Par Michel Leblay, patron d’émission à Radio Courtoisie ♦ Un demi-siècle après Mai 68, le recul historique n’est probablement pas encore suffisant pour mesurer tous les effets sur la société française, ses règles et ses mœurs, de l’esprit qui anima ce mois printanier. Mai 68 ne fut pas une révolution politique, l’Etat ne changea pas de main et le pouvoir en place, du point de vue de sa majorité parlementaire, sortit plus que conforté par les événements. Si ce mois fut français, avec ses particularités, il s’inscrit dans un vaste mouvement de contestation d’une jeunesse étudiante occidentale qui conduisit à l’exacerbation des droits individuels et qui se substitua à la question sociale qui dominait le débat idéologique depuis le XIXè siècle et la révolution industrielle.
Le Mai 68 français
Dans cette ébullition estudiantine des années soixante, venue des Etats-Unis, le Mai 68 français apparaît particulier puisque se juxtaposent sans jamais converger la contestation étudiante et une crise sociale, plus ample que celle qui suivit l’élection d’une majorité de Front populaire les 26 avril et 3 mai 1936. S’il n’y eut pas confluence entre l’action étudiante et celle des travailleurs en grève, il n’empêche que ce blocage d’ensemble de la société qui isolait le gouvernement permit aux seconds d’obtenir les plus larges satisfactions au regard des exigences syndicales.
Aux origines du mouvement
C’est à l’automne 1964, à l’Université de Berkeley que l’opposition étudiante prend figure à travers le Free Speech Movement (FSM) – Mouvement pour la liberté de la parole. Trois mille étudiants réunis en une manifestation, le 2 octobre, obtinrent un élargissement de leur liberté d’expression au sein de l’université. Quelque temps plus tôt en 1962, avait été créé le Students for Democratic Society (SDS) qui occupa un rôle majeur dans la contestation étudiante de la guerre du Vietnam. Celle-ci, indiscutablement, constitua un élément catalyseur des manifestations étudiantes.
Le mouvement traversa l’Atlantique pour atteindre le continent européen. En cette année 1968, plusieurs pays furent le théâtre de manifestations étudiantes. Il faut retenir notamment, l’Italie où l’université de Rome fut occupée en février avant son évacuation par la police qui donna lieu à des affrontements ; le 11 avril, à Berlin, un attentat contre Rudi Dutschke a conduit à une série d’émeutes dans toute l’Allemagne fédérale. Même en Pologne, le 8 mars, la police réprima des manifestations d’étudiants qui protestaient contre l’interdiction d’un spectacle considéré par les autorités comme hostile à l’Union soviétique.
Face à cet ensemble, s’il existe des causes particulières comme la guerre du Vietnam, il s’avère plus difficile d’identifier des causes générales. Le cas Polonais, avec la présence d’une dictature communiste, a des aspects propres.
Il faut observer que la génération née après la seconde guerre mondiale est nombreuse et qu’elle accède plus que proportionnellement à ses aînées à l’enseignement universitaire. Par exemple, en France, si le nombre des naissances avant la guerre et en 1945 est de l’ordre de 600 000 par an, soit une moyenne mensuelle de 50 000, ces naissances s’élèvent à 65 000 pour les mois de janvier et février 1946, puis à 78 000 en mars. 867 000 enfants naissent chaque année de 1947 à 1949, ce nombre ne sera que de 800 000 de 1953 à 1956 (voir Population & Sociétés, Bulletin de l’Institut National d’Etudes Démographiques – Numéro 311 mars 1996). Cette évolution est comparable dans la plupart des pays occidentaux.
Économiquement, les économies développées basculent dans la société de consommation et son aisance matérielle. La précarité s’estompe : le chômage est contenu dans les limites dites frictionnelles (pratiquement incompressibles) selon le terme des experts ; les progrès de la médecine rendent l’existence plus sûre (la découverte des antibiotiques a notamment permis de juguler nombre d’infections) ; les perspectives de conflits militaires directs entre grandes puissances paraissent plus éloignées malgré quelques crises internationales. L’éclosion de l’univers médiatique offrait à tous ou presque l’information en direct. Dans les formes qu’il prenait et dans ses programmes, il valorisait la jeunesse, influant sur les mentalités.
D’un point de vue intellectuel, il faut souligner l’écho de l’Ecole de Francfort qui s’exprimait aux Etats-Unis. Elle avait pour origine des philosophes allemands ayant fui le IIIè Reich dans les années trente. A côté de Theodor Adorno, deux hommes, au moins, ont marqué idéologiquement la contestation étudiante : Erich Fromm et Herbert Marcuse qui tentèrent une conjonction entre les pensées de Marx et de Freud. Ce qui est à noter est le rôle de cette Ecole de Francfort, venue d’Allemagne, dans la formation d’une gauche américaine, sociétale, au cours des années soixante. Dans la décennie suivante, cette gauche américaine sera marquée aussi par l’influence de ce qui fut appelée la French Theory ou Théorie française avec Michel Foucault, Jacques Derrida, Félix Guattari… qui se rendirent aux Etats-Unis et y enseignèrent. En retour, la gauche américaine, inspirée donc par des philosophies venues du Vieux Continent a exercé, par de nombreux aspects, une empreinte substantielle sur le courant de pensée quasi hégémonique qui prévaut présentement en Europe occidentale.
