plus vulnérables de la population.
Ce flot permanent de dissimulation de la part de plusieurs présidents a développé et renforcé l’argument artificiel selon lequel l’Iran représenterait une sorte de menace nucléaire transnationale. La version mensongère est tenue pour vraie par un grand pourcentage d’Américains. Tant Bush qu’Obama ont été, et continuent d’être, complices de l’imposture perpétrée sur le peuple américain qui a écopé d’un régime régulier d’informations fausses et d’insinuations sordides à propos de l’Iran et de ses intentions.
Certains pourraient raisonnablement se demander s’il existe une différence entre ce qui a été fait par le gouvernement à propos de l’Iran et la genèse de la guerre d’Irak, qui a également été fondée sur des mensonges. La différence est que les renseignements fabriqués et douteux sur l’Irak étaient quelque chose de ponctuel introduit dans le système à partir d’un niveau inférieur. Bush et Rumsfeld, avec tous leurs défauts, n’étaient pas nécessairement au courant que ce qu’ils voyaient et ce qu’on leur disait était faux ou douteux. On me dira que Colin Powell était plus coupable parce qu’il voyait passer les informations, était sceptique, avant de décider d’aller de l’avant et faire quand même son discours aux Nations unies, ce qui a mené directement à l’intervention militaire ; mais, ça, c’est une question sur laquelle Powell se débrouillera avec sa conscience (s’il en a une). Pour l’Iran, c’est à un tout autre niveau, avec des présidents successifs adoptant une série de tromperies dont ils savaient (et savent) que ce sont des mensonges parce que, comme l’a découvert Bill Clinton, il y avait une occasion politique à saisir en mélangeant politique étrangère et politique intérieure en une forte accolade orchestrée par le lobby pro-israélien.
Pour trouver l’équivalent, en ampleur, de cette tromperie sur l’Iran, il faudrait revenir à Franklin D. Roosevelt, qui avait comploté avec Churchill pour entraîner les États-Unis dans la guerre européenne et qui avait probablement été au courant à l’avance de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor. Pour moi, la guerre est une question d’une telle importance pour une nation que le chef d’une république ou d’une démocratie doit être absolument sincère avec la population quant à la réalité de la situation et ses enjeux. Les arguments pour faire une guerre doivent être limpides. Tout autre comportement, surtout si le prétexte est fabriqué de connivence avec une puissance étrangère, doit à coup sûr être considéré comme une trahison.
Les États-Unis se veulent une république constitutionnelle, la plus ancienne de la planète, mais ces mots sont une plaisanterie quand on se permet d’ignorer la Constitution à volonté et bafouer les lois. Le livre de G. Porter contraint le lecteur à se demander pourquoi les arnaqueurs politiques qui ont dirigé une nation corrompue dénuée d’une once de décence normale non seulement se promènent librement mais se prélassent au sein des immenses fortunes qu’ils ont acquises grâce à leur position dans de hautes fonctions tout en liquidant les intérêts du peuple qu’ils sont censés représenter. Certains, dont Bill Clinton, continuent à exercer un pouvoir considérable dans le système politique, même s’ils sont ex-officio. Le président Barack Obama devrait concevoir une certaine considération pour la dignité de sa fonction, dont il a tellement abusé en abandonnant tout principe et en acceptant de jouer la comédie, avant soit de démissionner soit d’être destitué. Les deux Bush et Clinton devraient également affronter la colère du ministère de la Justice et du peuple américain. Gareth Porter démontre qu’ils ont menti et savaient qu’ils mentaient sur une question qui aurait très bien pu conduire à une guerre. Il n’est pas de plus grand crime.
Philip Giraldi
Titre original de l’article : Targeting Iran (original.antiwar.com)
Traduction pour Polémia : R.S.
01/04/2014
Gareth Porter, Manufactured Crisis / The Untold Story of the Iran Nuclear Scare, Publisher Just World Books, (February 14, 2014), 312 pages.
Notes
(1) Gareth Porter, historien, journaliste d’investigation, auteur et analyste politique américain, spécialisé dans la politique de sécurité nationale des États-Unis.
(2) David Stockman : The 30-Year US/Iran Nuke Standoff : We Started It In The Reagan days (26/03/2014), Sheldon Richman : The Iranian Threat That Never Was (26/04/2014), The roots of Iran’s nuclear secrety (02/04/2014)
(3) Philip Giraldi (né en 1946), ancien spécialiste du contre-terrorisme, officier du renseignement militaire de la CIA et commentateur-chroniqueur de télévision.