Par Johan Hardoy ♦ Thierry Marignac est non seulement romancier mais aussi traducteur d’anglais et de russe, ce qui lui a permis de longue date d’arpenter la Russie et l’Ukraine en nouant des contacts avec les milieux sociaux les plus divers. Sous une forme alerte et documentée, son dernier livre, La guerre avant la guerre – Chronique ukrainienne (Éditions Konfident, 180 pages, 18 euros), propose aux lecteurs des informations décalées et sans parti pris idéologique sur l’Ukraine réelle. L’auteur déplore, en effet, « l’ignorance abyssale des gardes-chiourmes de l’encadrement journalistico-culturel au sujet de l’Ukraine », chez qui « la réalité est secondaire quand elle ne correspond pas aux consignes du rédac-chef ».
La pègre comme acteur majeur
Thierry Marignac met l’accent sur un fait survenu à partir des années 1990 : « L’emprise des clans oligarchiques et mafieux du Donbass sur le pouvoir central, un élément essentiel qui mena à la révolution orange et à ses suites jusqu’à aujourd’hui. En effet, les ressources minières et l’industrie métallurgique font de cette région une zone stratégique de toute première importance, sans compter sa proximité avec la frontière russe… et les pipelines. »
Son récit décrit en détail l’extrême violence des rapports entre les divers clans mafieux qui ont évolué dans ce « bassin aux murènes qu’était l’Ukraine post-URSS ». Cette « guerre des gangs » a abouti à un partage du territoire ukrainien, dans un climat de déliquescence et de corruption interne comparable aux « sauvages années 1990 » survenues en Russie durant la décennie qui a suivi la chute du régime communiste.
« C’est dans ce paysage de grand banditisme qu’il faut comprendre l’affrontement russo-ukrainien. Les approches ethnico-idéologiques vendues au grand public n’en tiennent jamais compte. C’est pourtant un facteur essentiel. »
Ainsi, dans le conflit actuel, « les clans de Kiev se seraient ralliés à ceux des Carpates et leur idéologie radicale pour défaire les clans de l’Est, reprendre la mainmise sur une région bourrée de matières premières. »
Au passage, l’auteur note que la Biélorussie n’a pas connu les guerres criminelles qui ont déchiré la Russie et l’Ukraine après la fin du régime soviétique, ce qu’il explique par la prédominance d’une « mafia d’État » empêchant l’éclosion du crime organisé. Cette situation particulière a probablement contribué à l’échec d’une nouvelle révolution de couleur fomentée par l’Occident en 2020, au-delà de la répression du mouvement de contestation par le pouvoir biélorusse.
L’Ukraine, une case majeure sur l’échiquier géopolitique américain
L’emprise américaine
La révolution orange, qui s’est déroulée de façon à peu près pacifique en 2004 et 2005, a constitué une répétition générale de la la révolte du Maïdan en 2013 et 2014. La violence de la seconde insurrection s’explique par le fait qu’il ne s’agissait plus alors de départager deux candidats rivaux aux élections mais de renverser un président en exercice dans un contexte de partition de facto du pays.
Comme le remarquait le journaliste américain Jake Rudnitsky, en 2004, « la fluidité et le professionnalisme des manifestations, de la disponibilité des blocs géants de polystyrène pour fixer les tentes jusqu’aux réseaux de distribution de nourriture et de soins médicaux, tout est probablement le résultat d’une organisation américaine de la logistique ». L’intéressé précisait cependant que les foules de Kiev étaient « descendues dans la rue mues par un sentiment d’injustice [à l’encontre des politiciens corrompus], et non pas parce qu’un fonctionnaire du Département d’État les avaient convoquées ».