Au-delà des manifestations apparentes, quelques indices montraient des évolutions en profondeur de la société. Il en est ainsi de l’évolution du taux des divorces qui déstructurent la cellule familiale. Il progressa dans les pays européens au cours de la première partie des années soixante ou à la fin de celle-ci. Ainsi en France, ce taux stable depuis le milieu des années cinquante, s’accrut régulièrement à partir de l’année 1963. La tendance s’amplifiera après 1968. De même, la pratique religieuse a commencé à s’éroder dans cette première partie des années soixante.
La France surprise par la tourmente et pourtant…
Quand la France s’ennuie écrivait Pierre Viansson-Ponté dans un article paru dans l’édition du Monde du 15 mars 1968 Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde…. La jeunesse s’ennuie. Les étudiants manifestent, bougent, se battent en Espagne, en Italie, en Belgique… en Allemagne… les étudiants français se préoccupent de savoir si les filles de Nanterre et d’Antony pourront accéder librement aux chambres des garçons, conception malgré tout limitée des droits de l’homme. Quelle perception de l’avenir de la part d’un journaliste réputé qui écrivait dans un Monde qui disposait alors d’une aura qu’il a maintenant perdu depuis bien longtemps.
La France a connu dans les années soixante une période de croissance exceptionnelle, poursuivant et amplifiant celle de la décennie précédente, sous la IVè République. Elle avait retrouvé la paix depuis la fin de la guerre d’Algérie en 1962 et son régime politique était redevenu stable grâce à la Constitution adoptée près de dix ans auparavant. Pour autant, si la France s’ennuyait selon les termes de Viansson-Ponté, des écueils, plus ou moins apparents subsistaient : l’adaptation à un enseignement supérieur de masse ; un mécontentement social plus ou moins latent.
L’enseignement supérieur de masse
Droit d’entrée dans l’enseignement supérieur, le baccalauréat n’était délivré qu’à 5,3% d’une classe d’âge en 1951. Ils étaient 11,2% en 1961 et 15,4% en 1967 a bénéficié du précieux diplôme. Ainsi, en prenant la totalité des effectifs composant la tranche d’âge de 18 à 24 ans, 3,3% d’entre eux fréquentaient l’enseignement supérieur dans les années 1955/1956, 5,97% dans les années 1960/1961 et 7,3% dans les années 1966/1967. En un peu plus de dix ans, le nombre d’étudiants métropolitains est passé de 140 600 à 373 574 (source Scolarisation et démographie dans l’enseignement supérieur Pierre Logone revue Population 1968). Si d’incontestables efforts avaient été réalisés pour la construction de nouveaux bâtiments pour l’accueil des étudiants, l’université n’avait certainement pas réalisé tous les efforts d’adaptation nécessaires et certains universitaires ne voyaient de solution que dans la sélection alors qu’à l’époque l’évolution des structures économiques exigeait une hausse des qualifications et donc une croissance des effectifs de la population ayant le niveau de cadre. Par ailleurs, l’abondance des effectifs de certaines filières n’était pas justifiée par les perspectives d’emploi.
Les difficultés sociales
Certes, elles furent loin d’être négligées par le gouvernement. Si Pierre Viansson-Ponté montra dans son article du 15 mars 1968, une absence d’intuition face à des évènements qui allaient bouleverser le pays quelques semaines plus tard, en revanche, répondant à ce même Viansson-Ponté, lors d’un entretien télévisé, le 20 janvier 1967, le Premier ministre Georges Pompidou s’avéra lui visionnaire quant à ce qui deviendra quelques années plus tard une préoccupation majeure des Français : « Nous devons considérer l’emploi comme un problème permanent. En permanence il y aura en France un problème de l’emploi. En permanence on devra veiller à ce que l’emploi soit assuré aux Français. Ce n’est pas une question momentanée et pour laquelle nous allons trouver une solution définitive. C’est un problème permanent et pour lequel il faudra une attention constante et, ne vous y trompez pas, le gouvernement et moi-même nous portons à ce problème une attention de tous les jours. »
Il n’empêche qu’il existait un mécontentement social qui s’exprimait au travers de conflits locaux ou de journées de grèves générales. En mars 1963, la grève des mineurs avait duré plus d’un mois malgré un ordre de réquisition. Cette même année, au total, 6 millions de jours de grève avaient été dénombrés contre 1,14 millions en 1958. Le 17 mai 1966 puis le 17 mai 1967, deux journées de grève générale avaient été très suivies et plusieurs conflits durs avaient été observés comme aux usines Berliet ou, en 1967, chez Rhodiaceta.
Enfin, n’ayant obtenu qu’une majorité parlementaire d’une voix à la suite des élections législatives de mars 1967, le gouvernement fit adopter une loi promulguée le 22 août 1967, l’habilitant à légiférer par ordonnances pour réformer en profondeur la Sécurité sociale ce qui suscita une vive opposition des syndicats.
