Jure Georges Vujic, écrivain franco-croate, juriste, essayiste
♦ On se souvient du fameux texte d’Umberto Eco, LʼUr-fascisme, le fascisme primitif ou éternel, qui suscite encore l’admiration des émules de la gauche post-marxiste mais aussi celle de la droite libérale bien-pensante.
Selon Eco, le fascisme serait un phénomène hétéroclite revenant sans cesse, s’adaptant à toutes les époques, à tous les contextes historiques, dans lesquels se coagulerait indéfiniment et inexorablement une nébuleuse fasciste.
Néanmoins, toujours selon Eco, le fascisme se reconnaîtrait dans certains principes immuables parmi lesquels le culte de la tradition, l’irrationalisme et le syncrétisme, le racisme, le bellicisme et l’héroisme, l’antidémocratisme, des valeurs qui seraient inhérentes à toutes les formes politiques et sociales contingentes du fascisme.
Inutile de dire que cette démonstration taxinomique souffre d’un réductionnisme et d’un apriorisme certain dans le traitement conceptuel et épistémologique des racines multiformes du fascisme en tant qu’idée politique et praxis historique. Si historiquement il établit que le fascisme est avant tout une expérience historique italienne mussolinienne, d’autres régimes politiques ont été qualifiés, à tort ou à raison, de fascistes le plus souvent par leurs opposants, comme le pan-arabisme nassérien ou baasiste, le régime des Talibans, le stalinisme, le péronisme, le phalangisme espagnol, le salazarisme portugais, etc. Ce même langage stigmatisant s’apparente à un véritable déni de réalité lorsque la classe politique et médiatique européenne traite de fasciste toute forme de discours identitaire, ainsi que les mouvements nationaux-populistes de droite comme de gauche qui, même s’ils n’ont rien à voir avec la doctrine fasciste historique, sont souvent une réaction légitime au phénomène d‘oligarchisation et de ces élites qui se sont détachées du peuple. De même que cette montée du populisme est aussi l’expression d’un désaveu populaire face au capitalisme global qui favorise et exporte une immigration massive de main-d’œuvre à bon marché.
Dans le débat politique contemporain, l’étiquette fasciste au répertoire du « politiquement correct » sert le plus souvent à disqualifier et discréditer les ennemis politiques. Et pourtant, cette démonstration, qui entend établir des filiations métapolitiques et philosophiques continues dans la discontinuité des formes des fascismes, a cependant le mérite de poser la question de la persistance et de l’adaptation continue du capitalisme contemporain en tant que « fait social total » (Marcel Mauss), et de système de domination totale.
D’autre part, Umberto Eco, qui emprunte les clichés freudo-marxistes pour traduire le fascisme sous la forme d’un refoulement sexuel, semble ignorer que toutes les formes politiques de gouvernement et a fortiori démocratiques peuvent faire l’objet d’une interprétation réductrice sexuelle et psychologique, alors que la philosophie économique et politique du capitalisme en tant que désir d’accumulation est celle qui joue le plus sur les ressorts et les pulsions sexuels de la consommation, et J.F. Lyotard parle à ce titre d’économie libidinale.
Faut-il, d’autre part, rappeler que selon l’interprétation marxiste très répandue dans les milieux de la gauche le fascisme serait toujours la conséquence et l’expression de la violence du régime capitaliste, qui est masquée par les libertés formelles dans sa forme de démocratie libérale ?
Bref, le fascisme ne serait qu’une forme d’expression du régime capitaliste, au même titre que la démocratie libérale bourgeoise. Et pourtant, en dépit du fait que certaines expériences conservatrices voire fascisantes ont réellement servi les intérêts de la classe bourgeoise et du capitalisme moderne, l’histoire a connu des fascismes « de gauche » (issus du syndicalisme révolutionnaire) authentiquement socialistes voire collectivistes, antibourgeois et antilibéraux, lesquels, en tant que phénomènes de rupture souvent violents, semblaient apporter une réponse, du moins provisoire, à la décadence sociale et morale, et suspendaient pour un temps le système de l’usure capitaliste et d’exploitaion oligarchique. Le fascisme en ce sens constituait une réaction à la phase d’expansion impérialiste du capitalisme.
