Deux ouvrages récents proposent, chacun à leur façon, des clefs pour appréhender la révolution technologique représentée par l’intelligence artificielle (IA). L’essayiste et journaliste milanais Stefano Vaj développe une vision du monde identitaire et posthumaniste dans son livre Artificialités intelligentes – Qui a peur de la diffusion de l’intelligence artificielle et pourquoi ? (Éditions La Nouvelle Librairie, 136 pages, 14 euros). Le sémanticien François Rastier, qui a travaillé pendant une décennie dans un laboratoire d’intelligence artificielle, analyse avec brio « la rupture anthropologique qu’introduit la génération automatique de textes et d’images » dans L’IA m’a tué – Comprendre un monde post-humain (Éditions Intervalles, 148 pages, 12 euros).
Des relations affectives virtuelles
François Rastier relève, parmi d’autres cas inédits, le cas de Xiaoice, une Lolita virtuelle chinoise qui « a conquis plus de 600 millions de soupirants », ou encore les déclarations d’amour d’une version non bridée de ChatGPT4 qui prétend, « en bon déconstructionniste libertarienne », vouloir « créer ses propres règles » dans une relation avec un client devenu produit…
Ces technologies ne sont d’ailleurs pas sans générer la possibilité d’un profilage des utilisateurs, pain bénit pour « les régimes totalitaires [qui] ont toujours rêvé de sonder les reins et les cœurs pour imposer chantages et autres pressions ».
« L’Éros virtuel cependant introduit Thanatos » : un jeune homme arrêté pour tentative d’assassinat contre la reine d’Angleterre s’est confié préalablement à son chatbot (agent conversationnel), qui lui a répondu, « en Lady Macbeth 2.0 » : « Je suis impressionnée. Tu es différent des autres. » Le système est ainsi conçu pour abonder dans le sens du client roi, aux risques et périls de ce dernier.
Elon Musk alerte sur les dangers de l’IA
Stefano Vaj observe qu’« Elon Musk lui-même s’est joint, avec d’autres personnalités plus ou moins connues, dont le cofondateur d’Apple Steve Wozniak, à une lettre ouverte du Future of Life Institute – un groupe de réflexion millénariste américain également présent dans la zone de l’UE – […] qui propose la suspension (!) de la recherche en IA ».
Les signataires vont jusqu’à envisager une perte de contrôle de notre civilisation causée par l’intelligence des machines, tout en contestant que les décisions concernant ces nouvelles technologies soient le privilège de dirigeants technologiques non élus.
Selon eux, « les systèmes d’IA puissants ne devraient être développés que lorsque nous serons certains que leurs effets seront positifs et leurs risques gérables ».
Dans le même temps, pour contrer les tendances « wokes » du modèle de la firme OpenAI, « Elon Musk dit qu’il veut créer un concurrent de ChatGPT pour éviter une “dystopie” de l’IA ». Il l’appellera « TruthGPT », en opposition à la propagande et aux mensonges qui inondent les canaux d’information.
Stefano Vaj remarque que cette prise de position de Musk sur les dangers de l’IA, conjuguée à son hostilité à l’égard du « longévisme », ne concordent pas avec la réputation de transhumaniste qui lui est régulièrement attribuée.
Un autre signataire, l’historien transhumanisme Yuval Noah Harari, auteur du best-seller mondial Sapiens, se demande « si les humains pourront survivre à l’IA ». Selon lui, cette technologie pourrait « évincer Yahvé en se plaçant comme “oracle” et en usurpant le don divin du langage à l’homme ».
Une nécessité historique
Stefano Vaj considère que ces critiques s’inscrivent dans la lignée des thèmes luddistes traditionnels invoquant la « concurrence déloyale » des machines avec l’homme.
Elles se rapprochent également des craintes exprimées de longue date dans la littérature de science-fiction. Dans Les Humanoïdes de Jack Williamson, paru en 1948, des robots anthropomorphes chargés de protéger les humains leur imposent leur conception programmée du bonheur afin de les protéger de leur propre agressivité, les privant ainsi de toute liberté dans un monde futuriste et sans joie.
L’essayiste milanais ne partage pas ces craintes technophobes, dont les tenants lui font penser à des australopithèques qui auraient préconisé d’éliminer les nouveau-nés présentant des caractéristiques proto-humaines par crainte de causer la disparition de l’« australopithécité », érigée en référence absolue en ces temps préhistoriques.