Ainsi, si la France s’ennuyait dans ses apparences, le climat dans ses profondeurs n’était pas réellement serein.
Le déroulement des événements : quelques repères
Après une première semaine d’émeutes étudiantes qui avaient débuté avec l’évacuation de la Sorbonne par la police, le 3 mai 1968, le pays bascula dans la grève générale dans les jours qui suivirent la manifestation du 13 mai 1968. Le 18 mai, jour où De Gaulle revint de son voyage en Roumanie, la plupart des activités économiques du pays étaient à l’arrêt. Les Français se trouvaient sans essence et sans transports. C’est à l’occasion d’un Conseil des ministres, convoqué le lendemain, dimanche 19 mai, que le Général prononça la phrase restée célèbre : La réforme oui ! La chienlit, non !
Malgré les injonctions du Président, Georges Pompidou évita toute mesure de force qui risquait de faire basculer les événements vers une situation incontrôlée. Puis ce fut l’allocution télévisée de De Gaulle, le 24 mai soir et l’annonce d’un référendum, suivie d’une nuit d’émeutes durant laquelle un commissaire de police fut tué à Lyon et un manifestant relevé mort à Paris. Le lendemain, 25 mai, s’ouvrirent les négociations de Grenelle qui débouchèrent sur un accord avec les syndicats dans la nuit du 26 au 27 mai. Pour autant, les grévistes refusèrent de reprendre le travail. Trois jours plus tard et le fameux voyage à Baden du 29 mai, De Gaulle renversait la situation par son discours radiophonique du 30 mai.
Le travail repris progressivement non sans des incidents graves : à Sochaux deux ouvriers moururent le 11 juin lors d’affrontements très violents avec les forces de l’ordre (l’un fut tué par balles, le seul mort victime d’un tir lors des événements) ; la veille, le 10 juin, Gilles Tautin, jeune lycéen, membre d’un mouvement maoïste, se noyait en fuyant face à une charge de la gendarmerie mobile.
Le calme ne fut définitivement rétabli qu’avec l’évacuation de la Sorbonne, le 16 juin et les quelques légers incidents au Quartier latin en début d’après-midi, le 17 juin.
Parallèlement à ces événements, le 10 mai, s’ouvrirent à Paris les négociations sur le Vietnam qui réunissaient d’une part les Etats-Unis et leur allié Sud-Vietnamien et d’autre le Nord-Vietnam et le Vietcong, devenu FNL (Front National de Libération). Après le discours de Phnom Pen du 1er septembre 1966, il s’agissait d’un incontestable succès de la diplomatie française.
Et maintenant !
Cinquante années se sont donc écoulées. La société est profondément transformée par rapport à ce qu’elle était au début des années soixante. L’identité, alors, n’était pour la plupart que la déclinaison d’un patronyme. Elle ne relevait pas, comme aujourd’hui, d’une question métaphysique qui interpelle l’opinion. Une même culture était partagée par tous quelques soient, par ailleurs, les inclinaisons philosophiques ou politiques. Le mariage était naturellement l’affaire d’un homme et d’une femme et les mœurs personnelles n’interpellaient guère pourvu qu’elles s’étalent pas outrageusement et qu’elles ne tournent pas en une forme de prosélytisme. Les droits de l’homme restaient attachés à la déclaration de 1789 sans qu’ils invitent pour autant à une interrogation récurrente.
Le monde était principalement divisé en deux ensembles géopolitiques auxquels se mêlaient une vision idéologique : la construction d’une société sans classes, affranchie du capitalisme à l’est ; le principe de liberté et de libre choix de ses gouvernants à l’ouest.
Aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, marquées depuis la philosophie grecque, le droit romain et le christianisme par l’individualité, inscrite dans une communauté humaine respectueuse des droits de chacun mais exigeant en retour le respect de devoirs nécessaires à l’harmonie collective, s’est substitué l’individualisme. Il a pour horizon l’affranchissement de toute contrainte collective. Ainsi, par exemple, l’enfant, d’un côté serait l’égal du maître et ses parents n’auraient que peu de latitude pour lui faire comprendre les limites sans lesquelles, dans les faits, il ne saurait véritablement devenir un adulte, de l’autre côté, il devrait être l’objet d’un droit pour ceux pour lesquels, la nature n’est pas une limite ; héritage de la philosophie des Lumières et de la toute-puissance de l’homme.
Rêvant d’une humanité unifiée à son image et libérée des contraintes qui jusque-là ont réglé la marche du monde, l’homme occidental tel que le voit ainsi une pensée dominante est confrontée à un univers où civilisations et Etats qui s’y superposent ne reconnaissent nullement une suprématie morale qu’il voudrait s’accorder. S’il est encore le plus riche, sa puissance s’érode. Soumise à la pression extérieure et fragilisée dans son ordre interne, la société occidentale dans ce qu’elle représente comme civilisation ne saurait survivre à terme si elle ne se ressaisit pas par un retour à ses sources.
Michel Leblay
16/10/2018
Source : Correspondance Polémia
Crédit photo : André Cros [CC BY-SA 4.0], via Wikimedia Commons