D’autre part, en tant qu’idéologie radicale reposant sur une épistémologie de rupture, le communisme voire le stalinisme lui-même qui prônait la destruction du système capitaliste ont eu des traits en commun avec la vision du monde collectiviste, holiste du fascisme. Et pourtant, à la suite de la disparition des grands totalitarismes modernes et de la fin des idéologies en tant que grands récits de la modernité (Lyotard), voire de l’annonce de la fin de l’histoire, le capitalisme néolibéral financialiste triomphant reposant sur le paradigme de la démocratie de marché et la forme marchande perdure, prospère, se transforme et s’adapte à toutes les crises systémiques économiques et financières successives. Ne serait-ce pas là la preuve d’un Ur-capitalisme permanent, éternel dont le système de domination reposerait sur son extrême capacité à évoluer et à s’adapter ?
Le capitalisme néolibéral contemporain est à la fois polymorphe et unitaire, financialiste et sociétal, et, tout comme le constate à raison Jean-Claude Michéa, il est indéniablement économique et culturel, ce qui revient à dire qu’il repose avant tout sur des formes d’aliénation et d’asservissement mentales et culturelles et non seulement sur l’appareil de répression étatique classique. La richesse et la puissance mondiale, autrefois réparties entre un très grand nombre d’Etats, se concentre principalement aujourd’hui entre les mains d’une oligarchie globale (on parle de superclasse) alors que la société de marché et la forme marchande constituent un Etat « intériorisé », un super-Etat, « dans nos têtes », un « Urstaat mou », qui élit demeure dans nos têtes et finit d’asservir nos âmes en neutralisant nos volontés. N. Chomsky avait raison lorsqu’il parlait de « démocraties totalitaires » et d’un pouvoir global qui s’exerce sans coercition. La sécurité à laquelle chacun tient est le meilleur moyen pour accentuer ces mécanismes d’intériorisation : plus besoin de la menace de la force, de la baïonnette du soldat ou de la matraque du policier ; aujourd’hui, l’obéissance et la docilité sociales s’acquièrent par des méthodes douces de dilution de la matière écran dans le tissu social, et de manipulation psychologique qu’utilisent tous les fameux appareils d’Etat gramsciens contemporains.
Le principe de déliaison
Si l’on s’accorde à dire que le capitalisme repose une vision du monde essentiellement matérialiste et individualiste, il ne faut pas oublier que les constantes sociales et opératoires de l’Ur-capitalisme contemporain se fondent sur les principes de démesure (extension à l’infini des richesses et de la concentration du capital) de valeur-d’échange, de dé-liaison et de réification. En effet, l’un des fondements de cet Ur-capitalisme, qui explique sa durée et son succès, est le principe de valeur-échange, un étalon non plus fondé sur le travail concret réel, mais sur la valeur-argent abstraite, le fétichisme de la marchandise en tant qu’instrument de médiation des rapports sociaux. Et c’est cette valeur-échange qui permet l’incessante immersion-conversion du capitalisme en passant par des métamorphoses successives du modèle du capitalisme industriel, financier, entrepreneurial monopoliste d’Etat, cognitif, jusqu’au capitalisme du désir, de séduction (M. Clouscard), culturel et ludique contemporain.
L’immersion dans une société prétendument consensuelle, transparente et ouverte, occulte la dynamique capitaliste de démesure-accumulation, celle « du déséquilibre et du vertige », un principe de complexité et d’étrangeté, un principe de séduction, un principe d’incompatibilité, d’antagonisme et d’irréductibilité. Ce n’est pas un principe de mort, au contraire, c’est un principe vital de déliaison (Baudrillard, La Transparence du mal). Le principe de travail abstrait et la valeur d’échange étant devenus la principale médiation sociale, les rapports humains et sociaux se trouvent immergés dans un rapport concurrentiel de marché orienté vers le profit et l’utilitaire, de sorte que le paradigme social, les liens organiques d’appartenance identitaire et de solidarité se trouvent détruits. Nous sommes confrontés à une véritable forme de socialisation totalitaire qui soumet le monde physique-matériel ainsi que le monde social-symbolique à un unique principe de forme marchande. Le capitalisme partant du postulat des lumières de l’individualisme et de l’utilitarisme, l’homme étant censé s’accomplir en tant qu’homme et accéder au statut de sujet, au contraire objectivise et aliène, puisque l’individu soi-disant émancipé et autonome, devient, à travers la médiation de la valeur-échange, un objet comme un autre, une valeur d’échange et une marchandise.
