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Lost in management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, de François Dupuy

Lost in management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, de François Dupuy
Lost in management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, de François Dupuy

Il y a quarante ans, quand on évoquait les phénomènes bureaucratiques, on pensait à l’État et à l’administration. Aujourd’hui on pense aux grandes entreprises qui ont multiplié les « process », c’est-à-dire, en bon français, les procédures bureaucratiques. C’est en tout cas ce qui ressort de Lost in management, ouvrage critique du sociologue François Dupuy. Andrea Massari fait le point pour Polémia.

La lecture de Lost in management fait évidemment penser à l’excellent film de Sofia Coppola Lost in translation. Le film raconte l’histoire d’un cadre qui perd ses repères culturels dans un grand hôtel de Tokyo. Le livre souligne la perturbation et la démotivation des échelons intermédiaires des grandes entreprises, privés d’autonomie et saturés de consignes détaillées émanant des services centraux.

La grande entreprise sacrifie « l’encadrement de proximité »

« Passé la phase première, les entreprises « se structurent » (en fait se hiérarchisent), en multipliant les échelons (les bureaucraties intermédiaires), « musclent » les services fonctionnels, les « fonctions supports », les nomenclatures et les procédures de contrôle de leurs activités » (p. 116). D’où une dilution des responsabilités, d’autant que la tentation centralisatrice est particulièrement forte dans les Directions des « ressources humaines (DRH) ». « DRH » qui sont d’ailleurs encouragées à la centralisation par la structuration centralisée des syndicats, l’entreprise privée subissant ici la même logique que les grands « services publics ».

Résultat : le pouvoir des hommes de terrain est balayé par le poids des « bureaucraties intermédiaires, du formalisme, des contrôles tatillons et des normes de gestion pusillanime. »

« Au final (…) c’est un système original dans lequel l’un (l’organisateur) a le pouvoir sans la responsabilité et l’autre (le directeur de magasin) la responsabilité sans le pouvoir » (p. 132). Une description que Michel Crozier faisait il y a quarante ans pour les organismes d’Etat et qui vaut aujourd’hui pour… les grandes surfaces commerciales.

Et le phénomène s’autoalimente : car la démotivation des échelons opérationnels conduit les échelons intermédiaires à en demander toujours plus en termes d’indicateurs et d’objectifs. Quant aux grands cabinets de conseil, leurs recommandations les plus standards sont d’améliorer le « reporting », toujours en bon français, les comptes rendus bureaucratiques.

Délires procéduriers et perte de confiance

Au nom du « principe de précaution » et du souci de chaque échelon bureaucratique de se « couvrir », les entreprises multiplient les « délires procéduriers ». Au risque de s’illusionner sur les résultats car comme le note François Dupuy : « Satisfaire à une norme de qualité permet d’obtenir une certification mais ne garantit en rien la qualité » (p. 148).

Au final, « Tout est contrôlé et rien n’est sous contrôle ». D’autant que par la multiplication des contrôles les entreprises démolissent la confiance chez leurs salariés : « Dès lors qu’elles souhaitent substituer à l’initiative, à la bonne volonté ou au sérieux de leurs salariés des processus et des contrôles renforcés, elles font passer un message clair de défiance et tout le monde le comprend ainsi » (p. 164). François Dupuy souligne le fait que savoir ce que chacun doit faire dans une collectivité n’implique pas nécessairement de décortiquer et répartir les tâches ! Et d’ironiser sur le fait qu’il peut y avoir une vie de famille sans rédaction préalable d’ « une charte de la vie de famille ».

Notons d’ailleurs qu’à la différence des grands cabinets-conseils certaines petites équipes de consultants axent leur démarche sur la remotivation des salariés. Ainsi se présente la démarche du cabinet Alter&Go Groupe dans Le Livre du changement : « Notre méthode pour aider les dirigeants à transformer leurs organisations est fondée sur une idée simple : on peut rendre le changement désirable. Pour cela, il faut faire du changement une aventure extraordinaire dont chacun est le héros ».(*)

Cette démarche reste malgré tout exceptionnelle tant le poids du conformisme managérial est grand. Au point d’ailleurs que les administrations elles-mêmes se font un devoir d’adopter les procédures bureaucratiques venues du privé… C’est l’un des sens de la révision générale des politiques publiques (RGPP) : importer dans le secteur public les « process » (en français, les règles administratives) du privé chèrement promus par les grands cabinets-conseils.

Pourquoi les grandes entreprises sélectionnent-elles des méthodes de management inefficaces ?

Sociologue, François Dupuy ne pose pas la question économique qui fâche : comment les grandes entreprises parviennent à survivre dans un univers concurrentiel alors qu’elles sélectionnent des méthodes de fonctionnement inefficaces ?

Plusieurs réponses sont susceptibles d’être apportées :

– d’abord, la compétition entre entreprises est très relative : nous vivons dans une économie de grands oligopoles ; les mécanismes d’entente implicite ou explicite limitent donc très fortement la concurrence réelle ;
– ensuite, les grands oligopoles exercent souvent des positions dominantes à la fois à l’égard de leurs clients et surtout vis-à-vis de leurs fournisseurs et de leurs sous-traitants ; ils peuvent capter une part importante de la plus-value au bénéfice de leurs actionnaires, de leurs managers et de leurs structures bureaucratiques plus ou moins parasitaires ;
– par ailleurs, les grands oligopoles sont souvent adossés au pouvoir financier (qui crée la monnaie) et au pouvoir politique qui crée leur environnement juridique et fiscal ; c’est ainsi qu’en France le prélèvement fiscal sur les grandes firmes multinationales est trois fois moindre que celui qui frappe les PME ;
– enfin, globalement les grandes entreprises sont destructrices d’emplois et leur croissance ne se fait souvent (grâce au pouvoir financier) que de manière externe, c’est-à-dire par achat/absorption de petites unités encore performantes ;
– il convient aussi de noter que les grandes entreprises font l’objet d’une « normalisation » au niveau mondial par les « big four », les quatre grands cabinets de conseil (KPMG, Deloitte, Pricewaterhouse Coopers et Ernst & Young). Et ces derniers diffusent de manière épidémique les mêmes pratiques (bonnes ou mauvaises !).

Les changements économiques à venir

La figure économique dominante des dernières décennies, c’est la multinationale étendant son empire grâce à la mondialisation. Son revers, c’est la bureaucratisation, la dépersonnalisation des rapports professionnels et la propagation des crises par delà les frontières. Le temps du désenchantement est arrivé. La crise de 2008 a ouvert la voie d’une nouvelle période économique qui passera nécessairement par une relocalisation des échanges et une repersonnalisation des relations humaines.

Andrea Massari
Polémia
08/06/2011

François Dupuy, Lost in management. La Vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, édition du Seuil, février 2011, 268 pages, 20€.

(*) Le livre du changement, Alter&Go Groupe, Editions Eyrolles, février 2011, 256 pages, 22€.

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