Par Johan Hardoy ♦ Ancien ambassadeur de Tunisie à l’UNESCO et docteur en philosophie politique, Mezri Haddad est l’auteur de plusieurs essais de qualité portant notamment sur l’implication majeure des islamistes lors du Printemps arabe. Dans son dernier livre, « Du conflit de civilisation à la guerre de substitution » (Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 287 pages, 22 euros), préfacé par l’ancien ministre des Affaires étrangères Hubert Védrine, il s’intéresse au rôle déterminant joué par les États-Unis dans l’actuel conflit en Ukraine. Tout en mentionnant le caractère illégal de l’offensive russe au regard du droit international, l’auteur considère que « les Américains n’ont jamais défendu la démocratie, ni la paix, ni les droits de l’homme, mais exclusivement leurs intérêts ».
La stratégie américaine au Moyen-Orient
Comme l’a exprimé le très influent stratège américain Zbigniev Brzezinski [dont il faut lire le maître-livre « Le Grand Échiquier »], le triomphe des Frères musulmans dans le monde arabe fait partie des objectifs stratégiques de la politique étrangère américaine.
Pendant les mandats présidentiels de Nicolas Sarkozy et François Hollande, ce dessein géopolitique a été soutenu par la France lors des conflits en Libye et en Syrie : « Ces deux présidents n’ont pas suffisamment pensé aux conséquences géopolitiques, migratoires et sécuritaires de leurs agissements messianistes, pseudo-humanitaires et résolument atlantistes ».
Dans ce contexte, la Russie s’est attirée l’animosité des puissances occidentales en raison de l’engagement de son armée à partir de 2015, dans une guerre que celles-ci menaient par « islamo-fascistes » interposés et de concert avec des « alliés rétrogrades » tels que le Qatar et la Turquie (« Al-Nosra fait du bon boulot en Syrie », dixit l’ex-ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius).
L’encerclement géopolitique de la Russie
Onze ans après le « printemps islamo-atlantiste » dans le monde arabe, la « puissante machine de propagande occidentale » cible la « dictature russe » de Vladimir Poutine tout en louant le nationalisme, « honni chez soi depuis mai 1968 », de Volodymyr Zelensky.
La raison de cette hostilité à l’égard de la Russie, que l’on aurait pu croire caduque depuis la fin de la Guerre froide, a été clairement formulée par Brzezinski : « Il est impératif qu’aucune puissance eurasiatique concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique ».
De façon générale, les États-Unis entendent rester la seule « hyperpuissance » en entravant toute concurrence potentielle, en particulier venant de la Russie et de la Chine, ainsi que toute alliance ou rapprochement trop étroit entre Paris et Berlin, d’un côté, et Moscou, de l’autre (à l’instar du projet avorté de « Maison Commune Européenne » souhaitée par Mikhail Gorbatchev à la fin des années 1980).
En réponse, le chef de l’État russe, appuyé par l’Église orthodoxe de son pays, inscrit opportunément sa stratégie dans le paradigme d’origine américaine du « choc des civilisations » en qualifiant l’Occident de « moralement décadent » et en célébrant une Russie porteuse du projet d’un monde multipolaire.
La position stratégique de l’Ukraine
Afin de réduire la Russie au rang de puissance régionale, les États-Unis cherchent donc à autonomiser l’Ukraine et à contrôler la mer Noire, ainsi qu’à élargir toujours plus l’OTAN en l’installant dans les ex-Républiques soviétiques, malgré toutes les promesses initiales faites en sens contraire lors de la chute de l’URSS.
À compter de 2014, l’implication militaire américaine en Ukraine était un « secret de Polichinelle ». Par la suite, les concertations diplomatiques entre la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne et la France en vue d’amener la paix dans le Donbass, via le Format Normandie et les Accords de Minsk, n’ont pas fait cesser les provocations ukrainiennes, y compris militaires, qui ont causé au moins 13 000 morts durant les huit années qui ont précédé l’intervention de l’armée russe : « des crimes abominables ont été commis [par Kiev] à l’encontre d’Ukrainiens russophones ».
En 2019, l’adhésion à l’OTAN a été inscrite dans la constitution ukrainienne. En janvier 2022, l’Occident a rejeté la demande de la Russie d’une garantie écrite que cette adhésion n’aurait pas lieu. Quelques jours avant le début de la guerre, le président ukrainien a déclaré vouloir acquérir des armes nucléaires, ce qui constituait une menace stratégique majeure pour Moscou.
Depuis lors, Zelensky, en digne représentant de la « junte mafieuse » qui a « ruiné l’Ukraine », apparaît quotidiennement en tenue de combat dans les médias qui relaient complaisamment ses discours enflammés devant les parlements occidentaux et répercutent ses exigences relatives aux fournitures d’armements sophistiqués à son pays et aux sanctions économiques accrues contre la Russie. « L’oracle de Kiev parle dans le mégaphone de Washington pour que tout le monde se mette à maudire le Satan du Kremlin. »
Cette « guerre américaine par procuration » représente également une « bénédiction » pour l’économie et les marchands d’armes d’outre-Atlantique [de même que pour les mafias ukrainiennes…].
Selon l’éminent spécialiste américain des relations internationales John Mearsheimer, les États-Unis ne vont pas changer leur politique et vont, au contraire, « doubler la mise » en encourageant les Ukrainiens à résister : « Ils ne vont évidemment pas se battre pour eux », mais vont le faire « jusqu’au dernier Ukrainien sans participer aux combats ».
Toujours selon ce professeur : « Il faut bien se mettre dans la tête ce que les Russes ont dit dès 2008 : c’est une menace existentielle. » Ceux-ci sont prêts à tout, y compris la dissuasion nucléaire, alors que le conflit n’est pas vital pour les Américains. « Les véritables perdants sont les Ukrainiens que nous avons entraînés dans une voie sans issue. »
Les premières leçons de la guerre russo-américano-ukrainienne
La vassalité européenne
Après avoir confié sa protection aux États-Unis, la surveillance de ses frontières à la Turquie et son futur approvisionnement en gaz au Qatar, l’Europe n’a vraiment pas besoin de se créer un ennemi tel que « l’imaginaire homo sovieticus » !
Les « provinces supplétives de l’Empire » se soumettent aux États-Unis aux dépens de leurs propres intérêts, ou plus exactement des intérêts vitaux de leurs populations.
Pour les « oligarques bruxellois », le conflit en Ukraine constitue une nouvelle occasion de prêter allégeance à Washington et d’empêcher absolument « tout rêve de puissance d’une Europe civilisationnellement homogène, politiquement unie, militairement forte, qui irait de l’Atlantique à l’Oural ».
Le rôle de la France
En France règne une nouvelle variété de la « rhinocérite » décrite par Eugène Ionesco : le « va-t’en-guerrisme ». Celui-ci sévit notamment dans les milieux intellectuels et les médias [de grand chemin] en interdisant toute intelligence du conflit sous peine d’exclusion du « collège des humanitaires ». Quelques correspondants de guerre courageux comme Régis Le Sommier ou Anne-Laure Bonnel font cependant honneur à leur métier en rendant compte honnêtement des faits observés sur le terrain.
En politique étrangère, la France, à la fois européenne et présente sur tous les océans du monde, « plutôt que de céder à l’hybris washingtonienne et de s’aligner aveuglément sur l’hyperpuissance américaine », devrait au contraire répondre à sa vocation de puissance souveraine et modératrice en retrouvant son rôle au sein du monde multipolaire qui s’annonce, « dont le centre de gravité sera en Eurasie, au cœur du triangle constitué par la Russie, l’Inde et la Chine ».
Johan Hardoy
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