Ecran total et immersion
La plus grande force du système de l’immersion réside dans sa capacité d’attraction et de contamination semblable à la figure de l’écran total, dont Baudrillard avait très bien dévoilé la menace délétère et les ressorts psycho-somatiques. Mais ce qu’il oublie de dire c’est que, quelle que soit la forme de cet « écran total » – vidéo, écran interactif, multimédia, Internet, réalité virtuelle –, l’omniprésence de cette interactivité indolore et menaçante reproduit la logique marchande et les matrices symboliques du capitalisme « total ».
Le capitalisme contemporain est total car il est organisé comme une gigantesque société (c’est un projet sociétal total), anonyme, autour de laquelle gravitent une myriade d’opérateurs médiatiques et « communicationnels » qui sert les intérêts des actionnaires globaux du capitalisme global. En effet, ce nouvel esprit du capitalisme (Ève Chiapello et Luc Boltan), qui a renoncé au principe fordiste de l’organisation hiérarchique du travail, se développe et domine grâce au réseau fondé sur l’initiative des acteurs et l’autonomie relative de leur travail. Ce capitalisme, tout comme l’écran total, est devenu « total » car il règne sans partage et contre-pouvoirs sur les esprits et sur les consciences avant d’asservir les volontés et les richesses du monde. L’effondrement du pouvoir symbolique des Etats nations de la modernité a préfiguré l’avènement de l’écran totalisant vecteur de l’homogénéisation culturelle et psychologique du monde. Ainsi l’espace capitaliste et l’écran total deviennent-ils uniformes à travers les lubies « de l’accès » et d’une prétendue pluralité culturelle et informationnelle : à l’uniformité inter-sensorielle et de la pensée correspond une uniformité de production et de rendement financialiste ; au fétichisme visuel et virtuel correspond le fétichisme de l’argent-marchandise et la dé-matérialisation de l’économie, qui n’est rien d’autre que la dé-réalité de l’économie
L’écran total propage aux quatre coins du monde, des bidonvilles colombiens aux « lofts » cossus de New York, sa gélatine baveuse à la fois sécurisante et ludique pour mieux faire avaler la pillule d’un système capitaliste éminemment impérialiste et discriminatoire. Pour que cette machine bien huilée perdure et fonctionne, il convient d’abolir la distance entre les sexes, entre les pôles opposés, entre la scène et la salle, entre les protagonistes de l’action, entre le sujet et l’objet, entre le réel et son double. C’est ce qui fait dire à Baudrillard, à juste titre, que cette confusion des termes, cette collision des pôles font que nulle part il n’y a plus de jugement de valeur possible. L’actionnariat du capitalisme total fructifie ses intérêts par l’effet Larsen de l’ « écran total » qui brouille les ondes par le jeu d’une promiscuité généralisée.
L’écran total, tout comme le capitalisme total, est en état d’immersion totale et constante, tout comme dans le reality show où l’on assiste, dans le récit en direct, dans l’acting télévisuel immédiat, à la confusion de l’existence et de son double. Les « sujets » de l’actionnariat global sont immergés dans l’écran total, tout comme les spectateurs sont partie intégrante d’un gigantesque plasma télévisuel qui les pense et les consume. C’est pourquoi on entre dans la vie « du capitalisme total » comme dans un écran. La liberté ici est une liberté par procuration, une sorte de liberté par « download », qui ne vit que l’instant d’un click. On enfile sa propre vie comme une combinaison digitale, un gigantesque Wordprocessor global qui sert les intérêts des corporations capitalistes, le tout sans s’en rendre compte et en souriant : un sourire « total », sans saveur et profondeur, comme celui qui s’affiche sur les « pubs » de l’Ecran total.
