Philippe Raggi, écrivain, chercheur en géopolitique, directeur du département Asie du Sud-Est à l’Académie internationale de géopolitique (dirigée par Aymeric Chauprade)
♦ Sortir de l’idéologie et entrer dans le réalisme : c’est le premier pas qu’il s’agit d’entamer pour commencer le chemin vers un bon diagnostic pouvant porter des fruits. En effet, faut-il le rappeler, à diagnostic erroné, prescriptions erronées, résultats erronés.
Reprenons les choses depuis le début en posant les données du problème.
Un Etat islamique autoproclamé s’est installé à cheval entre l’Irak et la Syrie. Ce pseudo-Etat a sous sa coupe une grande partie des zones riches en hydrocarbures (gaz et pétrole). Une « Coalition » est censée lutter contre cet Etat islamique.
En un premier point, constatons que les puits de pétrole et de gaz, ainsi que toutes les infrastructures comme la logistique qui y participe (raffineries, bâtiments, pipelines, camions citernes, etc.) font que l’Etat islamique engrange chaque mois des dizaines de millions de dollars. Ce devrait donc être des cibles de choix à bombarder, raser. Mais personne ne le fait : une chose d’autant plus curieuse que lesdites cibles sont répertoriées, cartographiées, photographiées en temps réel ; notons de surcroît qu’elles le sont depuis plusieurs décennies. L’on ne peut donc qu’en arriver à la conclusion suivante : si ces cibles ne sont pas touchées, c’est qu’il y a une volonté de ne pas le faire.
Second point important : le pétrole et le gaz issus de ces puits (1) sont vendus sur le marché international depuis au moins trois ans au bénéfice de l’Etat islamique. Pour ce faire, ces hydrocarbures sont acheminés vers des ports où ils sont transportés via des tankers ou autres pipelines jusqu’aux acheteurs.
Il y a deux possibilités d’acheminement depuis la source de production : les pipelines et les convois routiers. Dans les deux cas, une seule porte de sortie possible (2) pour ce pétrole et ce gaz : le port méditerranéen de Yumurtalik, via Ceyhan, tous deux situés en Turquie. Ankara sait d’où viennent le pétrole et le gaz ; il y a traçabilité des produits. Mais personne ne dénonce la Turquie pour complicité avec l’Etat islamique. D’un autre côté, les acheteurs savent – ou peuvent savoir – d’où vient ce qu’ils ont acheté. Mais qui dénonce le fait qu’en achetant le pétrole et le gaz issus des territoires occupés par l’Etat islamique, on finance les caisses de l’Etat islamique ? A toutes fins utiles, soulignons que parmi les acheteurs, il y a la France ; mais elle n’est pas la seule, il y a aussi les autres pays européens, les Etats Unis, etc. Pour finir, ladite Coalition n’a toujours pas pensé, à ce jour, à la mise en place d’un blocus de cet Etat islamique, un « Etat » de plus enclavé, rappelons-le !
Quand on décide d’une guerre contre un Etat (ou un pseudo-Etat), on doit s’attaquer non seulement aux forces armées adverses, mais aussi aux financements, aux sources de revenus de cet Etat. Mais tant que les deux points, abordés plus haut, ne sont pas tirés au clair, le pseudo-Califat aura de beaux jours devant lui. On pourra faire des déclarations tonitruantes, en appeler à la mobilisation, à l’Etat d’urgence et autres billevesées, mais rien sur le fond ne sera résolu.
D’où la question simple : lutte-t-on vraiment contre l’Etat islamique ?
Philipe Raggi
28/11/2015
Notes :
1/ Rappelons-le, propriétés des compagnies ExxonMobil, Shell, Total, British Petroleum, Lukoi, Petronas, Korea Gaz Corporation, ENI, China National Petroleum, Chevron, etc.
2/ L’Etat islamique n’a aucun port et ne peut les acheminer vers le sud, vers l’Etat irakien (ou ce qu’il en reste) depuis le chaos instauré par Washington dans ce pays. Le seul pipeline en fonction sortant des territoires sous la coupe de l’Etat islamique ou de ses alliés passe par la Turquie (via Midyat).
Source : http://www.philippe-raggi.blogspot.fr/2015/11/lutte-t-on-vraiment-contre-letat.html
Correspondance Polémia : 29/11/2015
Image : carte régionale : zone marron, région de l’expansion de l’EIL à cheval sur la Syrie et l’Irak / carte Assafir.