Le texte qui suit est l’intervention d’Albert Salon, ancien ambassadeur et président d’Avenir de la langue française, à la XXIXe Université du Club de l’Horloge (Le cosmopolitisme, idéologie dominante mondiale) les 23 et 24 novembre 2013. Première partie.
Les peuples d’Europe continentale souffrent dans leurs personnalités nationales et dans leurs langues. La faute en incombe d’abord à leurs propres faiblesses.
Mais ils sont aussi les cibles d’attaques convergentes de l’extérieur, relayées à l’intérieur de leurs pays par les « collabos de la pub et du fric » (Michel Serres).
I. L’anglais instrument et but du cosmopolitisme-mondialisme
Constatons d’abord que « le cosmopolitisme » n’est pas seulement un concept abstrait, désincarné. Il a bel et bien un visage : celui de l’empire anglo-saxon-germain et de son relais européen (l’UE, et non pas l’Europe-ensemble-géographique-et-culturel) qui, loin de ses idéaux et orientations d’origine, veut aller vers l’union transatlantique.
L’UE sert, avec de multiples maladresses et gabegies, mais avec la servilité et l’opiniâtreté de son idéologie d’uniformisation et de « concurrence libre et non faussée », les intérêts de la superclasse mondialisée et des multinationales surtout anglo-saxonnes, et aussi germaines.
Le cosmopolitisme est en fait le mondialisme des puissances qui ont su créer et s’accaparer la mondialisation qui est, elle, l’effet des progrès des techniques et de la communication. La mondialisation est en elle-même un phénomène neutre. Elle a fait de tels progrès depuis un siècle que les puissances anglo-saxonnes, principaux vainqueurs des deux guerres, ont eu seules les moyens de l’accaparer et de développer sur cet accaparement une attitude de « mondialisme ». Le cosmopolitisme-mondialiste est l’impérialisme anglo-saxon-germain.
Il broie, soumet, vassalise l’ « Europe-puissance » et les États continentaux sauf l’Allemagne, notamment à l’aide de la domination toujours favorisée et étendue du « globish pour tous ». Il vise surtout la France, parangon d’État-Nation, encore debout, principal gêneur en Europe, et rival linguistique, culturel, et géolinguistique avec la Francophonie.
J’y vois un nouveau « Saint-Empire américain de nations germaniques ». Englobant de plus en plus évidemment l’Allemagne. Jusqu’à lui faire par Bush père l’offre de « partnership in leadership » : l’Europe à l’Allemagne, le monde aux États-Unis gardant une tutelle bienveillante mais vigilante sur l’Europe. Offre bien « intégrée » dans le discours du Bundespräsident Joachim Gauck le 22 février 2013 aux peuples d’Europe, conseillant à tous de passer à l’anglais pour toutes les « choses communes » sérieuses, et leur concédant de garder, dans leurs foyers, la pratique des langues maternelles « avec toute leur poésie » (sic !).
Cet empire anglo-saxon se compose d’abord d’une alliance GB-EU pour la domination du monde. Alliance d’une tradition britannique bien connue, fondée essentiellement sur l’économie, le commerce, la maîtrise des mers, et d’une volonté états-unienne fondée, elle aussi, sur un sens aigu des intérêts fondamentaux matériels et de puissance, mais assortie en outre d’un messianisme développé et théorisé au XIXe siècle (« Nous sommes le peuple élu, l’Israël de notre temps, désigné par Dieu pour guider l’humanité »), confirmé par Brzezinski.
Cet empire s’appuie aussi aujourd’hui sur :
- de fortes communautés de langue maternelle anglaise : en Australie et Nouvelle-Zélande, au Canada, en République sud-africaine ;
- beaucoup d’éléments germains, essentiellement en Europe du nord ;
- bien des institutions internationales largement anglophones, maintenant en Europe avec l’OTAN et l’UE, sises à Bruxelles : relais extrêmement efficace ;
- de grands pays qui ont chez eux adopté l’anglais comme langue seconde et internationale : Inde et Bangladesh, Afghanistan, Pakistan, Birmanie, Thaïlande…, anciennes colonies ou protectorats britanniques, tant arabes que subsahariennes… ;
- des pays qui ont adopté l’anglais comme langue quasi unique de communication avec l’extérieur : Chine, Japon, Corée du Sud, Indonésie et Papouasie, Arabie, Egypte ;
- la plupart des institutions internationales, mondiales comme régionales, qui ont été opiniâtrement et savamment, au cours des décennies, amenées à fonctionner très largement en anglais, avec la complicité de nos divers nationaux, l’exemple le plus tragiquement éclatant étant fourni par l’UNESCO, sise à Paris… ;
- et sur de puissantes « cinquièmes colonnes », surtout en Europe, en France.