Pour un principe d’émergence
« La nature a horreur du vide », disait Aristote, et le capitalisme redoute le vide, les lieux qui échappent à l’immersion du marché, à la logique marchande. La société de marché, en dépit d’un discours pluraliste, est paradoxalement la négation de la différence, tout comme le capitalisme de l’immersion redoute les forces de l’émergence, les poches et les îlots de résistance qui remettent en cause la logique enveloppante de l’immersion-dilution. L’émergence suppose un mouvement, une tension vers le haut, un dépassement de la dimension matérielle de l’humanité. alors que l’immersion constitue un mouvement vers le bas, tout comme le capitalisme joue sur les ressorts infra-humains égoistes matérialistes de la nature humaine.
Et c’est pourquoi le capitalisme est et restera un projet éminemment révolutionnaire qui, pour consolider sa domination dans la continuité, dans l’immersion totale d’une sous-humanité domestiquée conforme à la dynamique marchande, produit, récupère parfois contradictoirement des éléments, des forces de discontinuité. L’immersion sociétale dans la forme marchande à l’aide de l’ingénierie sociale fait bon ménage avec le chaos constructif en géopolitique. C’est ce qui se passe à l’heure actuelle avec l’immersion médiatique de l’opinion publique dans le schéma manichéen et belliciste huntingtonien du choc de civilisations entre l’islam radical et la civilisation occidentale, alors que cette bipolarisation semble cacher la partie immergée de l’iceberg capitaliste contemporain, un leurre qui servirait à masquer les vraies fins de cette destruction créatrice (J. Schumpeter), ainsi que les dessous de la nouvelle révolution anthropologique et culturelle qui est à l’œuvre.
Le principe d’émergence est par excellence un principe de consumation, une survenance qui court-circuite la chaîne de reproduction du système de l’immersion qui dissout, dilue la substance, le solide, l’enraciné dans la consommation ostentatoire et velléitaire. L’émergence serait une forme de transgression de cette dynamique d’immersion qui perpétue la forme marchande universelle et abstraite. S’attaquer aux causes et non aux effets du système capitaliste d’immersion suppose donc de transgresser l’abstraction de la valeur d’échange, déconstruire et s’attaquer aux codes symboliques de cette valeur de l’immersion. C’est à cette tâche concrète que devraient s’attacher les forces de l’émergence, mais, en attendant, encore faut-il pour commencer de prendre conscience de notre condition humaine : celle de l’immersion humaine.
Jure Georges Vujic
20/01/2017
Jure Georges Vujic est un écrivain franco-croate, avocat et géopoliticien, diplômé de la Haute Ecole de guerre des forces armées croates. Directeur de l’Institut de géopolitique et de recherches stratégiques de Zagreb, il contribue aux revues de l’Académie de géopolitique de Paris, à Krisis et à Polémia. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dans le domaine de la géopolitique et de la politologie.
Sources :
-Umberto Eco, «LʼUr-fascisme, le fascisme primitif ou éternel» : http://japonde.canalblog.com/archives/2011/04/30/21018066.html
-Richard Foster et Sarah Kaplan. Creative Destruction: Why Companies that are Built to Last Underperform the Market – And how to Successfully Transform Them, Currency publisher, 2001.
-Jean Baudrillard, « Ecran total », Libération, 6 mai 1996, page 8, « Rebonds ».
-Jean Baudrillard, La Transparence du mal, Galilée, 1990.
–Michel Vakaloulis, Le Capitalisme postmoderne, Collection Actuel Marx Confrontation, PUF, février 2001.
-Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, 1985.
-Robert Reich, L’Economie mondialisée, 1991.
-Joseph Stiglitz, Quand le capitalisme perd la tête, Fayard , 2003.
-Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, NRF Essais, 1999.
-Robert Kurz, Lire Marx. Les textes les plus importants de Karl Marx pour le XXIe siècle. Choisis et commentés par Robert Kurz, La Balustrade, 2002.
-Jeremy Rifkin, L’Age de l’accès. La nouvelle culture du capitalisme, 2008, Levidepoches.
-Laurent Joffrin, Le Gouvernement invisible, naissance d’une démocratie sans le peuple, Arléa, 2001.
Correspondance Polémia – 22/01/2017
Image : Umberto Eco
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