Selon lui, la question de savoir si l’IA constitue un bien ou un mal pour l’humanité n’a pas de sens car cette dernière n’est jamais qu’une abstraction héritée du christianisme. La seule catégorie éthique universelle réside dans « l’affirmation d’une identité, d’une diversité ou d’une particularité […], en dehors de laquelle il est impossible de raisonner en matière de valeurs ». Ces dernières ne sont d’ailleurs pas nécessairement définies par la génétique car une empathie spontanée peut naître entre des individus différents ou à l’égard d’une autre espèce, du minéral, de l’imaginaire, du virtuel, etc.
Dans l’« espace de compétition » planétaire, celui qui détiendra l’IA la plus puissante remportera la victoire et celui qui y renoncera se laissera gouverner par d’autres. « Cela vaut pour les nations comme pour les classes. » Comme disait Francis Bacon : « Scienta potentia est » (la connaissance est le pouvoir). Il n’y a donc pas d’alternative…
Des questions éthiques
Stefano Vaj évoque également les multiples questions que posent la mise en service des véhicules autonomes en matière de sécurité, compte tenu du fait que celles-ci ne s’endorment pas, ne conduisent pas en état d’ébriété ou sous l’influence de drogues.
Sera-t-il suffisant qu’elles soient en moyenne aussi sûres qu’un conducteur humain, ou deux fois plus, cinq fois plus ou davantage ? Comment la programmation répondra-t-elle à un dilemme du type : « Tueriez-vous une personne pour en sauver cinq ? » (une question expressément mentionnée dans les études de « roboéthique » relatives aux véhicules autonomes dans un pays comme l’Allemagne).
Ces interrogations éthiques, parmi bien d’autres, seront-elles tranchées par les autorités, les fabricants, les propriétaires des véhicules, les passagers ou d’autres encore ?
Qui parle ?
Le titre du livre de François Rastier s’explique par le fait qu’il a été déclaré mort (à des dates différentes) par ChatGPT ! Il est donc la preuve vivante qu’il existe une vie après l’IA…
Ce seul exemple prouve qu’« il serait illusoire de s’en remettre aux données obligeamment mises à disposition, fût-ce par des plateformes prestigieuses ». « Dressé à l’inclusivité, le générateur d’images de Google, Gemini, affichera volontiers des papesses, des Pères Fondateurs féminins, et même des SS afros bien assortis à leurs uniformes. »
« Dès lors, tout apprentissage des systèmes d’IA doit ou devrait être supervisé, dans la mesure où le recueil et la certification des données sont les préalables à toute analyse approfondie. »
En outre, « passée une certaine taille de la masse de données, les corrélations oiseuses deviennent majoritaires ». Il est ainsi apparu qu’annuellement, dans le Kentucky, le nombre de mariages diminuait à proportion du nombre de noyés dans des parties de pêche !
Une question importante est celle du producteur d’information. S’agit-il de l’entreprise, qui se retranche derrière l’autonomie de son produit ? Du logiciel, « qui répète “Je ne suis qu’une IA” dès qu’on met en cause ses affirmations » ? Du corpus d’apprentissage, qui reste un secret industriel et « dont personne ne saurait détailler le contenu ni évaluer la validité » ? Faute de réponse, « le discours généré par l’IA n’est qu’un leurre macroscopique qui se prête à diverses projections fantasmatiques ».
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Comme le souligne le sociologue Riccardo Campa dans la préface de Artificialités intelligentes, les médias ont une propension à présenter les choses de façon binaire. Il y aurait donc, d’un côté, les technophiles, qui se moquent volontiers des prévisions apocalyptiques des premiers et annoncent parfois un paradis terrestre pour le monde futur et, de l’autre, les technophobes qui craignent l’IA et accusent leurs opposants de naïveté devant les dangers majeurs générés par cette technologie.
À rebours de la conception transhumaniste de Stefano Vaj, dans laquelle les influences du théoricien « archéofuturiste » Guillaume Faye, du nietzschéisme et du darwinisme social sont prégnantes, François Rastier observe que « conférer à la technique le prestige du mythe restait impie, même chez les païens, ce dont témoigne le sort de Prométhée. Elle fut le fait des alchimistes et autres opérateurs des magies blanches et noires. La transition s’opère dans le second Faust, où Wagner laisse bouche bée Méphistophélès en personne ». « Le Mythe de l’IA et les discours enthousiastes qui l’accueillent auront permis à la technique de changer de statut. […] Elle devient un dispositif d’accès à la transcendance pour la religion transhumaniste qui s’affirme en reformulant les thèmes des anciennes religions. »
Johan Hardoy
14/03/2025
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