Cet empire de la langue anglaise est le plus vaste, le plus solidement ancré de tous les temps.
Il est installé encore pour un certain temps, car la viscosité des phénomènes linguistiques empêche les virages courts. L’anglais servira donc encore longtemps les pays de langue maternelle anglaise, leur économie et leur pouvoir d’influence (« soft power »), même après l’effondrement inéluctable, déjà en cours, du présent empire anglo-saxon.
Les Anglo-Saxons de cet empire sont, certes, nos alliés et amis. Mais en même temps nos concurrents, rivaux, ennemis les plus constants et dangereux ; ce qui est loin d’être incompatible : il faut bien le comprendre et l’admettre !…Ils font et feront tout pour consolider partout toutes les positions de l’anglais, car cela leur facilitera la transition du déclin, un répit de puissance après leur déclassement. Cette conscience et cet effort opiniâtre, crispé, se manifestent partout. Il suffit de bien ouvrir les yeux.
II. Quelles sont les applications de cette stratégie tous azimuts ?
Je ne donnerai ici que quelques exemples, parmi les plus significatifs :
II.1. La conquête par l’anglais des sciences et de la recherche mondiales
Le rassemblement dans les mains surtout des EU et un peu de la GB des supports, références et exploitations des publications, avec tout ce que cela comporte :
- l’anglais promu langue unique de la valorisation des carrières des chercheurs ;
- l’orientation même des travaux de recherches vers ce qui intéresse les maîtres EU ;
- le piratage fréquent des découvertes des chercheurs non anglophones (cf. le retentissant procès gagné par le Français Montagnier contre l’États-unien Gallo) ;
- les institutions nationales, en France l’ANR et le CNRS, qui en viennent à exiger de tout traiter en anglais, tant les appels d’offres que les réponses exigées des candidats ;
- la tendance des universités et grandes écoles des pays non anglophones à passer à l’enseignement partiel, puis majoritaire, voire complet, en anglais. Les pays européens germaniques s’y sont mis assez largement y compris l’Allemagne, quitte à commencer à comprendre leur erreur. La France aussi ; cf. plus loin : la loi Fioraso.
II.2. La conquête de l’Union européenne et de ses institutions
Par la Conquête des esprits (Yves Eudes) des pays européens terriblement affaiblis par la 1re, et surtout par la 2e grande guerre, désireux de paix, de protection, de reconstruction, de développement, saisis par un idéal de construction d’une Europe unie et puissante.
Avec la conjugaison constante d’instruments impériaux très efficaces : l’information-propagande-diplomatie-d’influence(« soft power ») ; le Plan Marshall ; l’OTAN.
II.2.1. La captation des jeunes, puis des adultes d’Europe, par l’information et la culture, et surtout une sous-culture de masse :
- Par des chansons et une musique qu’il n’est nul besoin de comprendre, le but étant de remuer, swinguer, au rythme, au « beat », d’être en résonance avec « ceux de l’Occident » ;
- Par le cinéma : dès 1946 les accords du Plan Marshall (« Blum-Byrnes » en France) imposaient aux « bénéficiaires », en contrepartie de l’aide à la reconstruction, des quotas, sur leurs écrans nationaux, de 30% de films produits à Hollywood ;
- Par la détection-écrémage et la formation aux États-Unis de jeunes prometteurs, dirigeants en puissance : programme des « Young leaders », toujours en vigueur, étendu récemment à nos banlieues françaises par le très actif ambassadeur des EU en France, M. Charles Rivkin ;
- Par des institutions internationales ou rencontres informelles et discrètes tels Davos, et surtout le Bilderberg, la Trilatérale, ainsi que des cercles nationaux d’élites tel Le Siècle en France, qui toutes promeuvent et entretiennent l’idéologie matérialiste et impériale de la superclasse mondiale. Les listes et la grande notoriété et capacité d’influence des gens, qui en font partie dans tous nos « partis de gouvernement », sont éloquentes. Les gouvernements de MM. Sarkozy, puis Hollande, ont compté et comptent plusieurs membres de ces institutions ;
- Par la mainmise sur les grands médias. Un exemple entre mille, mais très révélateur : le Vingt-Heures de TF1, privée, de France2, publique, comporte très souvent 5 minutes consacrées à « servir la soupe » à un acteur, metteur en scène, producteur, chanteur, ou autre états-unien : extraordinaires publicité et propagande. Tout le monde doit avoir les yeux, les sens, tournés vers ce « modèle », vers Washington et New York, et un peu Londres, en étant laissé dans la quasi-ignorance des autres cultures, y compris de celles, pourtant riches et productives, qui nous sont plus proches ;
- Par la captation et la réorientation des mémoires nationales, de la culture et des création, acquisition, diffusion de la connaissance ; les systèmes publics français d’enseignement et de recherche, pour ne prendre que cet exemple, ont été rendus vassaux de l’idéologie euratlantique matérialiste, consumériste et marchande (cf. la réduction constante du temps et des efforts consacrés à la langue nationale, à l’histoire, à la littérature, à la philosophie…).