Thierry Marignac souscrit pleinement à cette interprétation : « La révolte du peuple présentait l’occasion ou jamais pour l’Occident d’avancer ses pions par l’intermédiaire de ces ONG truffées d’agents spéciaux qui sont devenus son bras armé, et de certains mouvements politiques irrédentistes », mais « C’est à la première page du manuel de tous les « services » du monde : sans ferment de mécontentement du peuple, inutile de fomenter une insurrection de l’extérieur. »
En 2004, Viktor Ianoukovytch, notoirement lié à la pègre de l’Est, était soutenu par la Russie qui avait pris l’habitude « semi-coloniale » d’intervenir en coulisses dans le pays, « à la manière des Français en Afrique ». La vague orange a vu le triomphe de son opposant, le banquier Viktor Iouchtchenko, le « gendre idéal de l’Occident », mais Ianoukovytch a pris sa revanche cinq ans plus tard « grâce à sa science de vieux truand de la politique, l’appui des clans du Donbass et des intrigues politico-financières en coulisses, notamment la trahison de la princesse orange Timochenko ralliée à lui ».
Après le Maïdan, c’est « l’homme des Américains », l’oligarque du chocolat et de l’automobile Petro Porochenko, qui est arrivé au pouvoir.
Volodymir Zelensky doit quant à lui son succès à l’oligarque d’origine juive Igor Kolomoïski, un personnage « sulfureux » et « digne de Macbeth » qui finance généreusement les bataillons ultra-nationalistes. Ces derniers « ne cachent pas leur culte des grands ancêtres » tels que les SS de la division Galicie, dans une « zone grise où les milices politico-militaires sont parfois bien difficiles à distinguer du milieu lui-même ».
À propos des dernières investigations visant Kolomoïski, Thierry Marignac s’amuse beaucoup des titres récent de la presse française du type « La corruption en Ukraine, c’est fini ! » : « Comme des photos le prouvent, chez l’oligarque, les enquêteurs, soucieux de ne pas salir les tapis, ont opéré la “perquise” en chaussettes ! » L’oligarque demeure un homme très puissant même s’il commence visiblement à être mal vu des Américains, ce qui pourrait lui coûter cher dans un pays dont la souveraineté est très limitée.
Comme le constate le sociologue ukrainien Volodymir Ishchenko : « Je ne connais aucun autre pays d’Europe où un vice-président américain puisse appeler le président du pays et exiger qu’on limoge un procureur pour le remplacer par un autre, comme Joe Biden l’a fait en 2016. »
Des spécificités culturelles réelles
L’Ukraine n’est certes pas un pays homogène mais, lors de ses séjours sur place à partir de 2004, l’auteur a été frappé par « un esprit d’indépendance, d’entreprise, je dirais même une gaieté, une vivacité plus méridionale, loin de la chape de plomb et du conformisme qu’on peut trouver en Russie. En dépit des credo de l’angélisme mondialisant, des caractéristiques, je dirais presque des humeurs ethnico-nationales, peuvent se révéler le fondement d’antagonismes séculaires, à fleur de peau. »
« En revanche, à de rares exceptions près, l’humeur en Crimée était pro-russe », un sentiment renforcé par la fiscalité confiscatoire de Kiev sur les revenus du tourisme local et par l’hostilité de la population à une politique de relocalisation des Tatars entraînant la multiplication des mosquées pro-turques.
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Thierry Marignac, qui entend bien rester neutre sur l’actuel conflit en Ukraine, observe que ce pays, ou l’une de ses parties au moins, est l’enjeu, par delà les valeurs proclamées ici ou là, d’un combat entre deux entités de nature oligarchique (les États-Unis et ses vassaux d’un côté, la Russie de l’autre) qui entretiennent des relations poreuses avec la pègre locale. Comme il le souligne, « historiquement, il est dans la logique américaine de s’appuyer sur le milieu pour s’emparer d’un pays ». Ces milieux criminels en profitent d’ailleurs pleinement pour « accumuler du capital » en argent et en armement de guerre, ce qui promet de leur assurer bientôt une force considérable au niveau transnational.
La Guerre froide, où s’affrontaient le communisme et le capitalisme, est belle et bien terminée : « Il ne s’agit plus de l’affrontement de deux systèmes différents, mais de la concurrence planétaire de deux systèmes identiques ».
Johan Hardoy
29/03/2023
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