Les commémorations des événements nationaux subissent la concurrence de celles d’événements anglais et surtout américains. Nos collabos s’y prêtent volontiers. Un exemple : sous prétexte de généreuse réconciliation, le président Chirac a, à l’automne 2005, occulté le bicentenaire d’Austerlitz et envoyé le porte-avions Charles De Gaulle à la reine d’Angleterre qui, elle, célébrait sans complexe la victoire de Nelson sur Villeneuve à Trafalgar. Nos médias ne se contentent pas de rappeler avec beaucoup d’application la Shoah ; ils nous servent le Mayflower, le New Deal de Roosevelt, le 50e anniversaire de la mort de Kennedy, et chaque année avec ferveur celui du 11 septembre 2001.
La négociation (bilatérale, et non plus par une OMC paralysée) du traité de libre-échange EU-UE, laisse très mal augurer du respect de la diversité culturelle, malgré les promesses données du bout des lèvres à une France actuellement bien molle.
II.2.2. L’offensive de grande envergure contre la diversité des langues de l’Europe et du monde
La diversité des langues de l’Europe et du monde est très gravement menacée par l’imposition du « globish-pour-tous » : par l’empire ; par de puissants relais : surtout cette UE qui promeut en forcenée le « tout-à-l’anglais » dans ses institutions et ses relations avec chacun des États.
En Europe du Nord, en Allemagne, en Italie, un peu partout, on impose cette langue unique, on en colonise l’école, l’université, les institutions et la recherche (cf. plus haut).
Bruxelles a depuis longtemps édicté, par un Kommissaire allemand, sans digne réaction des membres, que les États candidats à l’UE, y compris ceux qui appartiennent à la Francophonie officielle (Roumanie, Bulgarie, etc.), devaient présenter leurs dossiers uniquement en anglais.
II.2.3. La diversité des Nations
La diversité des nations européennes est sans cesse rabotée par l’empire et son relais UE ; par l’appui aux régionalismes linguistiques et politiques ; aux communautarismes religieux ; à l’immigration extra-européenne destinée à casser par son ampleur la force de résistance des nations, au premier chef celle de la France ; et à l’entrée de la Turquie en UE. Vers l’homme interchangeable, consommateur homogénéisé de produits standardisés.
II.2.4. La diversité des ensembles géoculturels et géolinguistiques
La diversité des ensembles géoculturels et géolinguistiques dans le monde (lusophonie, hispanophonie, arabophonie…) est également attaquée pour imposer l’anglais. L’empire et l’UE s’y emploient ensemble, principalement contre le mieux structuré et le plus « dangereux » (et pourtant !…) de ces ensembles : la Francophonie. En débauchant des États membres avec opiniâtreté. Ou encore en forçant les pays francophones demandeurs d’aide du Fonds européen de Développement (FED) à présenter leurs dossiers uniquement en anglais, dans le silence assourdissant, complice, de nos gouvernements.
Le débauchage est accompli au Vietnam, au Laos, au Cambodge, au Ruanda (ancienne colonie belge, membre de la Francophonie depuis longtemps). Il est tenté en Haïti, en RDC (ex-Zaïre), à Madagascar, au Gabon, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, en Tunisie, au Maroc…
II.2.5. L’OTAN a servi à l’empire de moyen et de cadre pour vassaliser l’Europe
Un des signes les plus évidents suffit pour illustrer mon propos : les pays de l’Europe de l’Est candidats à l’admission au sein de l’UE ont dû en fait commencer par adhérer à l’OTAN… Cela a servi au moins à écarter toute idée d’Europe de la Défense.
Le linguiste Claude Hagège, professeur au Collège de France, l’a répété, en France et au Québec : « Nous sommes en guerre ». Il s’agit d’une guerre mondiale.
Si nous voulons survivre, il nous faut résister, avec beaucoup de courage, au rouleau compresseur, qui paraît au moins aussi redoutable, voire irrésistible, que pouvait l’être l’empire nazi en 1940.
Albert Salon
24/11/2013
Albert Salon est docteur d’État ès lettres, ancien ambassadeur, président d’Avenir de la langue française (ALF) et co-animateur de réseaux francophones en France et au-dehors.